Dossier : journal des psychologues n°246
Auteur(s) : Micheli-Rechtman Vannina
Présentation
Distinguer la douleur de la souffrance est essentielle. L’anorexie illustre, dans la spécificité de la relation qu’elle révèle entre corps et psychisme, la complexité de la question du vécu de la douleur et de sa place dans l’économie psychique du sujet. Quand la douleur se vit comme une jouissance.
Détail de l'article
Contrairement à une idée reçue, l’anorexique a faim, très faim, au point d’être envahie par une douleur physique et psychique contre laquelle elle lutte constamment, quotidiennement. Elle ne cesse de s’empêcher de ressentir son corps, et elle cherche, trouve le plus souvent, tous les stratagèmes pour essayer d’oublier un peu cette douleur, en s’activant de manière effrénée : sport à outrance, s’asseoir le moins possible, mâcher sans cesse des chewing-gums, etc.
S’infliger un tel calvaire est généralement incompréhensible pour le commun des mortels, et le plus souvent pour leurs parents et leurs proches qui sont désorientés par ce refus de se nourrir, d’autant que la nourriture est un des éléments premiers de la fonction parentale.
La distinction entre la douleur et la souffrance est importante : la douleur renvoie à quelque chose de somatique, de physique, essentiellement neurophysiologique, et la souffrance désigne un phénomène beaucoup plus général, d’ordre psychique ou psychosomatique. L’appréhension de la douleur en médecine a beaucoup changé ces dernières années puisque les recherches contemporaines ont inventé la notion de « douleur totale », c’est-à-dire, une douleur composée d’éléments non seulement somatiques, mais aussi psychologiques, affectifs, socio-économiques et spirituels. L’importance de cette notion vient de l’expérience du contrôle de la douleur avec la création des comités de bioéthique et l’invention des unités de soins palliatifs, les premiers au Canada à Montréal, pour les malades en stade terminal où le contrôle de la douleur se fera sur l’un ou l’autre de ces facteurs.
L’anorexie présente donc cette particularité d’associer la douleur physique à la douleur psychique. On peut rappeler que Freud dans plusieurs textes, l’Esquisse, Inhibition, symptôme, angoisse, ou Au-delà du principe de plaisir, a gardé le même schéma explicatif pour la douleur physique et psychique, puisqu’elle résulte de l’effraction soudaine et limitée de pare-excitations, qui protège l’appareil psychique des énergies extérieures et qui tamise les excitations qui en proviennent. Ici, la douleur est radicalement différente du déplaisir (Unlust) puisque cette effraction suppose une limite, qu’elle soit du corps ou du moi, là où le déplaisir ne suppose qu’une augmentation des excitations dans le système.
La douleur psychique serait une réaction propre à la perte de l’objet, alors que l’angoisse est une réaction au danger de cette perte. La représentation de l’objet, constamment investie, crée par sa perte le même rôle que la brèche dans laquelle se déversent les énergies extérieures dans la douleur physique.
Alors comment expliquer ce symptôme d’anorexie, cette douleur infligée, de plus en plus fréquent dans les pays développés, comme d’ailleurs celui de la boulimie. Deux hypothèses paraissent importantes.
L’une concerne la dimension clinique proprement dite et l’autre concerne les liens de l’anorexie avec le champ social et en particulier avec les représentations de la position féminine, de son corps et de ses images.
Clinique de l’anorexie
L’anorexie se présente du point de vue clinique le plus fréquemment comme l’une des manifestations contemporaines de l’hystérie. Ces patientes, car ce sont essentiellement des femmes, même s’il existe quelques rares cas masculins, nous révèlent que nous vivons dans un monde qui pousse à la totalité, au Un.
En effet, l’anorexique va fermer le circuit du besoin, puisque qu’elle vient nous dire qu’il se peut que l’on meure de faim avec la douleur physique et psychique que cela comporte, pour ne pas mourir au sens du désir. L’anorexique veut « rien », nous pourrions dire du « rien » dans un univers où tout le monde veut tout, du « tout ». Elle nous rappelle alors une évidence, celle de la dialectique subtile entre l’être et l’avoir et de signifier le manque face à un monde qui pousse à la totalité.
Le corps contemporain est poussé à incarner un corps idéal, un « instrument » auquel on demande des performances et un « objet » que l’on façonne, que l’on habille. Ainsi, les marques du féminin et du masculin se déplacent et tendent à s’atténuer. Si, dans le même temps, le corps de la femme est appelé à se muscler, celui de l’homme tend à s’esthétiser. Mais il n’en demeure pas moins que le paradigme de ce corps choyé, de ce corps objet de consommation, reste le corps de la femme.
