Dossier : journal des psychologues n°250
Auteur(s) : Picard Dominique, Tapia Claude
Présentation
Dominique Picard se livre à une analyse aussi subtile que rigoureuse et exhaustive des fonctions remplies par les codes de politesse et les règles de savoir-vivre, systèmes de rituels inhérents à tous les contextes sociaux et culturels. Ces rituels créent les conditions d’une sociabilité apaisée permettant « le vivre ensemble » dans une société comme la nôtre, découpée selon les lignes de clivages sociaux et économiques classiques, mais encore morcelée selon des critères ethniques, culturels ou linguistiques. On trouvera, ici, des réponses aux incivilités qui alarment nos concitoyens.
Mots Clés
Détail de l'article
Claude Tapia : De livre en livre, vous approfondissez l’analyse des mécanismes de communication et des facteurs qui les perturbent. Vous considérez la communication comme une situation à risque et le conflit comme potentiellement inscrit dans toute relation ; d’où la nécessité, selon vous, de gérer les contacts avec autrui dans le cadre d’un contrat implicite de communication et de déployer pour ce faire des stratégies adéquates. Dans votre dernier ouvrage (2007), la politesse et le savoir-vivre apparaissent comme mesures préventives (ou palliatives) des difficultés de communication et aux « pathologies » de la relation interpersonnelle parce qu’ils se confondent avec des rituels, autrement dit des pratiques ou des comportements prescrits par des codes pour assurer le sentiment d’échanges équilibrés dans les relations interpersonnelles ou sociales. Pouvez-vous, pour la logique de notre propos, définir d’abord les notions de politesse et de savoir-vivre ainsi que les notions connexes de courtoisie, tact, déférence, etc. ?
Dominique Picard : Ce qu’on appelle « politesse » ou « savoir-vivre » s’apparente à un code normatif de comportement. Il se présente sous la forme d’un ensemble de règles proposant des modèles de conduite adaptés aux différentes situations sociales, des plus quotidiennes aux plus exceptionnelles : comment s’adresser aux gens selon leur statut et le lien qui nous unit à eux ; comment organiser un mariage ; se tenir à table ; se présenter à un entretien d’embauche ; éviter les impairs… De tels codes existent depuis la nuit des temps. Leur but avoué est de donner à chacun le moyen de trouver sa place en société et d’y être à l’aise, tout en permettant aux autres de bénéficier des mêmes possibilités. On dit d’ailleurs de la politesse qu’elle est « l’huile dans les rouages » des relations sociales, ou d’une personne agréable à fréquenter qu’elle « a du savoir-vivre ».
Mais tout cela n’est que la partie émergée d’un iceberg. La politesse est de nature complexe, ambiguë, et véhicule des représentations plurielles. À tel point que les moralistes ont beaucoup débattu pour savoir si on devait l’enseigner comme une vertu ou la condamner comme une source d’hypocrisie et de ségrégation sociale.
Plusieurs mots étant apparus pour désigner ce code normatif, ces tensions internes ont généralement été résolues par un clivage sémantique : on en a pris un pour désigner l’aspect positif, un autre pour l’aspect négatif et on les a opposés. Seulement, il n’y a eu aucun accord sur le choix des termes. Je ne peux ici effectuer une revue des nuances sémantiques comme je l’ai fait ailleurs (Picard D., 2007) ; mais les usages varient tellement que « politesse », « savoir-vivre » ou « civilité » ne se différencient que lorsqu’on les utilise les uns contre les autres. Pris isolément, ils sont interchangeables et peuvent être considérés comme de quasi-synonymes.
Une démarche similaire sous-tend l’emploi de « courtoisie », « tact » ou « déférence » – à la seule différence que leur usage relève de la métonymie. Tous ces mots désignent en réalité des catégories de comportements, des sous-systèmes du savoir-vivre. Comme tels, ils sont traversés par les mêmes ambiguïtés que l’ensemble dont ils font partie. Mais, toujours pour résoudre la dissonance engendrée par l’objet lui-même, ils ont pu être érigés en symboles d’un « vrai savoir-vivre ». Actuellement, le mot « respect » tend à s’imposer comme une quête noble face à une « politesse », connotée comme plus mesquine. Pourtant, il en est une des valeurs fondamentales ; et le discours du savoir-vivre fait explicitement reposer les relations interpersonnelles sur le respect des autres et de soi.
