Dossier : journal des psychologues n°254
Auteur(s) : Bleusez Parmentier Aurore, Philippe Aurélie
Présentation
Lorsque des patients âgés arrivent en consultation mémoire, beaucoup, adressés à la demande de leurs proches, ne sont pas conscients de leurs troubles. Comment, dans ce cas, présenter et faire entendre la pertinence d’un bilan neuropsychologique et d’une stimulation cognitive ? La combinaison d’un psychologue clinicien et d’un neuropsychologue prend alors tout son sens.
Détail de l'article
Psychologues d’orientations différentes, nous avons eu l’occasion de collaborer dans le cadre de la consultation externe de médecine gériatrique de l’hôpital René-Muret-Bigottini. Nous souhaitons montrer de quelle façon les approches neuropsychologique et psychodynamique peuvent se compléter et comment leur combinaison permet, d’une part, d’appréhender le sujet de façon plus humaine et, d’autre part, de se recentrer sur la demande et les attentes des patients en situation de bilan des fonctions cognitives ou de stimulation cognitive.
En consultation mémoire, la priorité, dans la prise en charge psychologique, est donnée à l’évaluation des fonctions cognitives et aux suivis en stimulation cognitive (qu’ils soient individuels ou en groupe). Ainsi, la dimension neuropsychologique, qui recherche les liens entre lésions cérébrales et troubles cognitifs, comportementaux et émotionnels, est naturellement privilégiée. La démarche est surtout diagnostique et se déroule dans une approche cognitive du sujet, où la relation est médiatisée et rythmée par les tests où la priorité est donnée à la mémoire qui devient alors objet d’évaluation.
La consultation mémoire accueille des personnes âgées qui sont souvent adressées par leur médecin traitant, lui-même alerté par une plainte ou une demande faite par les proches. En effet, la consultation mémoire est un lieu de dépistage des syndromes démentiels, comme la maladie d’Alzheimer par exemple. Or, la caractéristique de ce type d’atteinte est l’anosognosie, à savoir que les patients n’ont pas conscience d’avoir des troubles. Ils arrivent souvent en consultation à la demande de leurs proches, pour leur « faire plaisir » ou parce que le médecin traitant « l’a prescrite ». D’ailleurs, ils n’ont, la plupart du temps, aucune idée de ce que représente un bilan des fonctions supérieures ni même un neuropsychologue. Nombre de ces patients ne présentent pas de plainte mnésique. Dans ces conditions, comment peuvent-ils réellement donner sens à cette consultation ? Comment respecter la non-demande ? Pour tenter de répondre à ces questions, nous proposons une réflexion illustrée par notre pratique.
Le temps du bilan neuropsychologique
Le bilan neuropsychologique commence généralement par un entretien, dont l’objectif principal est d’effectuer l’anamnèse. Au-delà de ce recueil de données, il permet également de rassurer le patient au sujet de la passation des tests, souvent anxiogène. Il s’agit d’expliquer le but du bilan, son utilité pour le patient et son déroulement. Ainsi, lorsque le patient n’émet pas de demande, le neuropsychologue pourra utiliser le temps de l’entretien pour lui permettre de comprendre le sens de la consultation et de se l’approprier.
Lorsque le patient est accompagné, l’aidant demande fréquemment à être présent, ce qui n’est pas sans poser un problème éthique. En effet, le recueil de données, indispensable pour le neuropsychologue dans sa démarche d’investigation, peut être considérablement enrichi par la famille, notamment lorsque le patient oublie ou est anosognosique. Comment réaliser ce questionnaire auprès de la famille tout en respectant la pensée du patient ? On peut considérer que de centrer les questions à propos d’éventuels troubles sur l’accompagnant, alors que le patient vient d’en nier l’existence, revient à ne pas respecter sa parole, à nier son opinion et ses défenses psychiques. De même, « faire sortir le patient pour mieux questionner l’accompagnant, c’est l’écarter de ce qui le concerne, l’infantiliser. Laisser une trop grande place à la famille, à l’aidant, c’est comme si l’on considérait que le patient présente des troubles du raisonnement ou du jugement, alors même que le bilan n’a pas été effectué (donc sans que ces troubles soient objectivés), puisque l’on ne tient pas compte de son discours. De fait, comment le patient peut-il accepter et comprendre le sens du bilan si, avant même de commencer, on considère qu’il a déjà des troubles ? Même lorsque les capacités de raisonnement, de jugement, sont altérées, il nous semble important, pour le patient, de tenir compte de ce qu’il dit, de ce qu’il ressent… de respecter son autonomie de pensée. Il ne s’agit pas pour autant de conforter le patient dans l’anosognosie ni de ne pas tenir compte de ce que dit la famille, mais d’être vigilant quant à la position dans laquelle on place notre patient.
