Dossier : journal des psychologues n°263
Auteur(s) : Verneuil Valérie
Présentation
Quel est le but visé par le sujet body art à travers les transformations, la souffrance et les limites qu’il impose à son propre corps ? C’est à une réflexion sur le passage à l’acte artistique, le rapport de l’artiste à son propre corps, son positionnement par rapport à soi, à l’autre, à l’étranger, ou encore sur la souffrance comme acte de création, à laquelle nous sommes ici conviés.
« Je suis ce que je parais et je ne parais pas ce que je suis. Je suis pour moi-même une énigme inexplicable !
Je suis en lutte avec mon moi ! (1) »
Mots Clés
Détail de l'article
Brutalisés par eux-mêmes, les artistes du body art répètent sans cesse les figures de la castration, de l’automutilation, de l’identité sexuelle, de la disparition du jeu social… Tout un jeu de symbolisation est mis en place afin de libérer les pulsions (autodestructrices, sexuelles, masochistes, agressives…) et, finalement, pour changer le monde après avoir préconisé sa contribution. Changer le monde au péril de leur vie, tel est ce à quoi aspirent les artistes du body art. Mais en ont-ils conscience ? Torturés par une panoplie d’instruments tranchants, coupants, ces artistes nous évoquent les figures des martyrs qui, malheureusement, ne suppriment pas le danger. En effet, le martyr, du grec ancien martus signifiant « témoin », est celui qui consent à aller jusqu’à se laisser tuer pour témoigner de sa foi, plutôt que d’abjurer, tout comme le sujet body art qui ne conçoit d’exprimer ses idéaux sans l’utilisation d’outils extrêmes pouvant aller jusqu’à intenter à sa survie. Atteindre physiquement l’autre en surenchérissant les atteintes liées le plus souvent au corps devient la quête du sujet body art. Cependant à force de rechercher l’extrême, n’y aurait-il pas danger pour la survie de l’individu ? Ainsi, lors des performances, le corps malmené nous apparaît en souffrance. Souffrance réelle ou imaginaire ? Si nous formulons l’hypothèse d’une souffrance, cela signifierait que l’artiste la gérerait devant son public par un contrôle, une toute-puissance sur ce corps, son corps. Mais quelles sont les limites à cette toute-puissance ?
Dans cette pratique, il ne semble plus y avoir de limites. Limites abolies en affichant un masochisme certain à travers un corps mutilé, transformé, décomposé et recomposé à l’extrême : « La jouissance du masochiste atteint le degré maximal d’horreur quand le châtiment corporel appliqué à la surface de la peau (fessée, flagellation, piqûres) est poussé au point où des morceaux de peau sont déchirés, troués, arrachés. » (Anzieu, 1985, p. 62.)
Puis, en plus d’être souillé, le corps nécessite d’être vu, regardé, photographié ou filmé, afin de se sentir exister : « Je n’ai jamais fait une œuvre (dessin, photo, sculpture, vidéo, performance) sans la penser comme un corps qui chercherait d’autres corps pour exister. » (Orlan, 1997, p. 27.)
L’un des enjeux de l’art corporel étant de profaner ce qui est sacré, l’artiste du body art affiche donc le sacré, soit son propre corps, mais en le profanant. Ainsi, après avoir vécu un contact intime avec le sacré, le corps se désacralise peu à peu devant ce spectacle de l’horreur. Exister en manipulant le corps, en tentant de construire sa propre image ; le travail de l’artiste nous apparaît ainsi comme une œuvre spéculaire qui va prendre naissance par une mise en scène de soi.
Du corps symptôme au corps sublimé
La mise en scène du corps de l’artiste passe par une théâtralisation spectaculaire en raison des actions accomplies qui nous coupent le souffle et nous font entrer dans le monde de l’abject, de l’horreur, voire de l’effroi. Jean Duvignaud parle de « théâtralisation spontanée ». Cette théâtralisation peut, dans certains cas, notamment lors des suspensions, amener l’individu dans un état de transe, de conscience altéré.