C. T. : On pourrait à présent aborder le concept de rituel dont le champ sémantique est assez large. On sait que les rituels concernent divers secteurs de la vie relationnelle ou sociale (religieux, familial, politique, etc.) et présentent des aspects verbaux (discours, formules consacrées, salutations, etc.) et des aspects non verbaux (postures, gestes, mimiques, apparences vestimentaires, etc.). À vrai dire, l’impression dominante que laisse la lecture de votre ouvrage est que l’universalité et l’immuabilité qui caractérisent les rituels s’appliquent totalement à l’ensemble des comportements correspondant à la politesse et au savoir-vivre. Est-ce vraiment le cas ? Si toutes les cultures comportent des rituels, il semblerait que l’idée de savoir-vivre fût plus particulièrement liée à l’histoire de l’Occident. Qu’en pensez-vous ?
D. P. : Les rituels sont faits pour gérer les situations inhabituelles, inquiétantes ou à risque. D’une manière générale, lorsqu’on est confronté à ce genre de situation, on déploie une stratégie de défense et de protection. Les stratégies varient d’un individu à l’autre ; mais elles peuvent aussi faire partie de la culture d’un groupe jusqu’à avoir pris une forme stable et répétitive et devenir, à certaines occasions, une conduite quasi obligatoire. C’est la définition même du rituel ; et la politesse repose sur un ensemble d’actes ritualisés.
Prenons le cas du rituel réparateur de l’excuse. Lorsqu’on bouscule quelqu’un, par exemple, ou qu’on lui marche sur le pied, on le blesse (on a pu lui faire mal) et on l’offense : on a ignoré sa présence, on l’a traité en quantité négligeable. Il est alors en droit de se montrer agressif, donc potentiellement déplaisant. En lui présentant des excuses, on se met en position basse de « fautif » et de « solliciteur » (du pardon) et, du même coup, on le place dans une position haute d’où il peut exercer sa magnanimité et renoncer à une agressivité devenue inutile. L’avantage d’une stratégie ritualisée sur une stratégie individuelle, c’est qu’elle est immédiatement perceptible et déclenche des comportements attendus ; une certaine complicité peut alors se substituer à un antagonisme potentiel : « Excusez-moi /Je vous en prie » est un échange symbolique effectué avec le minimum d’énergie et le maximum d’efficacité. C’est la force des conduites rituelles.
On trouve des rituels de ce type dans toutes les cultures : dans les salons parisiens comme dans les cités, dans l’Amérique d’Erving Goffman (1974) comme chez les Mélanésiens décrits par Bronislaw Malinovski. Partout, ils se fondent sur des principes similaires d’échange, d’harmonie, d’équilibre ou de respect. Seulement, dans leur forme apparente, ils varient tellement d’une culture à l’autre qu’on ne les identifie pas sans les connaître. Ainsi, dans certaines sociétés d’Asie ou d’Afrique, remercier un proche serait lui faire affront, car on remercie seulement les étrangers. Chez nous, on manquerait singulièrement de respect envers sa grand-mère si on ne la remerciait pas de ses cadeaux ou de sa visite.
Les différentes formes de politesse ne naissent pas par hasard, mais s’inscrivent profondément dans l’histoire et les valeurs des cultures. La nôtre participe donc de l’histoire des mœurs de l’Occident judéo-chrétien. J’en ai eu la confirmation frappante dans l’étude que j’ai réalisée à partir d’un ensemble de traités de savoir-vivre parus entre la fin du XIXe siècle et aujourd’hui, traités qui sont aux comportements sociaux ce que la grammaire est à la langue : une structure normative qui sous-tend les comportements et dont l’analyse permet d’en appréhender les lois de fonctionnement.
La politesse s’y révèle être un système particulièrement complexe dans lequel différents types de valeurs s’entrelacent et se répondent : ainsi, l’esthétique y apparaît comme un élément de la sociabilité, les principes sociaux se mêlent à ceux de la morale et l’hygiène y est considérée comme une forme d’éthique. Or, cet entrelacement des valeurs se rencontrait déjà dans la Grèce ancienne et l’Occident chrétien a hérité de cette forme de pensée. Au Moyen Âge, la bienséance, la morale et la religion se fondaient dans un même ensemble. Plus tard, on a considéré le paraître comme la simple prolongation de l’être : le maintien de la posture traduisant la droiture du caractère ; la propreté de la mise, la pureté de l’âme ; une gestuelle pondérée, la maîtrise des pulsions. On vit encore sur ces représentations, du moins si on se place du point de vue de la politesse.
