Dossier : journal des psychologues n°239
Auteur(s) : Demailly André, Tapia Claude
Présentation
En s’appuyant sur des thèses darwiniennes ou néodarwiniennes, contournant certaines résistances idéologiques ou pseudo-scientifiques, il est possible de montrer de manière convaincante le lien entre racisme et sexisme, ainsi que le principe d’organisation des sociétés humaines. Le concept de « double conscience », invoqué par André Demailly – à la source d’une culture authentiquement métissée –, indique une issue possible à la crise des rapports interethniques, interculturels ou intersexes.
Mots Clés
Détail de l'article
Claude Tapia Vous réfléchissez depuis quelques années au problème du rapport entre le racisme et le sexisme. On peut évidemment considérer les deux phénomènes dans le cadre de la problématique de la discrimination en mettant en évidence des mécanismes sociaux et psychologiques ou cognitifs communs et en invoquant, dans le registre de la psychosociologie, la théorie de la catégorisation et de l’identité sociale ou celle des représentations ; mais on peut aussi invoquer des perspectives plus larges ou plus singulières. Pouvez-vous apporter quelques éclaircissements sur ces concepts et sur les conduites auxquelles ils renvoient ?
André Demailly L’étude du racisme me turlupine depuis le début des années 1970. À l’époque, Dana Bramel en avait présenté certaines approches expérimentales qui me paraissaient à la fois stimulantes et peu concluantes. Par la suite, j’ai suivi avec intérêt les travaux plus empiriques de Jean-Claude Desruisseaux, un collègue québécois d’origine haïtienne. Mais j’ai longtemps hésité à me jeter à l’eau, tant l’appareil conceptuel de la psychologie sociale me paraissait inadéquat (les notions de catégorisation sociale, d’identité sociale ou de représentations sociales me faisant l’effet d’un tour de passe-passe aristotélicien qui transforme une description en explication, comme l’a fort bien vu Kurt Lewin en d’autres occasions).
Le déclic s’est produit lorsque j’ai fait le lien entre le racisme et le sexisme. Tous deux s’appuient sur des différences biologiques visibles (tout au moins en ce qui concerne le racisme anti-Noir) : mineures pour l’un (la couleur de la peau), majeures pour l’autre (le sexe). Or, les rapports intersexes font désormais l’objet d’une approche néodarwinienne qui m’a paru féconde et stimulante : pourquoi ne pas l’étendre aux rapports de couleur ? Cette approche tient la route en biologie, et la résistance, notamment en France, à son extension aux sciences humaines me semble tenir à des raisons plus idéologiques que scientifiques (l’homme comme créature spéciale du Bon Dieu, le sens de l’histoire, etc.)…
En ce qui concerne les rapports intersexes, Robert Wright montre qu’ils découlent d’une asymétrie constitutionnelle : la femme, qui n’ovule que quelques fois par an jusqu’à la ménopause, a tendance à se montrer plus sélective en matière de partenaires et plus portée vers la monogamie, alors que l’homme, qui libère quantité de spermatozoïdes à tout moment et jusqu’à un âge avancé, se montre moins regardant et plus porté vers la polygamie (il sème à tout vent en laissant aux femmes le soin de s’occuper de la récolte). Selon cet auteur, parmi les multiples scénarios que pouvait susciter cette asymétrie, celui qui s’est imposé dans le monde occidental est assez hypocrite : une monogamie officielle laissant libre cours à une polygamie officieuse, au détriment des femmes qui doivent céder aux caprices de la domination masculine…
Quant aux rapports de couleur, je reprendrais plus volontiers les vues de Richard Dawkins selon lesquelles les progrès fulgurants de l’humanité, en l’absence de variations génétiques notables depuis homo sapiens, sont imputables à des inventions techniques ou culturelles (qu’il appelle « gènes culturels » ou « mèmes ») qui ont assuré la prospérité de l’espèce et surtout la suprématie de ceux qui en étaient détenteurs (notamment en matière d’armement et de transport). Selon moi, les Africains ont été les « grands dindons » de l’affaire, plus souvent esclaves que maîtres… avec une couleur de peau qui stigmatisait leur sujétion…