Il nous semble important que le neuropsychologue accepte de recevoir le patient et l’accompagnant conjointement au cours de l’entretien. Les questions s’adressent dans un premier temps au patient, lui laissant ainsi la possibilité d’exprimer son avis. La famille est interrogée en second lieu. Laisser la parole au patient, lui laisser la priorité de s’exprimer, peut ainsi lui permettre de s’approprier l’espace de la consultation. L’explication du bilan neuropsychologique peut ensuite être l’occasion de faire le lien entre les observations de la famille et celles du patient. Le cadre offert par le psychologue clinicien permet au patient de bénéficier d’un temps supplémentaire, afin de faire le lien entre la souffrance qu’il n’arrive pas à expliquer – s’il n’a pas conscience des troubles cognitifs, il a néanmoins conscience d’une souffrance – et le bilan neuropsychologique, l’espace de consultation.
Le temps de l’entretien clinique d’évaluation
Permettre au patient de rencontrer un psychologue clinicien après un bilan neuropsychologique, c’est lui donner accès à un espace d’écoute personnel où il pourra exprimer ses difficultés, sa souffrance, qu’elles soient ou non en lien avec des troubles cognitifs.
Associer l’intervention d’un psychologue clinicien à celle d’un neuropsychologue permet d’avoir non seulement une double approche, mais aussi une appréhension plus globale du sujet en prenant en compte sa parole et ce qu’il va nous rapporter de son histoire, de ses interactions avec son environnement. L’espace de l’entretien clinique se présente à la fois comme un lieu d’évaluation et d’écoute où la priorité est donnée à la parole du sujet.
Au préalable, il s’agit de s’assurer de l’adhésion du patient à la démarche. Cela passe notamment par un rappel des objectifs globaux de la consultation. Nous nous centrons ensuite sur le contexte actuel de vie, en amenant le patient à réfléchir sur ce qui motive sa présence en consultation externe gériatrique.
On se heurte souvent à des résistances, à des défenses : déni, banalisation… Le patient dira que tout va bien, qu’il n’a aucun problème d’autonomie, malgré ce qui a déjà pu être rapporté par les proches ou le médecin traitant. La difficulté est souvent de savoir si ce discours cache une souffrance latente contre laquelle le sujet mobilise ses défenses ou s’il témoigne d’une impossibilité à prendre conscience de ses troubles au quotidien.
Lorsque le bilan neuropsychologique démontre qu’il n’y a pas de dysfonctionnement cérébral, l’entretien clinique est souvent l’occasion de constater que ce qui motive la consultation mémoire n’est pas tant la suspicion de troubles cognitifs, mais bien un syndrome dépressif exprimé à travers une plainte mnésique. D’autres fois encore, le patient pourra venir témoigner d’une souffrance inhérente à des problèmes relationnels propres à son environnement familial. Enfin, la plupart du temps, si le patient est toujours susceptible d’être en souffrance, il n’a pas toujours le désir, le besoin ou la demande de l’élaborer. Il est alors porteur, témoin, de la souffrance et de la demande familiales. Quelle place donner alors à la souffrance des proches dans cet espace de consultation qui traite de la réalité psychique du patient ?
Le temps de synthèse
Après les deux évaluations, un temps de synthèse est proposé au patient et à l’accompagnant (avec accord du patient pour ce dernier), en présence du neuropsychologue et du psychologue clinicien. Le retour neuropsychologique (résultats des tests) est ainsi modulé selon ce que le clinicien perçoit des interactions familiales et du ressenti du patient. Le temps de synthèse est donc un temps d’information quant à la présence de troubles neuropsychologiques pour le patient et l’accompagnant. Ce retour est toujours replacé en rapport avec le vécu du patient, ainsi respecté dans son statut de sujet autonome.
Le fonctionnement en binôme a également pour but d’évaluer la pertinence d’une prise en charge neuropsychologique de type stimulation cognitive. Est-ce que ce suivi peut répondre à la demande du patient, à sa souffrance ? Un suivi psychologique peut être proposé en parallèle d’un suivi neuropsychologique, mais la prise en charge reste adaptable en fonction des besoins et de la demande du patient. Ce fonctionnement en « double prise en charge » favorise l’élaboration des difficultés à la fois sur les plans cognitif et psychodynamique, tout en respectant le rythme du patient.
