Dossier : journal des psychologues n°257
Auteur(s) : Tsokini Dieudonné
Présentation
Le texte qui suit est une réflexion sur la manière de répondre à la demande de soin dans un contexte social où la pathologie et la souffrance se posent en termes de rupture de liens. L’externalisation des conflits psychiques et les représentations socioculturelles qui s’y rattachent imposent l’inobservation de la demande dans son principe analytique, interroge la relation duelle et le transfert comme fondements de l’action thérapeutique. Mais comment la demande s’exprime-t-elle en clinique congolaise ? Comment le professionnel se positionne-t-il, dans un paysage « sociosanitaire » marqué par l’intervention en urgence, pour répondre à une demande aussi paradoxale ?
Mots Clés
Détail de l'article
Par nécessité de la démarche, on peut retenir cette idée selon laquelle « la demande est une respiration de l’âme, un signe profond de santé. On est souvent malade pour ne pas demander, on guérit en apprenant à demander, la première demande étant celle de la guérison ; celui qui vient consulter est déjà guéri, puisqu’il sait demander un soulagement. La demande est cet engagement de la parole vers l’existence […], elle est acte de désir de l’individu » (Prigent, 1994).
Ainsi parle-t-on communément de demande d’aide, de réparation, de reconnaissance de son être rompu, mais une demande toujours adressée à l’autre. Par ailleurs, nous savons que la médecine, dans son acception anthropologique comme une science de l’homme, ne s’adresse pas seulement à l’organisme. Ce n’est pas parce que l’univers médical se réduit souvent à la technicité et à la seule connaissance scientifique que cela empêche les patients d’attendre autre chose du praticien et de lui adresser des demandes d’un autre registre (Lebrun, 1993). La demande, à notre entendement, s’inscrit dans une optique où l’homme en crise ou en souffrance exprime le souhait de retrouver le sens de l’existence en péril pour qu’il se réinscrive dans la dynamique de la vie. Cela procède d’un certain vécu d’une expérience malheureuse souvent circonstancielle qui affecte l’individu et l’amène à formuler un appel, face à un destin compromis ou un désir qui s’assombrit sous le poids de la souffrance.
La demande dans le cadre psychothérapeutique
La psychothérapie de l’enfant, par exemple, dégage, du point de vue du principe analytique, le fait que la demande mérite d’être analysée. Qu’elle soit faite ou non dans l’urgence, toute demande mobilise les positions libidinales et identificatoires, les défenses des uns et des autres ainsi que la dynamique propre au groupe familial. De plus, une demande initiale peut s’effacer complètement derrière d’autres demandes ou devant l’évocation de lointaines souffrances. La pratique clinique en psychothérapie d’enfant, indiquent M.-C. Ortigues et E. Ortigues (1986), révèle que « bien souvent, les parents demandent de supprimer un symptôme avec l’idée que tout irait mieux, comme avant. Dans cette optique, le médecin choisit les plaintes, les symptômes que lui offre le consultant, ceux qu’il peut organiser en une configuration qu’il sait nommer, soigner. Aussi laissera-t-il choir certaines plaintes pourtant insistantes parce qu’il ne sait qu’en faire et construira un tableau clinique auquel il peut répondre ».
Dans toute relation thérapeutique, le principe analytique consiste à laisser le demandeur explorer et réorganiser lui-même le champ de ses plaintes, le confirmer, le modifier, le réorganiser à son gré. Il n’est pas question, pour le praticien, de n’exclure, au nom de la neutralité bienveillante, aucune de ses plaintes, de ne lui fermer aucune voie d’exploration et de ne rien qualifier négativement de ce qu’il livre. Aussi, M.-C. Ortigues et E. Ortigues dégagent un point d’importance quant au positionnement du praticien confronté au dilemme de l’intervention ou de la neutralité bienveillante. Ils pensent que « si nos ouvertures ne peuvent pas être utilisées ou ne l’être que très peu, il y a lieu de reconnaître la limite qui se présente et de la respecter […]. Chacun ayant ses limites, à quel titre nous autoriser à les affranchir ? » (Ortigues, 1986, p. 22). Par cette question, ils ouvrent le débat sur l’intervention du praticien pour répondre à une demande impossible mais réelle, car attendue comme cela se donne à lire dans le contexte congolais et que nous énoncerons en termes de demande contextualisée.