Mais, d’une manière générale, toutes les sociétés, qu’elles soient animales ou humaines, semblent s’être organisées de manière hiérarchique. Je me suis donc également intéressé aux hiérarchies fondées sur des différences invisibles, notamment au système des castes en Inde. On raconte que ce système serait le fait d’envahisseurs aryens (parlant le sanskrit) qui auraient demandé à leurs prêtres de « concocter » une cosmogonie qui pérennise leur supériorité sur les populations autochtones… ce que firent ces prêtres, à ceci près qu’ils se mirent au-dessus de ces guerriers (1) ! Dans ces conditions, pour un psychosociologue, la question du sexisme, du racisme ou du sanskritisme est moins celle de leur origine que celle de leur perpétuation ou de leur exacerbation…
C. T. On peut légitimement penser qu’il existe un rapport entre l’intensité des discriminations – racisme ou sexisme – et la nature du contexte social ou politique ; autrement dit, l’hypothèse souvent avancée comme plausible est que les discriminations croissent en fonction de la prolifération des stéréotypes et des préjugés dans un milieu social donné et que ceux-ci se développent en raison du degré de rigidité des structures et hiérarchies. Le plus surprenant est que les sociétés, même celles présentant le degré le plus élevé de démocratie, paraissent incapables d’éliminer les discriminations les plus criantes. Mieux, il peut arriver que les mesures visant à contenir ou à réduire les discriminations les renforcent au contraire. Comment expliquer cela ?
A. D. L’intérêt du néodarwinisme est de mettre l’accent tant sur les différentes échelles de temps que sur notre enracinement biologique et même culturel : chaque individu ne fait que passer, tandis que les gènes sont bien plus durables s’ils sont culturels et même quasi éternels s’ils sont biologiques… de sorte que les femmes modernes en pincent toujours autant que leurs aïeules pour les durs « machos » et toujours aussi peu pour les doux rêveurs ! À l’opposé, le péché mignon de la psychologie sociale est de privilégier un individu cognitif quelque peu désincarné (trace d’un dualisme qui remonte plus à Platon qu’à Descartes). Elle s’échine donc à faire entrer les stéréotypes et les préjugés dans ce cadre cognitiviste, en faisant comme s’ils s’inspiraient d’une logique primitive qui se fondrait peu à peu dans une logique plus rationnelle et impartiale. À mon avis, les préjugés racistes sont du même ordre que les élans amoureux (« Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas », pour paraphraser le sous-titre d’un ouvrage de Damasio) : de ce point de vue, j’ai quelques raisons d’espérer, puisque ceux-ci peuvent balayer ceux-là, bien qu’ils puissent parfois avoir plus de mal à surmonter la barrière des cultures ou des religions !
La question des hiérarchies me semble plus à la portée de la psychosociologie actuelle. On a vu que les hiérarchies étaient inhérentes à la plupart des sociétés animales et humaines. Les sociétés les plus démocratiques n’y échappent pas et se gardent même d’exposer au grand jour leurs fondements hiérarchiques (comme s’il s’agissait d’un « secret de famille ») : on est notamment en droit de penser que « l’élitisme républicain » en France privilégie davantage le brillant des copies en salle d’examen que l’intelligence de l’action en situation ! La conséquence la plus criante de cet état des choses est que les échelons supérieurs tendent à préserver ou accroître leurs écarts avec ceux du dessous, tout en leur enjoignant de réduire les leurs avec le bas de l’échelle (2) ! Et, de fait, les mesures prises au sommet ont souvent l’effet de renforcer les discriminations qu’elles sont censées combattre aux échelons inférieurs !