C. T. : Pour prolonger la question précédente, on pourrait aisément convenir – d’ailleurs vous le montrez fort bien – que les rituels remplissent de nombreuses fonctions, déjà à l’échelon individuel : fonction de socialisation dans une culture donnée et donc d’intégration sociale, fonction de sécurisation contre les anxiétés d’origines diverses, et donc de réassurance quant à l’image de soi, fonction de protection de la bulle individuelle ou territoire privé inviolable, et donc de renforcement de l’identité, etc. Est-il sûr que la politesse et le savoir-vivre remplissent l’ensemble de ces fonctions ?
D. P. : Très simplement, je réponds « oui » à votre question : même si la politesse n’est pas la seule réponse possible, elle en est une ; et souvent très efficace. On peut même dire que c’est là sa principale raison d’être et l’une des sources essentielles de sa pérennité.
Vivre avec les autres, entrer en relation avec eux, communiquer… c’est compliqué et difficile. À tel point que, comme vous le rappeliez en commençant cet entretien, je considère que l’incompréhension, les malentendus, les quiproquos ou les conflits sont inhérents à la nature même de la relation sociale. C’est d’ailleurs l’idée que défend le Petit Traité des conflits ordinaires (Le Seuil, 2006) coécrit avec Edmond Marc : en nous appuyant sur de nombreux cas pris dans des situations tant privées que professionnelles, des relations amicales, familiales ou de couple…, nous y avons montré que les difficultés communicationnelles ne sont pas à considérer comme des ratés ou des aberrations par rapport à une communication « normalement réussie », mais au contraire comme la norme de la communication interpersonnelle.
On a besoin des autres pour évoluer, se construire, exister et créer du lien. Mais, en leur présence, on court toujours un risque : celui d’être mal compris ou percé à jour, d’être désavoué, rejeté, moqué ou bien envahi, submergé, étouffé… Dans les relations intimes on peut, à la rigueur, prendre le temps de se comprendre, de métacommuniquer, de réparer. Mais la vie sociale n’en donne généralement pas la possibilité. Il est donc nécessaire de simplifier et de clarifier les échanges et les situations. Et c’est ce que réussit fort bien le système du savoir-vivre.
D’abord parce qu’il offre une multiplicité de signaux de reconnaissance et de non-agression : « bonjour » pour signifier à quelqu’un qu’on l’identifie ; « merci » pour lui montrer qu’on apprécie à sa juste valeur ce qu’il peut offrir ; « s’il vous plaît » pour marquer qu’il est le seul maître et gardien de ses possessions et territoires…
Mais il ne fait pas que cela. Il réorganise aussi le monde pour que chacun y trouve sa place. Ainsi, les individus sont identifiés par leurs seuls statuts et répartis dans des catégories statutaires qui s’opposent deux à deux : homme/femme, chef/subordonné, enfant/adulte, hôte/invité, etc. À chaque statut sont accolés des rôles (un chef dirige, une hôtesse reçoit…) et des rapports de places impliquant des comportements différenciés : ainsi, un dirigeant se conduira comme un chef avec ses subordonnés, comme un hôte avec ses invités, un fils avec sa mère, un père avec ses enfants, un homme avec les femmes…
De la même façon, les situations sociales et leur cadre spatio-temporel sont redéfinis selon le même principe d’opposition et à chaque situation sont attachées des règles comportementales : on ne se présente pas à un mariage comme à des obsèques ou un dîner en ville ; si on est en ville, on ne se conduit pas comme à la plage ; ni chez les autres comme chez soi ; et un collègue ne se traite pas comme un voisin de camping, etc.
Cet univers peut sembler artificiel (et il l’est certainement dans sa simplification extrême). Mais il est aussi et surtout entièrement logique, prévisible et rassurant. Chacun sait qui il est, qui sont les autres, comment ils se positionnent par rapport à lui, ce qu’il leur doit et ce qu’il est en droit d’en attendre. Cela limite fortement les hésitations, le malaise, la gêne ou les malentendus. Donc les risques.
