Au printemps 2020, pendant la période de pandémie liée à la Covid-19, certains professionnels ont été redéployés, sans y avoir été préparés, « un parachutage sans entraînement ». Cet article témoigne de la rencontre d’une psychologue clinicienne avec les soignants et les résidents d’un EHPAD et du cheminement opéré lié à une arrivée précipitée dans un lieu inconnu, avec une équipe inconnue. Retour sur cette expérience et de ce qui a été pour elle « la plus bouleversante période de (sa) carrière professionnelle ».
Retour sur expérience
Le contexte sanitaire et la politique actuelle des établissements de santé, visant à réduire les moyens humains, font partie de la réalité contemporaine de la psychiatrie. Ainsi, le redéploiement des professionnels de l'extra-hospitalier a été une stratégie, dans l'établissement de Bretagne où je travaille, pour faire face à la menace du virus.
La période de pandémie liée à la Covid-19 a marqué et affecté chacun d'entre nous, y compris les professionnels et les personnes âgées en EHPAD, engendrant beaucoup d'angoisses. En mars 2020, sur ordre de ma hiérarchie, j'ai été affectée dans un EHPAD situé à l'intérieur d'un hôpital psychiatrique. Les EHPAD font souvent la une de l'actualité à ce moment-là, malheureusement pour annoncer le nombre de décès de nos aînés. Cette réalité contribue à alimenter les peurs des soignants qui y travaillent, mais nourrit aussi certains fantasmes, et je pense immédiatement au sauveur et à son syndrome...
Un temps de sidération
Soucieuse de mener à bien ma mission de psychologue spécialisée surtout auprès des enfants et des adolescents, je me sens immédiatement partagée entre une peur de l'inconnu et un désir de vivre une nouvelle expérience. Le jour de ma prise de poste, je me retrouve en état de choc, sidérée, retenant une immense colère aussi contre mes supérieurs hiérarchiques, un parachutage sans entraînement, dans un lieu inconnu, avec une équipe inconnue. Pourquoi moi ? Pour me punir ? De quoi ? D'une insubordination antérieure ? Ce début d'expérience prend la forme, pour moi, d'un règlement de compte... Je suis « virée » de mon service pour être mise au service des personnes âgées malades, mise à l'écart de toute la profession, de la plateforme téléphonique des « psy », coupée du lien avec mes patients. J'ai l'impression d'être mise au placard, bien au fond de l'hôpital.
Tel est mon état d'esprit, je me sens instrumentalisée, humiliée et dévalorisée mais je tente de surmonter, je masque, incapable de savoir si je vais pouvoir exercer mon métier de psychologue, mis à rude épreuve.
Des lieux
Quand j'arrive dans l'unité, je rentre en contact d'abord avec une odeur particulière, qui ne m'est pas familière, de talc à l'odeur « couches pipi »... Je ne prends pas encore la mesure du changement que je vais vivre et auquel je vais devoir faire face. Je suis quand même assez excitée par cette nouvelle expérience. La responsable de l'unité m'accueille assez chaleureusement et nous commençons par une visite de l'EHPAD qui héberge une soixantaine de personnes âgées souffrant de troubles psychiques divers. Pendant que nous arpentons les couloirs et les étages, je découvre le calme de ces lieux et en même temps l'activisme du personnel soignant qui participe aux premiers moments de la journée, autour du petit déjeuner et des soins physiques. Certains résidents plus autonomes sont eux déjà dans les salons. Je profite de cette découverte des lieux pour me présenter aux professionnels et à quelques résidents. Mais, le port du masque obligatoire dans cette période, ne facilite pas la rencontre. Les expressions sur le visage sont effacées, les personnes ne voient que nos yeux, le son de la voix paraît étouffé, déformé. Certains m'observent sans dire un mot, inquiets peut-être, surpris de voir autant de blouses blanches avec des masques, des gants, panoplie complète du super héros ! D'autres résidents entament assez spontanément une conversation lorsque je vais à leur rencontre. Quelques-uns sont préoccupés par les privations de sorties, la suspension des visites de proches, la durée du confinement. Je commence à éprouver un sentiment nouveau, en lien avec ce premier temps d'immersion, me disant que j'allais sans doute devoir créer une nouvelle façon de travailler, tout en tenant compte du contexte anxiogène dans lequel se faisait mon arrivée.