En réponse à cette construction sociale d’un corps féminin qui ne lui appartient plus complètement, une femme peut produire un symptôme comme l’anorexie, qui s’exhibe sur le corps, et fonctionne comme un miroir déformé des attentes sociales.
Ce qui est fondamental dans ce symptôme, et porteur de réflexions qui dépassent également le cadre de la psychopathologie, relève d’une confrontation essentielle entre l’adolescente et l’émergence de sa féminité. En effet, cette petite fille généralement sage devenue adolescente, confrontée à l’énigme de sa féminité naissante, se trouve dans une impasse. Sa parole et son désir ne peuvent pas s’exprimer dans cet univers feutré. C’est son corps qui va alors lui servir d’intermédiaire exclusif pour manifester sa parole dans une articulation autour du « rien ». Puisque ce qu’elle ne peut pas dire de son désir, elle croit le comprendre comme une demande qu’on lui adresse de ne rien vouloir pour elle-même, alors elle se soumettra une fois de plus à cette demande et reprendra à son propre compte le « je ne veux rien ». Cependant, elle introduit à son insu une subtile subversion de cet énoncé en transformant l’absence de désir qui lui est supposée en un désir de « rien ». « Je veux… “rien” » devient la formule canonique qui exprime inconsciemment son désir, mais d’une façon suffisamment maquillée pour qu’il prenne la forme d’un renoncement au désir. La privation de nourriture, symptôme principal de l’anorexie, répond étroitement à cette contrainte et signifie littéralement « je veux rien manger ». L’amaigrissement qui en découle et l’aménorrhée qui l’accompagne inscrivent cette demande du rien dans le corps propre de l’adolescente dont les transformations progressives trahissent le succès du montage inconscient.
D’autres manifestations corporelles et, en particulier, l’hyperactivité sont caractéristiques. Pour cette adolescente ou cette jeune femme, il faut toujours s’activer, ne jamais s’asseoir, pousser le plus loin possible les limites du corps : la fatigue ne doit plus compter jusqu’à ce que le corps n’existe plus au seul profit de l’esprit progressivement investi de toute la signification. Il est remarquable de constater à quel point les anorexiques sont souvent des jeunes filles intelligentes qui surinvestissent la dimension intellectuelle aux dépens des préoccupations corporelles. L’alimentation comme la sexualité sont reléguées au second plan et sont souvent dénoncées pour leur « vulgarité » ou leur humiliante « banalité ».
Nous pouvons alors interroger ici l’histoire de l’anorexie et remarquer que ce symptôme a déjà existé sous une forme où la douleur infligée par le jeûne est au centre d’une problématique plus globale.
En effet, l’anorexie présente la particularité d’avoir une histoire qui dépasse le cadre proprement clinique, en présentant une forte composante sociale ou culturelle. L’histoire de l’anorexie peut s’écrire sur un mode continu ou discontinu, mais elle démontre régulièrement la place essentielle du corps et de ses représentations sociales. Si le corps peut être l’objet d’un surinvestissement, du côté d’un amour éperdu, cela s’accompagne nécessairement de son corollaire – la haine – qui peut aller jusqu’à le faire disparaître.
Quelques jalons historiques sur l’anorexie
L’anorexie est loin d’être un phénomène contemporain, en dépit de sa forte progression actuelle.
C’est en 1694 qu’un dénommé Richard Morton fit la première description d’un tableau clinique évocateur de ce qui correspondrait aujourd’hui à l’anorexie mentale qu’il a appelée la « consomption nerveuse ». Toutefois, la réelle individualisation de cette affection remonte au XIXe siècle, au moment où la médecine entre dans sa grande période classificatrice. Quasi simultanément, Lasègue en France en 1873 propose les termes d’« anorexie hystérique » et Gull en Angleterre en 1874 celui « d’apepsie » hystérique, chacun décrivant ainsi cette affection comme une entité clinique bien différenciée. Une polémique s’instaure d’ailleurs entre les deux chercheurs sur l’antériorité de la description.