Parfois, même si un suivi en stimulation cognitive pourrait s’avérer objectivement pertinent et approprié par rapport au profil cognitif du patient, le neuropsychologue prend toujours le parti de respecter le refus du patient, refus qui a un sens. Il est manifeste d’une impossibilité pour le sujet d’être confronté à ses difficultés. Dans ce cas, un travail avec le psychologue clinicien pourrait paraître adapté pour accompagner le patient vers une prise de conscience et une élaboration des difficultés afin de lever les résistances. Mais, là encore, le patient peut également refuser les entretiens de suivi. Dans tous les cas, ce choix doit être respecté.
Illustration clinique
Monsieur P. ne présente pas de plainte mnésique. Il vient consulter sur demande de son épouse qui constate des difficultés de mémoire. Le bilan neuropsychologique objective des troubles mnésiques pouvant augurer une maladie d’Alzheimer. Madame P. souhaite que son mari soit aidé pour ses difficultés de mémoire, et le gériatre pose une indication de stimulation cognitive. D’un point de vue cognitif, monsieur P. pourrait effectivement bénéficier de ces séances, les possibilités de prise en charge neuropsychologique étant optimales au début de la maladie.
Cependant, lors de l’entretien clinique, monsieur P. exprime d’emblée son interrogation quant à la pertinence de sa consultation mémoire. Selon lui, il n’aurait aucun problème particulier de mémoire autre que ceux qu’il a toujours eus. Le patient adopte un discours neutre, détaché, centré sur le factuel et décrivant surtout ses activités quotidiennes. Il ne laisse pas de place aux tentatives d’investigation. À chaque question posée, monsieur P. persévère sur la description de son quotidien, insistant sur la « banalité » de sa vie de retraité. Monsieur P. est bien dans l’évitement.
Lors du temps de synthèse, nous sommes donc amenés à faire le point sur cette demande de stimulation. Le patient ne reconnaît pas ses troubles et ne voit donc pas d’intérêt à être stimulé, puisqu’il a « toujours eu des problèmes de mémoire ». Comment le patient peut-il adhérer et donc bénéficier de ce suivi s’il n’en voit pas l’utilité ? Lors de la synthèse, son épouse lui demande : « Si tu ne le fais pas pour toi, alors fais-le pour moi ! » Nous précisons alors que cette démarche est personnelle, qu’elle doit le rester et qu’elle ne peut être bénéfique que si le patient y trouve un intérêt. Un accord est passé avec le patient : une évaluation neuropsychologique de suivi est prévue dans six mois afin de suivre l’évolution des troubles. Le suivi de stimulation cognitive lui sera à nouveau proposé. Nous gardons ainsi un lien avec lui, tout en respectant sa non-demande et en rassurant son épouse.
La place de la famille
Dans notre cadre spécifique de consultation, nous ne pouvons associer de façon satisfaisante la prise en charge du patient à celle de la famille. Il nous semble difficile d’accorder à la famille un réel temps d’accueil, d’information, d’accompagnement, sans empiéter sur l’espace du patient. Le contexte des troubles de la mémoire, de la perte d’autonomie, de la dépendance, peut réveiller des situations conflictuelles ancrées dans l’histoire de la famille auxquelles le psychologue doit être vigilant. Ces situations nécessitent un long travail d’investigation que nous ne pouvons offrir. Mais nous demeurons témoins de la souffrance des proches.
Comment répondre à ces familles qui sont finalement plus en demande que leur parent malade ? En leur proposant un cadre spécifique. Nous avons mis en place des réunions d’information et d’orientation pour les familles de patients porteurs d’un syndrome démentiel. Il s’agit d’apporter des informations sur la maladie d’Alzheimer et les maladies apparentées pour permettre aux familles de comprendre la maladie et le vécu des patients. Il s’agit également de présenter aux aidants familiaux les différentes structures d’aide existantes (accueil de jour, associations, hôpitaux de jour…), afin de les orienter au mieux.
Conclusion
La rencontre des approches neuropsychologique et psychodynamique permet donc de mieux comprendre le sens de la demande d’évaluation neuropsychologique et de stimulation cognitive. Ce fonctionnement en binôme aide à replacer le patient âgé dans son statut de sujet dans le respect de sa vie psychique et de son autonomie de pensée. Nous pouvons ainsi envisager le patient dans sa complexité et tendre vers une approche globale. ■