Ce débat trouve des résonances chez M. Balint (2003), évoquant la situation analytique qui se complique lorsque les interprétations de l’analyste ne sont pas ressenties par le patient comme ses interprétations, c’est-à-dire des interprétations auxquelles il trouve du sens. Cette situation met en exergue la problématique déjà énoncée du positionnement de l’analyste thérapeute dans la relation et la manière dont il est perçu par le patient qui doit l’accepter ainsi que ses interprétations.
Attitude du praticien face à une demande impossible
Dans le contexte africain, de manière générale, le sens de la maladie étant externalisé par une thématique persécutrice réagissant à l’agressivité du « persécuteur sorcier », en l’occurrence, on est souvent confronté à des problèmes d’interprétation, de conviction et d’accordage cognitif qui peuvent insérer des biais relationnels et travestir la thérapie. De ce fait, le patient peut le ressentir comme une agression ou simplement comme une marque de déconsidération ou encore une perte de temps, avec un désinvestissement total de la situation thérapeutique qui devient alors désuète.
En tout état de cause, la demande résulte d’une souffrance perçue par l’entourage avant d’être exposée à l’autre, en quête de soulagement. Elle est tributaire de la représentation sociale de cette souffrance qui, dans sa « thématisation psychologique et culturelle », renvoie à la question du lien. L’expression d’une demande implique une souffrance sous-jacente qui occasionne la plainte en tant qu’appel au lien avec l’autre. À l’aune de la force de cet appel au lien se trouvent les difficultés face à la souffrance, mais aussi les pistes permettant l’intégration de la demande dans l’acte thérapeutique et auxquelles se rattache aussi la question de l’accessibilité aux soins. Or, l’accès aux soins psychologiques en Afrique en général et au Congo en particulier pose le problème pratique non seulement de la connaissance de la psychologie, ses représentations sociales, mais également de la conduite à déployer face à l’appréhension sociale du fait psychologique. Qui est le psychologue – en l’occurrence clinicien – ? Où le trouver ? À qui, éventuellement, dire sa souffrance ? À cet égard, T. Baubet et M.-R. Moro (2000) estiment que « dire sa souffrance présente un risque : celui de ne pas être compris… Dire, c’est s’exposer, et, en situation thérapeutique, il faudra souvent attendre plusieurs entretiens avant que le patient ne puisse évoquer directement le trauma et ses effets, temps nécessaire pour mettre en place un cadre thérapeutique négocié qui soit suffisamment contenant, et construire une alliance thérapeutique ». Cette alliance thérapeutique est définie par N. Guédeney (2000) comme « une condition basique de coopération pour que s’instaurent la confiance et la volonté des parents en notre capacité d’aider et qu’ils soient capables de supporter ce que représente la souffrance et surtout qu’ils soient capables de supporter les effets négatifs d’insécurité quand l’exploration psychologique est tentée ». Cela peut être légitimé et pris pour principe d’action si on se réfère au postulat initial de l’attachement de J. Bowlby (1978) qui estime que « l’être humain a, dès sa naissance, une tendance innée, biologique, à chercher, en cas de signal interne ou externe de danger, de détresse ou d’insécurité, une source extérieure de réconfort ».
Par ailleurs, dans une sorte de théorie cognitivo-affective, J. Bowlby considère que « le sujet, précisément le bébé, comme instance représentant de manière symbolique le fonctionnement régressif de la personnalité en détresse, qu’elle soit narcissique ou anaclitique, a un schéma stable et intériorisé de lui-même en relation avec les autres, les autres en relation avec lui et de ce qu’il peut attendre de la relation ». De ce schéma peut s’entendre et se concevoir l’appréhension de la complexité de la demande, car tout se joue au niveau de la relation, lorsque la demande est implicitement ou explicitement exprimée. Mais, dans le contexte actuel du postconflit au Congo, la demande est massive et collective. Elle relève davantage de l’implicite et impose une réponse en urgence. Elle se distingue d’une demande individuelle explicite qui se conçoit en termes de démarche régulière consistant à aller vers le thérapeute. Cette démarche se réalise difficilement à l’heure actuelle, au Congo.
L’approche de la demande dans le contexte congolais
Au regard de l’espace sociosanitaire congolais, le problème de la demande suscite deux interrogations :
● Y a-t-il demande selon la formulation analytique classique ?