La fin du XIXe siècle est un moment crucial pour la psychiatrie puisqu’elle marque l’entrée des névroses et en particulier de l’hystérie dans la nosographie psychiatrique (Goldstein J., 1997). Les conséquences cliniques en sont considérables, comme on le sait, puisque c’est l’époque où la psychanalyse freudienne à la suite de Charcot va modifier la perception de la clinique et du traitement de certaines névroses, et en particulier de l’hystérie, en se mettant pour la première fois à l’écoute de son discours. Mais, avant même la percée psychanalytique, l’hystérie devient progressivement le paradigme dominant auquel l’anorexie va venir se rattacher, comme l’atteste la célèbre monographie de Lasègue intitulée : De l’anorexie hystérique.
Les termes d’anorexie mentale ne feront leur apparition qu’en 1883 sous la plume de Huchard pour remplacer l’anorexie hystérique de Lasègue.
Plusieurs travaux historiques, particulièrement aux États-Unis – ce qui ne nous étonnera guère puisque c’est actuellement le lieu où la pathologie dite « troubles du comportement alimentaire » (Eating Disorders) est le plus prégnante – ont été consacrés à l’histoire de l’anorexie mentale. Ces études montrent l’apparition de cas d’anorexie au VIIe ou au IXe siècle.
Trois grands courants abordent cette question à partir d’une comparaison entre la recherche acharnée de la minceur telle qu’elle s’exprime déjà au Moyen Âge par exemple et le tableau proprement dit de l’anorexie. Ces courants sont représentés par Rudolph M. Bell, professeur d’histoire à la Rutgers University, Caroline W. Bynum, historienne à l’université Columbia et T. Habermas, psychiatre.
R. Bell (1994), dans son ouvrage de référence sur l’« anorexie sainte », paru aux États-Unis en 1985, affirme l’existence du tableau typique d’anorexie mentale au Moyen Âge. Selon cette thèse, l’apparition de l’anorexie mentale serait bien antérieure à la fin du XIXe siècle, ses manifestations seraient décelables à partir du XIIIe siècle, mais pas avant. Il s’appuie sur un certain nombre de sources écrites, en particulier sur un fonds documentaire très important, constitué par des acta sanctorum, qui porte sur un groupe de deux cent soixante et une femmes vivant en Italie après 1200, qui ont été reconnues officiellement comme saintes par l’église catholique. Sur les cent soixante-dix femmes pour lesquelles les données sont suffisamment précises, il estime que plus la moitié d’entre elles présentent des signes d’un jeûne d’un type tout à fait particulier qu’il appelle l’« anorexie sainte » et comparable à celui de l’anorexie mentale. Bell construit sa thèse sur une comparaison entre l’anorexie mentale telle qu’elle est décrite de nos jours et l’« anorexie sainte » de certaines mystiques médiévales, dont la plus célèbre est certainement Catherine de Sienne.
Le syndrome d’anorexie au XIIIe siècle comporterait non seulement un refus alimentaire, mais aussi une « crise de personnalité centrée sur l’autonomie », traduisant un conflit qui se joue dans le milieu familial, mais dans un monde chrétien médiéval où dominent des valeurs essentielles comme l’harmonie spirituelle, le jeûne et la négation de soi.
Toutefois, cette démarche de nature analogique entre la notion moderne d’anorexie mentale et la notion d’« anorexie sainte » soulève un certain nombre de problèmes méthodologiques. En effet, il semble bien difficile de porter a posteriori le diagnostic d’anorexie mentale en s’appuyant essentiellement sur des éléments biographiques, à partir de sources historiques dont la fiabilité a parfois été mise en cause, et surtout dans un contexte historique, médiéval, où n’existe pas de notion de pathologie psychiatrique. Ajoutons que l’aménorrhée caractéristique de l’anorexie est totalement absente de ces sources historiques compliquant d’autant le rapprochement entre les deux notions.
À ces réserves près, on notera que la thèse de Bell a le mérite de fonder la comparaison entre l’« anorexie sainte » médiévale et l’anorexie mentale contemporaine sur un argument essentiellement sociologique qui souscrit à une thèse féministe. En effet, quelle que soit l’époque, on retrouve l’idée selon laquelle l’anorexie mentale serait un mode de réaction des femmes face à des structures patriarcales oppressives qui les conduisent à un certain type d’abnégation.
Ce pouvoir patriarcal se repère à la fois dans la famille et dans la hiérarchie ecclésiastique, d’où l’émergence de cette forme particulière d’« anorexie sainte ».