Robert Wright en donne un exemple frappant dans la société très hiérarchisée de l’Angleterre du XIXe siècle. Dans le souci d’améliorer le sort des femmes, le gouvernement instaure le divorce. À partir de là, les divorcées d’un certain âge ont le plus grand mal à retrouver un partenaire de leur rang, tandis que les divorcés, souvent plus fortunés et plus longtemps attractifs, n’ont aucun mal à se remarier autant de fois qu’ils le souhaitent (monogamie à répétition qui est une autre forme de polygamie). Cela ne s’arrête pas là : outre le fait que de nombreuses femmes se retrouvent dans un célibat forcé et sont parfois prêtes à tout pour en sortir, leurs « ex » privent des concurrents moins fortunés ou attractifs de partenaires potentielles et les obligent à se rabattre tantôt vers l’abstinence, tantôt vers le marché de la prostitution ou de la pornographie…
En ce qui concerne le racisme, l’exemple de Saint-Domingue est encore plus saisissant (Laurent Dubois). À l’approche de la Révolution française, il y règne un régime de plantation fondé sur l’esclavage. Cet esclavagisme s’accompagne d’un racisme « à viscosité variable », puisque les planteurs blancs ont de nombreux enfants métissés dont ils prennent grand soin (éducation, richesse), tout en les privant de certains droits, de même qu’une partie des esclaves noirs peut s’affranchir moyennant finances. À l’annonce de la Révolution française, ce racisme prend le pas sur l’esclavagisme lorsque les riches métis réclament une égalité totale avec les Blancs, sans se préoccuper du sort des Noirs. Il s’exacerbe lorsque l’Assemblée nationale abolit l’esclavage (les esclaves noirs se révoltent contre leurs maîtres blancs) et, plus encore, lorsque Napoléon s’apprête à revenir sur cette abolition : jusqu’alors, des armées mixtes (Blancs, Noirs, Métis) combattaient l’ennemi extérieur (anglais ou espagnol) ou se combattaient entre elles ; à partir de ce moment, les armées noires et les armées blanches vont s’affronter et se massacrer… Ce lourd passé pèse encore sur la vie haïtienne et les relations franco-haïtiennes…
La morale de l’histoire serait, selon moi, que les sciences humaines et sociales étudient conjointement tant les ressorts effectifs des hiérarchies actuelles, notamment le statut respectif des diplômes et des contributions de chacun (en termes de compétences et de performances), que leur impact sur les pratiques discriminatoires.
C. T. Un paradoxe intéressant – beaucoup de philosophes en conviennent – est que la philosophie des Lumières, dont la traduction politique consistait en l’émancipation des individus, des peuples et des minorités, l’élargissement et la protection de leurs droits, la promotion de la raison critique et de certaines valeurs universelles… a aussi été à l’origine d’idéologies « racisantes » et de diverses formes d’oppression, dont le colonialisme, le sexisme, etc. Il faut peut-être aussi rappeler que la visée universaliste des droits de l’Homme rencontre un obstacle de taille : le relativisme culturel défendu par certains anthropologues au nom des droits des cultures et de la logique interne de celles-ci, d’une part, et la nécessaire condamnation de l’expansionnisme occidental, d’autre part. Qu’en pensez-vous ?
A. D. J’ai longtemps cru que cette philosophie des Lumières avait éclairé le monde depuis ses clubs londoniens ou ses salons parisiens. Et je n’ai commencé à percevoir ses zones d’ombre que plus récemment. J’ai notamment été frappé par un ouvrage de Paul Gilroy, L’Atlantique noir. Modernité et double conscience, qui l’envisage du point de vue des esclaves qui en ont subi l’impact. Il montre que le colonialisme, le racisme et le sexisme étaient « contenus » dans cette philosophie qui prétendait délivrer une vision universelle, alors qu’elle n’était en fait que la projection d’un modèle occidental (blanc), rationnel (plus soucieux d’efficience économique, de liberté de pensée et d’égalité formelle que de fraternité) et masculin (encore enclin à considérer les Noirs et les femmes comme un « tertium quid » se situant entre l’animal et l’homme).