À ce propos, Louis-Vincent Thomas, commentera la transe comme un discours du corps et citera, dans l’un de ses ouvrages, l’exemple d’une initiée d’origine éthiopienne, dont M. Leiris a observé que « dans l’existence quotidienne, elle semble disposer d’une sorte de vestiaire de personnalités, […] lui offrant des comportements et des attitudes toutes faites, à mi-chemin de la vie et du théâtre » (Thomas, 1985, pp. 124-125). L’artiste va donc se saisir du corps comme support, comme objet et encore comme surface de transformation et de « création ». Mais y a-t-il des limites à ce travail de « création » ? La création ne peut-elle pas devenir, à force de transformations et de remaniements, sources de défiguration ? Défiguration, dans le sens où les différentes œuvres des artistes consistent en une déformation radicale de leur propre image corporelle.
Déformation, désarticulation et déconstruction semblent être liées dans un même continuum qui a pour principe d’opérer un changement profond du corps afin de bâtir l’œuvre de l’artiste. « Nous arriverons bien à dégoûter tout le monde », disait Picasso. Dégoûter et provoquer de l’angoisse chez le spectateur, tel est le but visé par l’artiste body art en présentant son corps, son œuvre. Pour construire son œuvre, l’artiste n’a plus de barrières, il se donne tous les droits. Il inflige alors à son corps une bataille : celle de lui faire supporter la douleur, la souffrance, tout en lui faisant accepter les tortures, la violence. S’il n’y parvient, c’est la mort du corps et, de fait, la mort de l’artiste.
Victimes d’eux-mêmes, les artistes mettent au jour leurs désirs, leurs fantasmes.
Nous nous souvenons du Saut dans le vide d’Yves Klein, qui, en accomplissant son action, mima un véritable envol en se lançant du haut d’un mur. Il avait pour idée de réaliser le rêve icarien, à savoir vaincre la pesanteur, celle du corps. Ses différentes actions – fanstasmes du paradis, de l’infini – sont souvent réalisées grâce à la peinture bleue et ont pour but de dépasser les limites de l’individuation, de la peau, du corps et de son poids, dans le but de devenir « un citoyen de l’infini » (Mc Evilley, 1983, p. 49). Nous pouvons également citer Orlan, dont le fantasme, proche du baroque, se trouve être celui d’un mariage avec Dieu. En effet, sa mise en scène au Grand Palais présente sainte Orlan. Érigée sous la figure de la vierge, de la sainte, elle est photographiée, drapée telle une parodie de sainte Thérèse de Lisieux.
Passage à l’acte « artistique » pour se « reconstruire »
Pour réaliser tous leurs fantasmes ou du moins une grande partie, les artistes n’hésitent pas à appliquer au corps « les mêmes traitements qu’aux vêtements. Tout se passant comme si leur démarche consistait dans la transformation de leur propre corps en un corps étranger » (Linhares, 2004, p. 158). Les artistes, livrant ainsi leurs fantasmes à travers leur propre corps, tentent alors d’explorer les confins de l’irrationnel par l’idée d’un corps signifiant. À ce moment, le sujet donne corps au mort, au manque à travers son propre corps. Le corps est alors exposé comme objet fétiche. Paradoxalement, ce corps dénié, refusé, mutilé, « désossé », doit être présenté et vu par tous.
Dévoilé au grand jour par l’exposition des transformations, ce travail de reconstruction passe alors par une reconnaissance de soi, reconnaissance d’autant plus grande que la transformation, l’opération, a lieu en public.