● Comment se donne-t-elle à lire dans le contexte clinique congolais où la question toute particulière et brûlante d’une intervention d’urgence se pose dans un système social marqué par un « trauma » massif consécutif à la période du conflit ?
On constate un enjeu relationnel et thérapeutique qui appelle non seulement une relecture des préceptes cliniques en fonction des représentations sociales du conflit, de la maladie et des attitudes sociales, mais aussi une organisation thérapeutique qui donne du sens à la fois à la nature de la relation et au dispositif à mettre en place. La question de la demande doit, de ce point de vue, être relativisée et contextualisée. Cette exigence suppose et impose un autre positionnement consistant à aller au-devant de la scène par une faculté d’anticipation de ce que E. Morin (2004) appelle « le penser bien », afin de donner des éclairages dans ce qui pourrait apparaître comme une nébuleuse pour l’observateur ou le clinicien mu par l’approche freudienne et qui s’attend à une demande articulée selon les principes analytiques que résume le principe de la consultation. En effet, qui consulte ? qui consulter ? ou encore, comme le dit M.-R. Moro, « à qui dire sa souffrance ? » Voilà ce qui pose problème et convie à une analyse appropriée, en tenant compte justement de ce contexte sociosanitaire congolais, désigné conventionnellement par « la situation du postconflit ».
Ce questionnement de base renvoie à un ensemble de sous-questions centrées autour de :
● la victimologie du patient avec une médiation fortement externalisée où la famille est omniprésente, tant dans la subjectivation du conflit à travers l’autre que dans l’intersubjectivité à travers l’étayage familial pour la recherche et le rétablissement du lien rompu ;
● la représentation sociale de la maladie qui renvoie à des considérations fortement symbolisées avec une empreinte aussi forte de « l’Autre » dans la personnalisation du conflit que dans la production de projections persécutrices donnant ainsi du sens au conflit ;
● l’espace de soins, décliné en espace primaire et espace secondaire : le premier désignant le lieu de la gestion du conflit par des soins traditionnels et le deuxième désignant le lieu des soins modernes.
Aussi, la situation de la demande se complexifie surtout si l’on veut la traiter dans sa réalité psychanalytique en l’absence d’une demande explicitement exprimée qui mobilise un transfert et le contre-transfert. On se trouve ainsi devant un dilemme qui invite au repositionnement dicté par le contexte. La nécessité de la contextualisation devient une exigence à la lumière de l’hétérogénéité qui se dégage par rapport à la question de la demande au Congo. Il faut, semble-t-il, observer, pour le praticien confronté à cette réalité « irrégulière » une souplesse adaptative sur fond « d’humilité congruente » de C. Rogers. Celui-ci intègre dans sa logistique d’intervention des mécanismes d’ajustement et de recherche de sens pour une objectivation qualitative des procédés de mise en relation où le patient, la famille, l’entourage ou le social, l’institution ou l’espace de soins (primaire ou-et secondaire), le praticien ou-et tradi-praticien, doivent participer à la construction du sens.
Comme on peut en convenir, cette de-mande en clinique congolaise se donnerait à lire avec un regard intégratif qui relie toutes ces contingences relationnelles où, dans une sorte de synergie, à l’origine d’une dynamique thérapeutique fortement socialisée où l’individualité du malade et de sa maladie sont absorbées dans un réseau. Cerner ce réseau et ses diverses articulations systémiques est, de ce point de vue, la préoccupation majeure. C’est de cette manière que nous posons le problème de la demande dans sa modélisation hétérogène et constructiviste.
Dispositifs d’intervention en urgence
L’autre facette redoutable de la demande dans ses « manifestations postconflictuelles » est celle de l’urgence et de l’anticipation dans un cadre que l’on pourrait appeler l’« intervention de masse » qui distingue la demande classique, individualisée, de tous les préceptes afférents en matière de transfert et de contre-transfert. Elle apparaît inadaptée dans le cas de l’urgence où plusieurs personnes sont affectées, presque au même moment et dans les mêmes circonstances (de guerre, notamment). L’urgence est aussi sociale parce que menaçant l’équilibre et la paix des membres de la société. Elle interpelle le monde de l’humanitaire avec son système d’assistance médicale, les pouvoirs publics et l’ensemble de la communauté nationale et internationale pour une intervention rapide, dans une urgence liée à la gestion clinique des situations de crise massive survenant lors de catastrophes naturelles ou de guerres, comme celles vécues au Congo en 1997 et 2000.