Selon Bell, on peut dater le début du phénomène au XIIIe siècle, à une époque où se met en place une nouvelle forme de piété fondée sur le renoncement au monde, illustré en particulier par François d’Assise. De la même manière se développent alors des ordres mendiants chez les hommes mais aussi chez les femmes, ce qui a tout son intérêt pour notre propos. Le jeûne devient alors pour ces femmes une nouvelle manière d’assumer leur pratique religieuse du côté d’une maîtrise de leur corps et des douleurs, des souffrances, qu’elles s’infligent, permettant également d’obtenir de ce fait une place dans l’ordre religieux. Il existerait un lien entre le nombre de femmes qui jeûnent et le degré d’autonomie et de reconnaissance accordé aux femmes par la hiérarchie catholique. En d’autres termes, plus cette hiérarchie reconnaîtrait la capacité des saintes d’accomplir des œuvres, en dehors des moyens classiques de l’ascèse, plus les cas d’« anorexie sainte » diminueraient. C’est pourquoi, par exemple, on observe une augmentation significative et brutale des conduites anorexiques chez les canonisées au XVIIe siècle en raison notamment des exigences qui se font de plus en plus grandes du côté de la hiérarchie ecclésiastique pour accomplir les procédures de canonisation après la réforme d’Urbain VII.
Caroline Bynum (1994) développe une thèse sensiblement différente et plus anthropologique, dans laquelle elle essaye de mettre en lumière le contexte culturel et religieux particulier au sein duquel a pu se développer le jeûne ascétique féminin au Moyen Âge. Dans ce travail, l’auteur ne cherche pas à démontrer l’existence au Moyen Âge d’une forme d’anorexie mentale telle qu’on l’entend de nos jours, tout en admettant que certaines pratiquantes du jeûne entraient probablement dans cette catégorie. Sa démarche anthropologique se préoccupe essentiellement de questionner le phénomène de privation délibérée de nourriture au Moyen Âge en le mettant en perspective avec l’étude des rapports entre la religion et la nourriture, particulièrement pour les femmes, dans cette culture chrétienne.
Le thème de la nourriture a, bien entendu, une place considérable et une valeur symbolique très spécifique dans la religion chrétienne. Il est omniprésent dans les symboles ou dans les écrits religieux. Ce thème est d’ailleurs manifeste dans de nombreuses pratiques de distribution des nourritures terrestres ou célestes, comme en témoigne le fait que les chrétiens reçoivent leur Dieu en nourriture et jeûnent avant de communier.
C’est un des domaines particuliers où s’expriment à la fois la piété et les aspirations de la femme conformément aux attentes de cette époque. L’alimentation est au cœur d’une grande variété de pratiques qui va de l’ascèse extrême au jeûne prolongé ou à l’anorexie, en passant par les phénomènes de nourritures miraculeuses ou de transformations du corps, associant des formes très variées de dévotion ou de ravissement eucharistiques.
L’eucharistie prend en effet une place centrale dans la religion chrétienne, dès le IIe siècle, puisqu’il devient un acte majeur, à la fois comme sacrifice de louange et comme commémoration de la rédemption. Ainsi, ce simple repas où figurent les deux éléments de base de l’alimentation méditerranéenne, le pain et le vin, va jouer un rôle prééminent. Mais C. Bynum constate également une modification culturelle lorsque l’eucharistie devient un objet d’adoration, autrement dit lorsque la consécration de l’hostie l’emporte sur la communion elle-même puisqu’elle devient objet de dévotion.
L’interprétation de C. Bynum rejoint sur certains aspects celle de R. Bell, mais de façon plus sociologique en insistant sur la place des femmes dans la société médiévale.
En effet, étant donné la faible autonomie et la difficulté de ses pouvoirs d’intervention dans la société, la femme médiévale trouve finalement dans la maladie, mais pas n’importe laquelle, un des moyens d’accéder à la sainteté. Le jeûne accompagné d’un véritable renoncement sera donc pour les femmes un des modèles essentiels d’accession à leur sainteté, alors que pour les hommes il constitue un des modèles, parmi d’autres, incarné par la figure de l’ermite.
T. Habermas (1989, 1991, 1992) partage avec C. Bynum le point de vue anthropologique qui consiste à séparer les symptômes des représentations culturelles, sociales, mais aussi médicales et religieuses de l’époque. Dans cette perspective, l’histoire de l’anorexie mentale n’est plus pensée dans une continuité puisqu’il n’est pas possible de retrouver les signes de l’anorexie mentale proprement dite dès le Moyen Âge. En fait, ce n’est qu’à partir du moment où la description de l’anorexie mentale comme maladie est posée par Lasègue et Gull, vers le milieu du XIXe siècle, qu’il sera possible de parler d’anorexie mentale.
