Dossier : journal des psychologues n°245
Auteur(s) : Tapia Claude
Présentation
Jean-Pierre Vernant n’est plus.
Mots Clés
Détail de l'article
Sans doute avait-il été depuis de longues années, plutôt depuis des décennies, trop présent dans l’histoire intellectuelle et politique de la France et de l’Europe : engagé dans toutes les luttes de libération et d’émancipation : contre le nazisme et le fascisme dans la Résistance, contre le communisme stalinien auquel il a appartenu avant de le quitter dans la discrétion, contre le colonialisme dont il a dénoncé sans réserves les méfaits, contre l’impérialisme et le dogmatisme intellectuel qui a freiné les tentatives de décloisonnement des domaines de pensée. Toutes les disciplines de sciences humaines et sociales lui sont redevables d’avoir reconstitué le cheminement de la pensée occidentale, expliqué la gestation de la rationalité européenne et – négligeant les perspectives évolutionnistes et développementalistes simplistes – installé la dialectique et la complexité dans le comparatisme anthropologique et historique. Il avait raison de se focaliser, dans l’étude comparée des cultures, davantage sur les tensions, les décalages que les continuités et les engendrements mécaniques. Il tenait sans doute cette orientation de son expérience militante, mais aussi et surtout de l’exploration inlassable de son champ d’étude privilégié : la mythologie grecque. « Il regardait la lune avec les yeux des Grecs », titrait Le Monde des livres au lendemain de sa mort. C’était probablement sa passion pour cet héritage, sa compréhension du lien entre l’émergence des cités (dans le monde grec) et le développement des débats, voire des affrontements intellectuels, philosophiques, politiques, – autrement dit, la genèse du fonctionnement démocratique et du pluralisme idéologique – qui ont été à l’origine de sa détestation du dogmatisme antidémocratique. Un passage de son ouvrage (Entre mythe et politique 1) traitant de la cosmogonie grecque illustre la complexité de sa vision : « Le monde va s’organiser par mélange des contraires, médiation entre les opposés, mais dans cet univers de mixtes où s’équilibrent puissances de conflit et puissances d’accord, la ligne de partage ne s’établit pas entre le bien et le mal, le positif et le négatif… » Dans un autre registre, il puise dans la mythologie grecque une compréhension du sens de l’altérité (concept central en psychologie sociale) et de son rôle dans les mécanismes d’élaboration des identités : « Dans le panthéon grec, Dionysos est un dieu à part, un dieu errant, vagabond, un dieu de nulle part et de partout… il représente la figure de l’autre, ce qui est différent, déconcertant, anomique… l’altérité, l’autre que soi fait reconnaître sa présence dans les lieux les plus familiers… dieu proche des hommes… on ne peut pas l’enfermer dans une case, il est à la fois dans aucune et dans toutes. 2 » N’est-ce pas son propre portrait que dessine Vernant, voyageur de passage, insouciant des frontières et fondateur de cités virtuelles où il ferait bon vivre ?
Notes
1. Vernant, J.-P., 1996, Entre mythe et politique, Paris, Le Seuil.
2. Vernant J.-P., 1999, L’Univers, les dieux, les hommes, Paris, Le Seuil