Ce qui impliquerait, pour l’artiste, une réappropriation de son corps qu’il reconnaîtrait à ce moment bien plus encore comme partie intégrante de son moi. Être reconnu par soi et par le public devient alors « narcissisant » pour l’artiste. Reconnaissance de soi et reconnaissance sociale également dans le fait que l’on nomme à présent le sujet « artiste », le corps du sujet étant affiché, exposé, aussi bien dans des ouvrages que dans des musées. Ainsi, la reconnaissance sociale renforce le moi de l’artiste. Mais si le narcissisme de l’artiste grandit à chacune de ses représentations, cela ne le pousserait-il pas à effectuer des performances de plus en plus extrêmes sur son propre corps ?
Le narcissisme est tel que l’artiste considère son corps comme objet de façonnement, puisqu’il se trouve être son propre chef-d’œuvre, son objet fétiche, et qu’il aimerait le voir affiché « comme miroir du monde » (Chasseguet-Smirgel, 2003). Ce corps en mille morceaux qu’il est nécessaire d’exposer en public peut faire penser à d’autres artistes comme Antonin Artaud, Francis Bacon ou encore Samuel Beckett, Henri Michaux et Georges Bataille, pour qui la réappropriation du corps paraît centrale : « C’est sûr, nous sommes de la viande, nous sommes des carcasses en puissance. Si je vais chez un boucher, je trouve toujours surprenant de ne pas être là, à la place de l’animal. » (Deleuze, 1981, p. 30.)
On retrouve également la pensée philosophique de Kant à Hegel et de Engels à Nietzsche, qui ajoutent à la pensée anarchiste leur réflexion sur l’individu comme le noyau devant conquérir sa liberté avant d’enter dans la société (2). Les artistes du body art adhèrent eux aussi à cette conception : « Pour moi, la destruction était une méthode de création. Il ne s’agissait pas de destruction mais de représentation de l’agressivité (3). »
Le corps apparaît alors comme mort et vivant. Mort, dans le sens où ce dernier renvoie le plus souvent à la vision d’un corps ouvert, saignant et cru, dématérialisé. Puis vivant, dans la mesure où, faisant des expériences extrêmes sur son propre corps, l’artiste théâtralise son spectacle, le rendant de ce fait vivant par cette mise en scène de l’horreur, provoquant le plus souvent de l’effroi chez le spectateur qui prend conscience que le corps est réel, vivant mais en souffrance. Ces performances extrêmes infligées au corps ont-elles une signification ou constituent-elles le fruit d’un acting out de la part du sujet ? Dans ce cas, le terme « signification » est à entendre en ce qu’il renvoie à l’histoire même du sujet, et « acting out » en tant qu’action impulsive visant à provoquer plus d’effroi chez le spectateur, mais aussi en tant que délire, quelque chose de l’ordre de l’incontrôlable.
« Un travail de chair » marqué de l’empreinte traumatique
L’artiste du body art utilise la souffrance comme élément de « création » ; chaque action est préparée à l’avance. Il s’agit donc le plus souvent d’un travail d’énonciation centré sur l’émergence et permettant parfois la survenue de réminiscences concernant l’histoire du sujet. L’artiste modifierait donc son corps en fonction de sa propre expérience passée.
Otto Muehl, par exemple, qui a fait partie pendant son adolescence des troupes nazies de la Wehrmacht (4), s’est trouvé enrôlé dans ce théâtre de l’horreur, de la guerre. Ainsi, chaque jour, et ce pendant deux ans, il fut confronté au « visage de la mort », à ces corps mutilés, à la violence primitive. Nous pouvons alors nous demander si ne s’exprime pas là, à travers ses travaux concernant l’art corporel, un désir de purification ou encore de « dénazification ».
C’est à la suite d’une fausse-couche qu’Orlan, quant à elle, commença à mettre l’accent, dans ses différents travaux, sur la question de la malédiction du sexe et sur l’antidouleur de l’enfantement. Elle se fait alors l’archétype d’Élisabeth (dans La Bible), dans la mesure où elle ne souhaitait pas accoucher dans la souffrance. De ce fait, lors de ses différentes opérations chirurgicales, elle « accouche » alors de cette autre femme en ironisant la douleur, en faisant des mises en scènes carnavalesques dans le bloc opératoire.