C. T. : À un niveau plus sociétal, vous soulignez la fonction régulatrice de la politesse et du savoir-vivre, autrement dit fonction de maintien d’un équilibre ou d’un certain ordre social. Faut-il penser que cette régulation exclut des comportements d’innovation, des remaniements significatifs du sens des conduites, des décomplémentarisations dans les prestations s’effectuant dans le système des rôles et statuts au sein d’une structure ? On sait que, lors de crises sociales ou culturelles, telle celle de Mai-68, des changements significatifs ont affecté les codes de politesse et de savoir-vivre, les rapports de places, enfin les rituels conversationnels, etc.
D. P. : Les rituels du savoir-vivre sont des « rites profanes » au sens où l’entend Claude Rivière, notion qui met l’accent sur la participation du rite au système institutionnel et parmi lesquels on compte aussi les cérémonies olympiques ou les défilés de protestation. De tels rites ne visent pas l’être moral d’une société (comme le disait Durkheim à propos des rites sacrés). Ils ont pour rôle de traduire les normes culturelles d’un groupe social à travers les comportements et pour fonction l’intégration sociale et culturelle de ses membres.
L’existence et la survie d’un rite profane supposent qu’on adhère à ses valeurs. Il est donc légitime de se demander si le savoir-vivre peut innover et comment il est affecté par les situations de crise.
Pour répondre à cette question, on peut déjà se tourner vers les faits. Malgré l’évolution des mœurs, l’arrivée du féminisme ou Mai-68, les codes de politesse existent toujours, des traités de savoir-vivre nouveaux paraissent chaque année et des sondages montrent périodiquement que les Français continuent à placer la politesse parmi les valeurs auxquelles ils attachent le plus d’importance. Le savoir-vivre, tel qu’il est, avec tous ses défauts, correspond certainement à un besoin. On peut en voir également une preuve dans les plaintes récurrentes contre les « incivilités ». Ou même dans ses propres réactions lorsqu’on est victime d’une incorrection notoire : on peut en ressentir de l’humiliation ou de la colère, mais rarement de l’indifférence.
De toute façon, le savoir-vivre, comme la plupart des systèmes, a la capacité d’intégrer les changements environnementaux et de se réguler en fonction d’eux (c’est ce qu’on appelle l’homéostasie). Prenons le cas des femmes puisque c’est à elles que les traités s’adressent en priorité. Il y a cent ans, la femme qu’ils ciblaient était bourgeoise, oisive, et son rôle consistait essentiellement à maintenir le lien social dans son cercle de relations. Aujourd’hui elle travaille, vote, élève ses enfants (de plus en plus considérés comme des personnes à part entière) ; son rapport aux hommes a évolué ; les règles de la galanterie se sont adaptées. De la même façon, les familles recomposées ont obligé à reconsidérer les rapports familiaux ; la démocratisation des voyages lointains et les brassages culturels ont amené les traités à s’ouvrir sur d’autres cultures, d’autres religions et à relativiser les préceptes occidentaux et judéo-chrétiens… Cette adaptabilité est d’ailleurs ouvertement revendiquée comme un signe de modernité ; et on ne compte plus les traités qui s’intitulent « moderne », « nouveau », « d’aujourd’hui »… Même la célèbre baronne Staffe à la fin du XIXe siècle commençait ses Usages du monde en vantant ses « usages rajeunis » et ses « formules nouvelles ».
Ces changements, même les plus significatifs, n’affectent cependant que les « règles de surface ». Après Mai-68, par exemple, est intervenu un certain bouleversement dans le rapport au corps et aux émotions. Désormais, on n’avait plus honte de pleurer en public, on pouvait parler de ses affects, on pouvait se toucher, se câliner… Ce fut une véritable révolution. Mais, en même temps, exprimer ses émotions obligeait aussi à entendre celles des autres, toucher, à accepter d’être touché et s’engager à ne toucher que celui qui acceptait de l’être et que là où il supportait de l’être. Les comportements changeaient, mais les valeurs fondamentales d’équilibre, de respect ou de réciprocité – c’est-à-dire ce qui forme l’essence du savoir-vivre –, demeuraient. La « distinction », synonyme de retenue et de maintien, a été mise à mal ; mais une autre façon de « se distinguer » avait vu le jour : une certaine manière de se vêtir, d’établir une certaine proximité de contact et de parole, une certaine facilité à aborder des sujets jusque-là tabous (la sexualité, notamment)… Rarement le clivage entre jeunes et vieux, modernes et anciens, a été aussi fort qu’à cette époque-là. Ce qui montre bien que la notion même d’opposition statutaire si fondamentale dans le savoir-vivre était loin d’avoir disparu.