Initié par des médecins (B. Kouchner, X. Emmanuelli, J. Malhuret, etc.), mus au départ par une assistance médicale offerte aux victimes, ce modèle s’étend aujourd’hui à l’action médicale de soins d’accompagnement psychologique en faveur des sujets en détresse dans la vie urbaine. À ce propos, O. Douville (2005) souligne que des pans entiers de la population mondiale, exodes imposés, sont en situations qui ont rendu possible l’action médicale d’urgence. J.-P. Lebrun (2005), qui partage la même logique, interpelle les professionnels de santé évoluant au sein des institutions et pense « qu’il faut, au détriment de l’attention bienveillante, une intervention bienveillante ». Autrement dit, au lieu d’attendre la demande, il faut la gérer par anticipation, parce que non exprimée, mais attendue.
L’autre dimension essentielle de la de-mande est sans doute celle de la position du receveur de la demande, c’est-à-dire le praticien ou psychothérapeute. Celui-ci est souvent méconnu, d’une part, du point de vue des attentes placées en lui et, d’autre part, du fait de sa pratique exercée dans des structures aussi méconnues ou redoutées. C’est le cas du service de psychiatrie de Brazzaville, communément appelé « cabanon ou asile », lieu d’enfermement de la pure folie.
Exerçant prioritairement dans une telle structure socialement stigmatisante, le psychologue clinicien devient redouté, et le recours à ses services problématique. Cela occasionne l’absence de la demande formelle et, par conséquent, l’absence de soins, en dépit de l’existence du mal. Apparaissant comme paradoxale, la complexité de la demande au Congo mérite justement d’être contextualisée. Que faire, alors, dans ces conditions ? C’est une question centrale qui nous amène au cœur du débat singulier et à la réflexion d’ensemble sur la problématique du conflit, de son dépassement et de sa résolution en milieu congolais. Il convient donc de faire le point sur la question clinique de la demande dans sa complexité et voir en quoi la relation thérapeutique consécutive à la demande peut être soit affectée, soit harmonisée ou régulée en fonction des contextes. Signalons, par exemple, le constat sur la prolifération des « sectes religieuses » et l’engouement massif qu’elles suscitent chez les citadins. Cela montre l’existence d’une demande massive latente exprimée collectivement. Au lieu d’attendre la demande analytiquement inconcevable, les « sectes » vont proposer des réponses aux demandes formellement « inexprimées ». Aussi, le clinicien se doit de décoder de manière intelligente des attentes codifiées en s’investissant dans l’œuvre de la clinique au service de l’aide. C’est l’une des missions sociales, attendue du psychologue clinicien, notamment dans des systèmes sociaux délabrés et des liens détruits par la guerre.
En conclusion
L’action thérapeutique prend tout son sens à travers le décryptage de la demande, fondement de l’activité clinique. C’est une activité qui s’inscrit selon la perspective constructiviste dont le mérite, comme l’indique C. Clanet (1990), tient de ce qu’elle analyse les faits toujours à partir de leur contexte de référence de productions et de construire une « thérapie interculturelle dialogique » qui ouvre un champ d’intercommunication entre porteurs de différentes représentations de la maladie et des thérapies. La dynamique à instaurer entre praticien, patient et accompagnant (ou parent) est à prescrire non seulement pour contextualiser le processus de cure, mais aussi pour lui donner du sens, tout en faisant prévaloir l’étayage en tant que processus mobile d’appui externe et de reprise interne, pour des malades dont les capacités internes et externes d’étayage sont dépassées. Comme le rapportent M. Lou Constantini et G.-N. Fisher (2002), il s’agit de « chercher dans l’espace de soin un nouvel appui, une ultime réponse à la faillite de leurs systèmes habituels d’anaclitisme. Les étayages apportés par l’hôpital rejoignent d’ailleurs les étayages fondamentaux assurant continuité et protection ».
Telle est notre approche de la demande dans sa dimension contextuelle. Lorsqu’elle n’est pas à première vue clairement exprimée, elle crée ainsi une problématique thérapeutique assez complexe en raison d’un « syncrétisme » causé par l’interférence entre les supports traditionnels et modernes de soins et dont l’élucidation semble primordiale à toute action de soin, toute intervention clinique ou prise en charge thérapeutique. ■
BibliographieBaubet T., Moro M.-R., 2000, « Trauma et cultures », L’autre, 1 (3) : 405-408. |