Ainsi, ce corps mutilé est-il le résultat d’un traumatisme de l’enfance, d’un événement refoulé ou s’agit-il de dénoncer les déterminismes, les tabous, les entraves à la liberté de l’expression de l’individu ?
Pour ces artistes, le corps semble être le seul langage possible qui permette de revendiquer leur identité, leurs idéaux et ainsi lutter contre l’oppression exercée sur l’individu par les lois de la société. Mais, à travers cette utilisation du corps, demeure un risque majeur : le corps, tel un sous-produit du masochisme, devient alors inhérent à tout acte de création.
Des sujets soumis au supplice de la chair
Les blessures, les brûlures, les déchirures de la peau, ainsi que le dérèglement biologique que l’artiste impose à son corps sont autant de risques qui peuvent le conduire à la mort. Nous pouvons ainsi nous demander si cette provocation constante que l’artiste nous impose, en affichant son corps, est vraiment nécessaire pour exprimer ses pulsions refoulées. Cette « exposition du corps » qui sous-tend une « création » ne se tourne-t-elle pas du côté de la folie ? « Folie eugéniste, folie de création, folie meurtrière, folie de l’imaginaire de l’homme qui se prend pour le créateur de la vie à venir. » (Pearl, 2001, p. 7.) Ou bien, s’agit-il de sublimer l’irreprésentable ?
Détruire, recomposer, double mouvement qui semble enlacer, attitude qui semble effacer et réinterroger sans relâche un corps devenu étranger à l’individu, un corps devenu à présent objet. Dans le body art, le geste créateur semble surgir de l’abîme.
« Le visage humain porte en effet une espèce de mort perpétuelle sur son visage dont c’est au peintre justement de le sauver en lui rendant ses propres traits. » (Artaud, extrait du texte de l’exposition de ses dessins à la galerie Pierre Loeb, juillet 1947.) Visage humain marqué par les expériences quotidiennes de la vie, mais faut-il aller contre la nature humaine en rectifiant ce visage ou bien ce corps ?
Le créateur, l’artiste, tout comme le soignant ou l’analyste qui tentent d’accueillir l’inconnu, l’étrangeté radicale de la folie et du transfert psychotique, ne se hasardent-ils pas jusqu’en ce lieu où se creuse un au-delà, un vide ?
Le corps ou l’œuvre d’art du « théâtre du stade du miroir »
Si nous reprenons l’exemple d’Orlan, ce pouvoir aliénant paraît avoir joué à « cette inquiétante étrangeté ». Utilisant la chirurgie dans le but d’expérimenter les possibles corporels, chacune de ses « performances » (au nombre de neuf) furent relayées par des objets primaires « témoins », tels des systèmes vidéo, et furent diffusées simultanément dans différentes galeries ou musées à Paris, Toronto, New York…
Tout comme l’écrit Dan Graham, Orlan a réussi à faire de sa « chirurgie » une œuvre d’art, dans la mesure où les lieux de médiatisation ont accepté la diffusion de son « travail ». Cependant, l’on peut remarquer que, dans ce cas, la chirurgie fonctionne hors de la légitimité médicale, puisqu’elle devient un moyen de transformation de soi, visant à un but de création : celle d’une œuvre d’art qui s’identifie à la forme physique du sujet lui-même. La scène opératoire devient un atelier et l’intervention chirurgicale le spectacle, mais aussi une part de l’œuvre présentée.
Les objets secondaires « témoins », photographies, dessins, peintures, reliquaires contenant sang et graisse de l’artiste, jouent ici le rôle de prolongement de la performance et de son enregistrement vidéo.
Chez Orlan, le miroir semble être brisé, les organes se nomadisent, la chair devient « viande ». Il s’agit de narguer la folie et l’obscénité.