C. T. : En supposant bénéfiques, facilitateurs ou régulateurs les codes de politesse et de savoir-vivre, faut-il pour autant masquer leurs effets indésirables, par exemple quand ils agissent en marqueurs de frontières sociales, d’inégalités statutaires, de hiérarchies institutionnelles ou organisationnelles ? Le paradoxe est peut-être là, dans le fait qu’incontestablement les normes et modèles prescrits par le savoir-vivre engendrent, facilitent, stimulent les communications, mais en même temps elles les encadrent, les brident et, par là même, bloquent la spontanéité, l’émotion, la contagion, dont se nourrissent l’affectivité et la convivialité dans les relations sociales.
Par ailleurs, vous présentez avec raison la « distinction », principe cardinal du savoir-vivre, comme source de différenciation et de stratification sociale inhérente à l’idéologie bourgeoise, dont on peut discuter la légitimité dans un contexte démocratique. Pouvez-vous préciser votre point de vue ?
D. P. : Si l’on donne au mot « distinction » son sens plein et double de noblesse et d’élégance d’une part et de différenciation et de séparation d’autre part, une des fonctions du savoir-vivre est de constituer une élite et de la conforter dans l’idée qu’elle en est une. Il recouvre donc bien l’idée d’une ségrégation qui se marque dans les traités de savoir-vivre par la mise en perspective récurrente d’un contre-modèle. Autrefois, c’était le « paysan », la « pauvresse » ou les « gens du peuple » ; aujourd’hui, on se contente de stigmatiser les manières faubouriennes ou régionales de prononcer certains mots ou les expressions populaires comme « faites donc » pour « je vous en prie », « ma bru » pour « ma belle-fille », « manger » pour « déjeuner » ou « dîner ». Cette attitude n’est, dans le discours du savoir-vivre, ni revendiquée ni franchement niée, mais simplement contournée : les règles sont présentées comme des comportements « rationnels », la distinction comme « naturelle » et la strate des gens distingués comme une sorte de « méritocratie » fondée sur les valeurs et les qualités morales.
Cet aspect du savoir-vivre a été présenté par des sociologues tels Emile Goblot (1925) ou Pierre Bourdieu (1979) comme un attribut du pouvoir de la bourgeoisie et une façon de la conforter dans l’idée qu’elle est une élite et qu’elle se trouve du bon côté de la barrière. C’est une analyse fort juste dans la mesure où le souci de démarque a toujours existé chez les groupes sociaux ayant ou désirant le pouvoir. Néanmoins, il me semble qu’on peut aussi porter sur la question un regard plus « psychosociologique ».
Le souci de se démarquer n’est pas l’apanage des élites au pouvoir. Il est aussi une façon pour les groupes humains d’affirmer leur identité et de la poser comme supérieure à celle des autres. Chez les jeunes d’aujourd’hui, par exemple, qui revendiquent d’être « cool » en jeans et en baskets et se sentiraient honteux de sortir en mocassins, n’y a-t-il pas un peu de cette idée que l’apparence trahit la mentalité (à défaut de l’âme) ? Le maquillage noir des « gothiques », les bermudas bleus des petits « cathos », le foulard des musulmanes, montrent que les groupes culturels s’identifient aussi par leurs tenues, et que leurs membres s’auto-identifient beaucoup grâce à elles.
Élever une manière d’être ou de se tenir au rang d’une norme pour séparer ceux qui font partie d’un groupe et ceux qui n’en font pas partie est un processus de catégorisation et de ségrégation couramment observé. Lorsque le savoir-vivre fait de la distinction un facteur valorisant et de son absence un stigmate, il reste dans une logique groupale qui n’est pas que « bourgeoise ».
Quant au fait que la politesse bride la spontanéité, c’est incontestable et on peut le déplorer. Malgré tout, je me demande si l’aspect pratique de la chose ne l’emporte pas : j’aimerais beaucoup ne pas avoir à sourire à mes collègues quand je suis de mauvaise humeur et me dispenser d’écouter poliment les histoires insipides de certains d’entre eux. Mais j’avoue que j’apprécierais beaucoup moins qu’ils m’envoient promener quand je les salue gentiment ou qu’ils baillent d’ennui lorsque je leur raconte mes histoires !