Certes, il ne faut pas « jeter le bébé avec l’eau du bain », comme le font certains ténors du relativisme absolu (Boas) ou du déconstructionnisme abyssal (Derrida). Il faut seulement admettre que la très belle Déclaration des droits de l’Homme était surtout à usage interne et qu’elle a provoqué beaucoup de dégâts collatéraux, tant du fait de ceux qui ont voulu l’imposer autoritairement (par la terreur ou les guerres révolutionnaires) que du fait de ceux qui ont cherché à en réduire ou à en détourner le sens. Je ferai également une remarque de forme : cette déclaration a un caractère prescriptif et assertif quasi totalitaire, excluant toute interprétation ou traduction dans d’autres cultures. À cet égard, les Dix commandements, dont plusieurs se contentent de proscrire un certain nombre de choses (« Tu ne tueras pas », « Tu ne voleras pas »), laissent bien plus de marges de liberté (3) ; tout comme la constitution américaine qui s’inspire d’une vision moins idéalisée de l’homme.
C. T. Vous évoquez, dans l’un de vos écrits, le métissage sous toutes ses formes comme solution ou comme réponse aux assignations identitaires, sexuelles, ethniques. Pensez-vous vraiment que les discriminations reculent – notamment sous leurs formes exacerbées – là où le métissage progresse ou même s’érige en idéal ou en modèle de société ? Si oui, à quelles conditions ?
Il est vrai que le fantasme du métissage total, absolu, hante l’inconscient ou l’imaginaire de certaines sociétés ; l’idée d’abolition des frontières raciales, sociales, sexuelles, a inspiré nombre d’œuvres littéraires ou artistiques dont une bonne part à coloration érotique ou « exotique ». Peut-on, à votre avis, établir un lien entre cet imaginaire et les multiples formes de transgression aujourd’hui plus ou moins admises dans notre société ?
A. D. Les penseurs de la diaspora noire (4) ont beaucoup réfléchi à cette question. Les plus perspicaces d’entre eux, notamment William E. B. Du Bois, ont vite perçu qu’il était vain de se complaire dans les souffrances du passé, dans l’illusion d’un retour au pays des ancêtres, dans l’espoir d’un « au-delà » réparateur ou dans un repli communautaire stérile (occultant la diversité des origines et des trajectoires). Ils ont admis que l’homme de la diaspora noire devait exploiter au contraire toutes les ressources de son héritage occidental (mêlant le pire de l’oppression et le meilleur de l’invention et de la création) et africain. C’est l’idée de « double conscience » qui est à la source d’une culture profondément métissée et luxuriante, à l’instar des musiques noires qui mêlent les cantiques et mélodies occidentales aux rythmes et tempos africains.
Cette conscience métissée s’incarne au plus profond de soi et doit être distinguée, à mon avis, du métissage culturel entendu comme un simple marché des cultures où chacun se fournirait à son gré. Dans cette dernière acception, le métissage culturel va bon train partout dans le monde, mais il faut admettre que l’homme blanc préfère les sons noirs issus de gorges blanches (Glenn Miller plutôt que Duke Ellington, Elvis Presley ou Johnny Hallyday plutôt que Ray Charles, Otis Redding ou James Brown) et qu’il est encore loin d’avoir accédé à la « double conscience ». Autrement dit, il faut avoir « touché le fond » de la terreur, de l’humiliation et de la souffrance pour naître à cette double conscience…
C’est pourquoi je ne suis pas sûr que le métissage sexuel soit le remède miracle du racisme. Certains mariages mixtes sont certes issus de « coups de foudre » non délibérés, mais d’autres ont des motifs bien plus fragiles, tels que le rejet de la société bourgeoise ou la vanité de « posséder » un conjoint d’une autre couleur… À cet égard, American Darling, de Russell Banks, illustre bien les chausse-trapes de ces démarches, contrairement à d’autres ouvrages qui en exploitent les fantasmes érotiques ou exotiques (5).
Je me méfie aussi beaucoup des notions de « mémoire collective » et « d’inconscient ou d’imaginaire des sociétés ». Il faudrait plutôt parler, pour chacun d’entre nous, de « transmission directe » (par les parents, les enseignants, les camarades ou les médias) ou « indirecte » (par l’ensemble de notre environnement technico-socio-culturel) de certaines grilles de lecture. Selon moi, la seule idée que chacun de nous porte en lui toute l’histoire et la culture de ses ancêtres constitue l’un des pires ferments du racisme, notamment à l’égard des jeunes issus de l’immigration : ceux-ci ne sont que des Occidentaux à peau noire dont les comportements doivent plus à leur conditionnement présent (désœuvrement et sentiment d’exclusion, vie en bande, banalisation de la violence, endoctrinement religieux ou idéologique) qu’à des pratiques ancestrales qu’ils ignorent… Mais l’idée de « mémoire collective » n’est-elle pas aussi un leurre bien pratique de notre société occidentale, plus portée vers le double langage et la langue de bois que vers la double conscience (6) ?