Quand la réalité du virus s’impose
Pour tenter de diminuer l'anxiété des soignants, liée à la peur de transmettre le virus aux résidents, l'institution a pris des mesures afin de rassurer les équipes en augmentant l'effectif et avec la mise en place de nouvelles règles de protection. Je me questionne d'emblée sur ma présence, est-ce que cela ne peut pas accroître finalement cette peur d'une menace venant de l'extérieur, sachant que je ne suis pas intégrée encore à l'équipe ? Au fil des jours, je ressens aussi cette inquiétude d'attraper le virus, de contaminer mes proches et de le transmettre à l'équipe ou aux résidents, qualifiés de par leur âge de plus vulnérables. Cette angoisse légitime est présente chez la plupart des professionnels, y compris chez la responsable qui communique en fait, chaque jour pendant le temps des transmissions, sur sa propre angoisse, dans le souci de vouloir préparer l'équipe à l'arrivée du coronavirus dans son EHPAD, prévenir et diminuer les risques, rassurer les professionnels. Je m'interroge sur l'effet de ma présence à cette réunion l'autorisant quelque part à s'épancher sur la psychologue, seule pour tout un service ! Il va me falloir développer beaucoup de ressources pour rester disponible et recevoir l'angoisse des personnes sans leur donner la mienne. Grâce à la relation d'entraide qui s'est mise en place avec d'autres collègues psychologues, je peux en parler régulièrement.
Le travail thérapeutique du psychologue
Progressivement, je commence à aller à la rencontre des résidents d'abord dans les couloirs ou les espaces collectifs mais également dans les chambres. Je prends conscience que ma pratique auprès des enfants m'aide, me permet de rester vivante et animée par du désir, du plaisir. En même temps, je suis en permanence traversée par la perte de mes repères habituels dans ma pratique du fait d'un changement radical de cadre. Je ne vais plus exercer, seulement, dans un bureau. Il va me falloir bien évidemment m'adapter à des personnes âgées malades mais surtout être à l'écoute de ces personnes dans leur cadre de vie, au plus près de leur intimité parfois.
Après une quinzaine de jours, je me rends compte à quel point la rencontre du sujet âgé en EHPAD était singulière en tout point. Je commence à nouer une relation plus particulière avec certains, à repérer des éléments de leur fonctionnement psychique qui me permettent d'être dans une approche plus spécifique auprès de chacun. Je tiens à les considérer comme des personnes qui ont chacun une histoire à raconter, avec un vécu, des traumatismes et des résiliences, des repères et des habitudes, un bagage émotionnel, un itinéraire médical et psychologique.
La menace de mort derrière la porte
Mais, l'annonce d'une suspicion de coronavirus chez un des résidents va venir bouleverser mon équilibre psychique. Ce lieu ne vient plus alors représenter pour moi un espace sécurisant, bienveillant, apaisant dans lequel je trouvais que chaque résident évoluait à son rythme, était respecté, soigné.
L'angoisse de l'attente des résultats est présente chez plusieurs. Certains la parlent ouvertement, en racontant par exemple, le besoin soudain compulsif de tout désinfecter à l'eau de javel en rentrant à la maison, l'appel téléphonique anxiogène d'un proche travaillant lui aussi dans le médical pour lui rappeler les mesures barrières à prendre... une autre m'évoque à quel point, la séparation d'avec son fils est difficile à vivre. Les professionnels commencent à extérioriser leurs émotions en ma présence.
Au même moment, une résidente que je connais, arrive dans le service, accompagnée par une professionnelle. Son retour de l'hôpital général suite à des examens médicaux est porteur d'une autre inquiétude pour la santé de cette dame. Je ressens que la mort est présente dans les représentations collectives et appartient au quotidien des soignants et des résidents. Elle doit sans cesse perturber les équilibres psychiques en rappelant que nous sommes tous mortels.
Le besoin de maîtrise
Face à ce stress, les soignants mettent en place des mécanismes de défense, de déni, se précipitant dans l'action. Chacun s'appuie sur un sentiment d'appartenance au groupe qui se soude. L'identité groupale peut rassurer, pour lutter contre un sentiment d'insécurité. Je vis, à cet instant, un grand moment de solitude. Il me paraît évident de réajuster ma façon de travailler depuis cette annonce. Je décide donc de suspendre mes visites auprès des résidents dans les chambres, souhaitant partager avec la responsable et les professionnels à ce sujet. Je me rends compte que le moment est mal choisi et que tous, sur encouragement de la responsable de l'EHPAD, décident de se répartir les tâches, reprenant du service comme si de rien n'était. La précaution que je souhaite prendre ne fait écho chez personne. Je suis invitée indirectement à me joindre à eux, en prenant le même roulement de planning que les soignants, en participant au service dans les chambres !
Cette situation perturbante m'amène à m'extraire complètement de l'équipe et de cette dynamique, au moment même où mon corps se met à réagir fortement venant me signaler une situation de danger. Est-ce que c'est la peur de mourir qui m'envahit soudainement ? Bien sûr, c'est une peur présente chez toute personne saine pour qui la vie a un prix. Est-ce que ce n'est pas également l'angoisse de ne plus exister en perdant mon identité professionnelle ? Ou les deux ? Je prends conscience qu'une identité professionnelle même suffisamment différenciée et intégrée peut être mise à mal dans un contexte difficile.