Ce point de vue se différencie donc de la position de R. Bell, comme nous l’avons vu précédemment, ou de G. Raimbault et C. Eliacheff (1996) qui, en analysant des figures de femmes célèbres anorexiques – comme Catherine de Sienne, Simone Weil ou Antigone –, mènent à travers les âges leur étude conjointe du symptôme de l’anorexie et des difficultés de l’accession à la féminité.
Les représentations du corps féminin
Deux voies possibles – continue ou discontinue – apparaissent donc pour situer l’anorexie dans une historicité.
Une histoire discontinue de l’anorexie met en avant l’idée que l’on ne peut pas faire coïncider des signes d’anorexie avec ce que l’on entend aujourd’hui par cette symptomatologie, à une époque historique où la psychiatrie comme discipline clinique n’était pas fondée.
Une histoire continue de l’anorexie suppose, en revanche, qu’il existe un comportement de privation de nourriture s’accompagnant d’autres signes, présent depuis longtemps, historiquement daté du Moyen Âge. Cette démarche suppose également que l’on en retrouverait la trace dans la forme contemporaine de l’anorexie.
Au-delà des questions méthodologiques que j’ai précédemment mentionnées, l’histoire continue de l’anorexie fait cependant apparaître la permanence d’un type de rapport que certaines femmes entretiennent avec leur corps, dans lequel la difficulté des représentations du corps se manifeste dans une souffrance et une douleur infligée et où ce rapport fonctionne comme un miroir de l’oppression sociale de la féminité.
Mais, au-delà des oppositions qui séparent ces conceptions historiques sur l’anorexie, un point au moins les réunit : la privation que ces femmes s’infligent entraîne une douleur physique, parfois majeure, qu’elles vont tenter de contrôler, supporter, voire rechercher, au point d’en faire un des enjeux essentiels de leur maîtrise. Il ne s’agit pas pour elle de l’apaiser ou de la calmer par des médicaments, par exemple. Il ne s’agit pas plus de l’éviter ou de demander à un autre de l’en soulager. Il s’agit bien au contraire de la dompter pour en faire une sorte de compagnon quotidien, une marque de distinction par rapport aux autres, voire l’indice d’une supériorité par rapport à tous ceux et toutes celles qui, selon elles, ne savent pas y résister. En ce sens, la douleur occupe une place déterminante dans le rapport que l’anorexique entretient avec les autres à travers son propre corps. Plus encore que la souffrance psychique, que l’anorexique tente d’ignorer, la douleur y devient l’unique présence du corps. Qu’il s’agisse de la faim qui lui tenaille les entrailles ou de la fatigue physique comme les crampes qu’elle s’impose avec le sport, ces douleurs témoignent d’une volonté de ressentir l’existence du corps à travers cette seule et unique sensibilité douloureuse. Mais, à la différence des autres formes de douleur provoquées, comme les scarifications ou les automutilations, dont l’expansion est encore plus saillante aujourd’hui, la douleur chez l’anorexique n’est pas l’objectif à atteindre. L’anorexique ne cherche pas à se faire mal, contrairement à celle qui recherche délibérément la douleur dans les coupures qu’elle s’inflige. Ce qu’elle cherche, l’anorexique, c’est ce rien, mais pour l’atteindre il lui faut ressentir la douleur de cette absence. La douleur y est donc un effet secondaire du symptôme, une sorte de dommage collatéral, accepté, voire revendiqué, ne justifiant pas, selon elle, un quelconque secours.
Cet aspect a donc des implications cliniques et thérapeutiques essentielles. Sur le plan clinique, il montre que la douleur physique n’a pas toujours la même valeur dans l’économie psychique d’un sujet, contrairement à l’idée désormais répandue que la douleur se manifesterait comme quelque chose d’intolérable qu’il faudrait systématiquement traiter avant toute autre priorité. Sur le plan thérapeutique, la prise en charge exclusive, voire simplement préalable de la douleur, risque d’entraîner un sentiment d’anéantissement en abolissant la seule perception sensorielle qui persiste dans l’économie psychique et qu’accepte l’anorexique. À ce titre, cette prise en charge renforcerait le symptôme restrictif au point de mettre en jeu le pronostic vital. ■