C. T. On peut considérer que racisme et sexisme peuvent relever d’une autre analyse que celles abordées plus haut : par exemple d’une approche plus clinique ou socioclinique mettant en avant le caractère pathologique de certains comportements interindividuels ou intergroupes. Ainsi, dans certaines zones de nos sociétés démocratiques, la haine à motivations économiques, religieuses, ethniques… opposant des groupes, catégories sociales ou communautés, l’anxiété ou l’angoisse liées au trouble de l’identité sexuelle, au fantasme de l’échec ou de l’inaccomplissement d’une relation sexuelle équilibrée… entraînant une agressivité ni contrôlée ni sublimée. Parfois, racisme et sexisme associés créent un mélange explosif et destructeur. Qu’en pensez-vous ?
A. D. Je me référerai ici aux travaux de Berthoz ou d’Edelman à ce sujet. L’un nous rappelle que notre système nerveux central s’est développé autour de la gestion de la mobilité (fuir pour ne pas être pris, approcher pour prendre ou copuler) sous forme de simulateur des actions les plus aptes à le faire. L’autre souligne qu’il s’est organisé aussi autour de la peur-terreur d’être pris et du plaisir-satisfaction de prendre ou de se rapprocher. Il est donc probable que la peur et le plaisir constituent la base d’émotions plus spécifiques ou plus ciblées. Ainsi, la communion religieuse dérive-t-elle sans doute de la peur du lendemain et du sentiment qu’il est plus satisfaisant de la partager avec autrui, de même que l’envie ou la haine sont liées aux rôles sociaux qui ont été associés aux différences de fratrie ou de statut, de sexe ou d’origine. La pathologie naît lorsque le cerveau commence à « pédaler dans le vide », n’arrivant plus à simuler les réponses adéquates aux sollicitations de l’environnement et se laissant envahir par la terreur. Curieusement, c’est à propos de l’alcoolisme que ces phénomènes sont les plus perceptibles : dédoublement de soi, duplicité à l’égard des autres, alternance de fierté et de désarroi, mélange de dépit de soi et de haine des autres, personnification de l’alcool, etc. (7) (Demailly, 1992). Des désordres similaires peuvent être provoqués par l’écart entre identité prescrite et identité ressentie, par diverses expériences de l’échec et de l’humiliation et, plus généralement, par le sentiment que la société est foncièrement injuste et hypocrite. À partir de là, le cerveau va commencer à simuler un monde purement fantasmatique où l’autre sera chargé des pires vilenies, à commencer par celui de l’autre sexe ou d’une autre couleur…
De nombreux Noirs de la diaspora ont vécu et parfois décrit (Richard Wright, notamment) cette haine de l’autre et son fréquent report sur la femme noire. Pour l’exorciser, William E. B. Du Bois souligne combien la double conscience doit être féminisée pour en reprendre les vertus d’harmonie, de réciprocité et de liberté. Je crois aussi que tout le monde doit aller dans ce sens : bon nombre de femmes (de vrais dragons !) devraient entreprendre de se démasculiniser, tandis que bon nombre d’hommes devraient abandonner quelques attributs d’un passé révolu de guerres et de rapines (sans sacrifier pour autant leurs capacités reproductives)…
C. T. Vous évoquez, dans l’une de vos publications, diverses stratégies adoptées par des populations discriminées pour s’émanciper psychologiquement et socialement de la pression ou de l’emprise de groupes dominants. Pouvez-vous préciser ici ce que peuvent être – en dehors du métissage – ces stratégies et leur degré d’efficacité, notamment dans notre type de société ? Il est vrai que toute formation sociale entretient des pesanteurs (hiérarchie, inégalités, clivages ségrégatifs…) qui profitent à une partie du système, mais secrète aussi des innovations, autrement dit des dynamismes qui bousculent les structures et les rapports interhumains marqués par ce que S. Moscovici appelle la « pensée stigmatique » – pensée se satisfaisant de l’existence de supériorités ou de domination – par opposition à une pensée symbolique – répondant au désir de reconnaissance mutuelle et d’alliance. S. Moscovici, dans l’un de ses textes, se demande si l’alliance ne serait pas aussi comme la concurrence et l’antagonisme, une forme adaptative de la vie humaine. Comment vous situez-vous par rapport à ce débat ?