Le fonctionnement de cet EHPAD que l'on peut qualifier de fusionnel, privilégie la cohésion entre les membres de l'équipe, voire la connivence, au détriment de la reconnaissance des différences inhérentes aux fonctions que nous incarnons. Le contexte spécifique des EHPAD demande à chaque professionnel d'une équipe pluridisciplinaire, une certaine souplesse par rapport aux limites de ses fonctions. Mais, il est essentiel que la différenciation des fonctions professionnelles soient opérantes pour que l'institution favorise un fonctionnement positif et sain. Quant à ma fonction de psychologue, bien que je ne peux pas rester dans mon bureau, ce que j' entreprends au sein de l'institution, doit s'inscrire à mon sens, dans une démarche correspondant à mes fonctions. Comme le dit Dominique Le Doujet « être infirmier, être Ash, être aide-soignant, être médecin, être psychologue, cela suppose le partage d'une territorialité des compétences avec des frontières, des points de passage. La réunion est un moyen... l'identité se construit dans l'échange. Nous ne sommes certes ce qui nous spécifie mais simultanément nous ne sommes pas ce que sont les autres. » (Gibowski, 2012).
Un mois après le confinement des personnes âgées dans leur chambre, la vie des résidents de l'EHPAD semble s'être réorganisée et continue. La menace de mort est toujours présente à la porte de la structure, chacun apprend à vivre avec, à apprivoiser sa peur. J'entends parler de « syndrome de glissement » qui paraît exprimer tout autant l'angoisse d'abandon ou de perte des soignants vis-à-vis des résidents, leur mal-être, que la dépression du sujet âgé qui ne parvient plus à trouver le goût de vivre en étant coupé du lien avec les autres.
Cette période a entraîné beaucoup de changements et d'adaptation dans les services, j'ai observé dans ce lieu, que tous les professionnels sont très présents, « au chevet » des personnes âgées, plusieurs fois par jour. Je ne minimise certainement pas la souffrance liée à la solitude, la perte des repères habituels pour les personnes âgées mais je me demande si la projection du vécu des soignants n'agit pas aussi sur le vécu du résident par effet miroir. C'est sans doute une des préoccupations qu'il faut pouvoir partager entre soignants.
Éléments de réflexion
De mon côté, je ressens un goût d'inachevé. Tourmentée encore par cette aventure humaine, je me sens perdue, comme dans mes nuits où je tourne en rond dans cet EHPAD, pour tenter de trouver la sortie. Quel chemin je dois prendre ? Dans quelle direction je souhaite aller aujourd'hui ? C'est comme si ma rencontre avec ce lieu est synonyme d'une fin, ou d'un début d'autre chose ? Suite à cette période, c'est tout un travail psychique de renoncement que je dois amorcer, renoncer pour avancer, faire un travail de deuil des pertes que j'ai eu à vivre durant cette période... Je pourrais être sereine si je n'étais pas habitée par la crainte d'un manque ou plutôt de perdre un essentiel en quittant une institution au bout de vingt et un an.
Le discours de nombreux « psy » sur l'après coronavirus - « plus rien ne sera comme avant » - a fait écho chez moi. La rencontre avec ce lieu de soin et de fin de vie soulève également des questionnements sur cette thématique de la séparation, questionnements déjà présents depuis quelques mois. Cette crise peut donc aboutir à un profond changement chez chacun d'entre nous et raisonne en moi.
Conclusion
Finalement, je réalise que cette expérience bouleversante, enrichissante, m'a fait grandir, mais qu'elle arrive à son terme. Une expérience a toujours une fin comme on rentre toujours d'un voyage. Je me suis posée des questions : qu'est-ce que la mort ? Qu'est-ce qu'exister ? Qu'est-ce qu'aider ? Quel après ? Je me suis posée des limites, refusant de tout accepter de mon institution. J'ai côtoyé des soignants qui se sont retrouvés dans cette nécessité d'aider ces personnes âgées malades pour se sentir utiles et exister. Ils ne semblaient pas avoir le droit à la faiblesse... Mais personne ne peut les juger, ni me juger. J'ai fais-moi aussi comme je pouvais pour gérer la charge d'angoisses présente chez les autres et chez moi, dans un contexte viral dévastateur, ainsi que l' affectation dans un nouveau service sans y avoir été préparée. En remémorant cette période, je suis encore gagnée par l'émotion, par la colère…
Ce travail d'écriture et d'introspection m'a permis secondairement de mettre du sens sur cette expérience en EHPAD. C'est aussi un témoignage et un retour sur expérience en tant que psychologue qui m'ouvre désormais d'autres perspectives.
Séverine Giardina.
Psychologue clinicienne
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