Par ailleurs, la communication interpersonnelle ne se réduit pas aux rituels de politesse. Heureusement, elle comporte d’autres niveaux d’implication. Explicitement, d’ailleurs, le savoir-vivre n’entend gérer que les rapports sociaux ainsi que la partie des relations privées qui s’y rattache. Il ne prétend pas s’immiscer dans les relations intimes, celles qui engagent les affects et la libido. Lorsqu’il incite à faire bonne figure aux autres, il ne demande pas de les aimer. Tout au plus laisse-t-il entendre qu’à force de se montrer amical, on finira par le devenir.
C. T. : Politesse et savoir-vivre font incontestablement partie du bagage éducatif, variable selon les cultures ou les civilisations, lesquelles fixent les cadres, les règles distinguant la civilité, la reconnaissance mutuelle de l’incivilité et de la grossièreté. Or, nos sociétés démocratiques et multiculturelles rassemblent, font coexister des populations ou des communautés ethniques, religieuses ou culturelles, pouvant se référer à des codes de savoir-vivre hérités de leurs appartenances originelles, ou (comme l’ont montré certaines enquêtes) à des systèmes de normes ou de valeurs mixtes, hybrides. Comment s’effectuent, dans ce cas, les manifestations de reconnaissance mutuelle ? Comment dépasser le problème de l’imperméabilité relative des barrières culturelles et assurer le maintien des équilibres que vous avez abondamment évoqués dans votre ouvrage ?
D. P. : Cette question est, avec ce qu’on appelle la « montée des incivilités », au cœur des préoccupations actuelles.
Appartenir à des cultures différentes fait qu’on utilise des conduites rituelles différentes. Cela gêne l’intercompréhension, creuse les écarts intergroupes, attise la méfiance et l’exclusion. Dans une société multiculturelle, il me semble difficile d’enseigner à tout le monde l’ensemble des codes, mais on peut modifier le mode d’apprentissage.
L’apprentissage de la politesse revient généralement à intérioriser des comportements ponctuels : accompagner une requête de « s’il vous plaît », dire « merci » quand on vous a obligé, se taire quand on vous parle, regarder son interlocuteur, etc. En agissant ainsi, on se fixe sur les différences et on augmente la distance interculturelle. En revanche, si cet apprentissage mettait plus l’accent sur les principes organisateurs sous-jacents aux règles de surface (qui sont partout les mêmes), on favoriserait le rapprochement des cultures et l’intercompréhension.
Or, cette trame sous-jacente commune à toutes les cultures peut être ramenée à quatre « méta-principes » qui forment, en quelque sorte, les quatre piliers sur lesquels repose tout l’édifice du « savoir-vivre ensemble » : la sociabilité, l’équilibre, le respect des autres et le respect de soi.
La sociabilité, principe constitutif du savoir-vivre, amène à privilégier le lien social sur l’égocentrisme et renvoie aux valeurs qui permettent d’entretenir la relation : la convivialité, l’attention aux autres, la bienveillance…
L’équilibre, sorte d’organisateur du lien social, tend à substituer le droit et l’équité à la violence et aux rapports de force, et vise à assurer l’harmonie dans les relations ; il légitime ainsi tout ce qui favorise l’échange, la réciprocité, la modération, la bonne distance, etc.
Le respect d’autrui, qui peut être considéré comme le principe relationnel fondamental, conditionne et implique tous les modes de relation : aux individus (avec la déférence, le tact, la considération…), aux territoires (avec la réserve, la discrétion, la distance, la retenue…) et aux situations (dans l’adaptation aux cultures différentes, par exemple).
Enfin, le respect de soi se présente comme le principe déterminant de la tenue. C’est le pendant du principe relationnel de respect d’autrui. Il sous-entend que, pour aimer autrui, il faut s’aimer soi-même ; c’est-à-dire montrer à travers la considération que l’on se porte la façon dont on souhaite que les autres nous traitent et dont on est prêt à les traiter.
Ces quatre méta-principes fondent la cohérence systémique du savoir-vivre et offrent ainsi une clé pour en appréhender la logique. Il me semble que, si on abordait l’enseignement de la politesse à travers eux, on aurait peut-être une chance de faire comprendre son universalité et de dépasser les clivages. ■
BibliographieBourdieu P., 1979, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit. |