A. D. Je distingue, en effet, des stratégies d’alignement, d’affrontement et d’investissement. Les premières reviennent à s’aligner sur les valeurs des groupes dominants et à renforcer ainsi le système en place. Les deuxièmes tendent à remettre en cause, haut et fort, tant ces valeurs que ce système. Les troisièmes visent à investir les zones de discrimination positive instaurées par le système en place et à s’investir dans une transformation progressive de celui-ci.
Ces stratégies sont particulièrement patentes dans l’Inde moderne (Jaffrelot, 2003). À la fin du XIXe siècle, l’occupant britannique entreprend d’instaurer la démocratie dans une société de castes plus de trois fois millénaire. Il commence par favoriser la création de partis interconfessionnels et intercastes. Mais le très puissant parti du Congrès, aux mains des brahmanes, réussit à s’attirer les voix des membres des basses castes, par le biais d’un appel à la « sanskritisation (8) » consistant à leur dire « Devenez plus purs et rejoignez-nous » et revenant à induire chez eux une stratégie d’alignement sur le système en place. Pour contrer cette dérive, l’autorité britannique en vient à organiser des élections fondées sur les castes (dans le souci louable de privilégier les électeurs des basses castes, de loin les plus nombreux). Cette politique a l’effet pervers d’obliger chacun à faire état de son « varna », alors qu’il l’avait plus ou moins oublié au profit de la spécialisation professionnelle de sa caste, et de provoquer, au sein de certaines basses castes, des stratégies d’affrontement et de remise en cause des hiérarchies en place, au nom de leur noble passé ou de leur statut de premier occupant (dravidien et noir). Par la suite, le régime britannique, puis le gouvernement indien, prennent des mesures de discrimination positive en faveur des basses castes. Peu à peu, ces mesures déclenchent chez elles des stratégies d’investissement, au double sens d’investir au maximum les zones de discrimination positive (éducation, fonction publique) et de s’investir massivement dans la recherche-développement et les industries de pointe.
Cet exemple illustre à la fois certains effets vicieux de la démocratie (stratégies d’alignement et d’affrontement) et vertueux de la discrimination (stratégies d’investissement). On retrouve ces stratégies chez les victimes du racisme ou du sexisme. Ainsi, nombre de Noirs de France travaillent dur pour se fondre dans la société (stratégie d’alignement), au plus grand profit de Blancs qui ne songent pas un instant à leur renvoyer l’ascenseur. Certains Noirs préfèrent l’affrontement (Conseil représentatif des associations noires ou CRAN), en vue d’une remise à plat des fondements de la société. Mais il n’existe pas encore, en France (contrairement à ce qui se passe aux États-Unis ou au Canada), de politique de discrimination positive qui donnerait libre cours à des stratégies d’investissement. De même, nombre de femmes se lancent crânement dans des stratégies d’alignement (grandes écoles, armée, police, etc.) malgré toutes leurs chausse-trapes. Certaines préfèrent l’affrontement (« Chiennes de garde », « Ni putes ni soumises »). D’autres, enfin, jouent le jeu de l’investissement dans tous les espaces de parité prescrite…
Les mesures de discrimination positive peuvent permettre à certains de donner sens à leur vie ou à leurs efforts, quand ils ont l’impression que l’une ressemble à une poignée de sable que rien ne retient ou que les autres se heurtent à un mur. En ce sens, elles s’apparentent à la validation des acquis de l’expérience (VAE) pour des exclus du système scolaire qui font tout aussi bien sur le terrain que leurs collègues diplômés. Elles peuvent induire, en tout cas, des stratégies d’investissement bien plus fécondes que les stratégies d’alignement ou d’affrontement. Les unes ne faisant que renforcer le système en place, comme l’avait bien vu Thorstein Veblen. Les autres attisant la haine ou suscitant d’autres antagonismes incongrus et contreproductifs (par exemple, une mise en compétition des « mémoires » juives et noires).