Les rapports qu’a le double avec l’image dans le miroir, avec « l’ombre », sont soulignés par Freud : « Ces représentations du double ont pris naissance sur le terrain de l’égoïsme illimité du narcissisme primaire qui domine “l’âme” de l’enfant… et, lorsque cette phase est dépassée, le signe algébrique du double change et, d’une assurance de survie, il devient un “étrangement inquiétant”. Le corps devient ainsi un étranger, un objet, dans lequel le sujet se retrouve face au miroir brisé, laissant place à des processus de « dénarcissisation » et de « désublimation ». Par la mise en place de « spectacles de l’horreur », par cette jouissance mortifère, le sujet body art aspirerait à une reconnaissance sans fin. Si nous prenons l’exemple d’Orlan, tout nous apparaît comme si le jour où son corps ne pouvait plus être considéré comme « œuvre d’art », soit un corps faisant l’objet de regards, cela serait alors plus terrifiant pour l’artiste que la mort elle-même.
Cet « étrangement inquiétant » fait donc que la mort ne semble pas arrêter Orlan ni son projet d’être ou de faire une œuvre d’art : « J’ai donné mon corps à l’art […], car après ma mort il ne sera pas donné à la science, mais placé dans un musée, momifié. Il sera la pièce maîtresse d’une installation vidéo interactive. » (Orlan, 1997, p. 41.) L’artiste qui prend appui sur ces imaginaires outrepasse les limites corporelles imaginables lors de ses ready made.
Ainsi, si ces objets « témoins » en conservent la trace, n’y a-t-il pas le risque que le sujet se trouve pris et enfermé dans cette image du miroir auquel il tente d’accéder ?
L’image inconsciente du corps que l’on a de soi se construit donc à partir de l’expérience du stade du miroir et de l’environnement. Cependant, chez l’artiste pratiquant le body art, cette image semblerait apparemment mal construite du fait que, enfant, ce dernier ne se serait pas reconnu dans le reflet du miroir.
Le corps du sujet lui apparaît ainsi comme « non-soi », comme étranger. J. Lacan, à ce sujet, rapporte qu’« avoir son propre corps comme étranger est en effet une possibilité » (Lacan, 1977, p. 7). D’où la nécessité, pour l’artiste, de constituer une image, son image, qui formerait un corps, son corps, comme un tout unifié. Mais est-ce qu’en reconstruisant cette image, il n’y aurait pas réactivation de cette étape mal construite chez le sujet ? Ou encore, cette reconstruction serait-elle un moyen de retrouver cette image que l’artiste a vécue à un moment précis dans son histoire, soit cette image jouant le rôle de « souvenir-écran » (Freud, 1899, pp. 113-132) ? Si tel est le cas, n’y a-t-il pas un risque de faire ressurgir des événements du passé qui seraient d’ordre traumatique ? Mais la construction de cette image ne peut-elle pas non plus être vécue comme un traumatisme par l’artiste ? B. Bettelheim affirme que la chirurgie est souvent vécue comme une castration ; il parle d’ailleurs de « traumatisme chirurgical » (Bettelheim, 1971, p. 93).
Orlan a-t-elle vécu ses opérations comme une reconstruction de soi ou comme un traumatisme, au vu de sa non-satisfaction du résultat obtenu ?
De ce fait, en quoi les caractéristiques des imaginaires (tenter de se construire une identité par l’implant de cornes, par le travestissement…) ou des langages corporels (brûlure, morsure ou scarification sur le corps, écraser du verre dans sa bouche, ramper sur du verre brisé…) influencent-elles le type d’image unifiante que se construisent d’eux-mêmes les artistes, pour le meilleur et pour le pire, pour le mouvement ou pour la stase ? Qui peut tenir ici le rôle de l’autre ? Et ce rôle permet-il au sujet body art, qui se voit dans l’image, de sortir de ce reflet et d’entrer dans un champ symbolique ? Enfin et surtout, quel pourrait être ici le rôle de notre regard, en tant que chercheur, par rapport à l’image produite par l’artiste pour lui et-ou pour nous ? Et cela, qu’il s’agisse de reprendre et de confirmer l’image que l’autre se forme dans le miroir ou encore de l’ouvrir sur une reconnaissance de type symbolique.