Il n’en demeure pas moins que la compétition et la concurrence sont les moteurs de la société et de la vie. Les néodarwiniens ne cessent de le rappeler, tout en mettant au jour des mécanismes qui en corrigent ou en complexifient le jeu, à commencer par le commensalisme (ou parasitisme symbiotique) et l’altruisme. En ce sens, les stratégies d’investissement relèvent de l’altruisme, puisqu’elles réclament plus de sacrifices des uns que des autres, tout en profitant à tout le monde. Certes, l’altruisme, ainsi conçu, est toujours un « égoïsme éclairé », mais n’est-il pas préférable de l’admettre plutôt que de se réfugier dans de vaines doctrines qui le nient ? À cet égard, je me méfie de la notion d’alliance qui est à la base de toute coalition contre un tiers, mais je reprendrais volontiers celle de « pensée symbolique » qui fait référence au « symbolon », c’est-à-dire une pièce de monnaie ou une tablette d’argile brisée en deux dont on possède une partie qui permet de reconnaître celui qui détient l’autre : en ce sens, chacun de nous est une de ces parties (plus masculine que féminine ou l’inverse, plus blanche que noire ou l’inverse, plus privilégiée que défavorisée ou l’inverse) qui ne peut trouver ce qui lui manque que chez l’autre… ■
Notes
1. La hiérarchie sacrée qui en découle est fondée sur la pureté des origines de chacun (varna), selon la partie du corps d’un homme-dieu primordial (Purusha) dont il est issu : la tête pour les brahmanes (prêtres), les bras pour les kshatriyas (guerriers), les cuisses pour les vaishyas (cultivateurs et artisans), les pieds pour les shudras (serviteurs) et plus sales encore pour les parias ou intouchables.
2. On retrouve le même phénomène au niveau mondial : les pays les plus développés s’efforçant de renforcer leur avance scientifique et technique, tout en exigeant des autres de produire à bas prix et d’être plus démocratiques.
3. Le « prescrit » s’apparente aux feux de circulation qui « robotisent » les conducteurs (lorsqu’ils fonctionnent) ou entraînent la pagaille (lorsqu’ils sont en panne). Le « proscrit » s’apparente davantage aux giratoires européens qui interdisent de voler la priorité à ceux qui y sont déjà, tout en accroissant l’autonomie de chacun et la fluidité du tout (Demailly, 1988).
4. Dans L’Atlantique noir, Paul Gilroy la limite aux Africains déplacés de force vers les Caraïbes et les Amériques, en privilégiant leurs descendants anglophones. Logiquement, cette expression devrait s’étendre à l’ensemble de l’essaimage africain (quels qu’en soient les azimuts et les circonstances).
5. À l’exception de certains d’entre eux, tels ceux de Dany Laferrière, qui explorent ces champs avec intelligence et sensibilité.
6. Ainsi, plutôt que de cultiver ou d’exalter la mémoire des conquêtes militaires ou sociales, ne serait-il pas plus sage ou sain de rafraîchir, de temps en temps, celle des déroutes ou des relâchements qui les ont suivies ?
7. L’alcoolique ne s’en sort souvent qu’après avoir « touché le fond » et accepté l’abstinence. Il a alors l’impression de « renaître ». Il est dommage que de nombreux alcooliques « born again » lient cette renaissance à un pouvoir surnaturel, sans voir qu’elle s’apparente à une « double conscience » qui réconcilie esprit et corps, soi et autrui.
8. En référence à la langue (sanskrit) des textes sacrés (Vedas) qui fondent le système de castes.
BibliographieBanks R., 2004, American Darling, Arles, Actes Sud, 2005. |