Mais, sur un autre plan, on peut aussi se demander ce que le chercheur voit réellement de l’autre, dans quelle mesure il ne contribue pas aussi, par son appareillage conceptuel et ses méthodes, à créer une image de l’autre pour lui-même, mais dans laquelle l’autre risque toujours de se prendre ou d’être pris.
Ainsi, peu à peu, on se retrouve dans un jeu de miroirs, un « transitivisme » de l’étrange. L’artiste regardant le visage des spectateurs dans « le miroir », découvre cet étranger qui fait signe.
Étranger semblant jaillir de quelques athanors du monstrueux. Mais l’artiste semble douloureusement chercher à le mon(s)-trer, à inciter le spectateur à s’y voir… Cela serait « à la base d’un regard créatif », selon D. W. Winnicott.
On rejoint également la réflexion freudienne sur l’« Unheimlich », qui plus est « le familier » que nous habitons et qui recèlerait enfouie « l’inquiétante étrangeté » (Freud, 1919).
Une autre série de questions déterminantes surgit ici. Nos tentatives pour comprendre l’imaginaire de l’autre ne sont-elles pas elles-mêmes prises dans cet imaginaire, dans notre imaginaire ? Que voit le chercheur depuis son lieu ? Lui ? son propre reflet dans le miroir de l’autre ? ou l’autre ?
Et quel est alors l’effet de leurre, de capture ou d’aliénation de l’image que nous nous faisons de l’autre, que nous lui présentons de lui-même ? Comment sortir de ce solipsisme qui fait que c’est toujours à partir de soi que l’on perçoit l’autre ? Comment en apprendre quelque chose que l’on ne s’entêterait pas à reconnaître ?
En fait, ces interrogations tournant autour de la projection de soi dans l’autre, de la capture de l’autre par ce que nous projetons sur lui, ne sont pas simples. En effet, ce n’est pas nécessairement ce que nous pensons être ou nos valeurs que nous projetons sur l’autre. Ce sont aussi nos propres faces d’obscurité et d’ombre, nos propres désirs et fantasmes, ce qui nous permet de préserver le caractère illusoirement unifié de notre représentation de nous-même.
On peut penser que, lorsque l’on recourt à la notion d’imaginaire pour appréhender le monde de l’autre, le risque de projection fantasmatique peut devenir particulièrement prégnant.
Il est alors essentiel de se donner des balises et de chercher à toujours reprendre la question à partir de la position que l’on occupe par rapport à l’autre, sans oublier la position qu’on lui fait occuper et ce qui sous-tend ces positions dans l’explicite, mais aussi dans l’implicite, le paradoxe, l’ambiguïté, dans une sorte de « lecture contre-transférentielle » du travail de recherche. ■
Notes
1. Dans Les Élixirs du diable, l’introspection suscite chez Médard cette réflexion qui annonce O. Rank et S. Freud.
2. Pensée de M. Stirner, dans le chapitre VI « La machine humaine » de l’ouvrage de L. Bertrand d’Orleac, 2004, L’Ordre sauvage – violence, dépense et sacré dans l’art des années 1950-1960, Paris, Gallimard, p. 239.
3. Récit d’Otto Muehl dans une lettre à Erika Stocker du 19 mars 1963, in Lettres à Erika (1960-1970), traduit de l’allemand par F. Hirtz, Paris, Les Presses du réel, 2004, p. 263.
4. Hors limites, L’Art et la vie 1952-1994, commissariat : Jean de Loisy, Éditions du Centre Georges-Pompidou, 1994, p. 207.
BibliographieAnzieu D., 1985, « Le fantasme d’une peau commune et ses variantes narcissiques et masochistes », in Le Moi-peau, Paris, Dunod, 1995.
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