Dossier : journal des psychologues n°242
Auteur(s) : De Azambuja Miguel
Présentation
Flâner en moto, arpenter la ville en laissant des prospectus sur les poignées des portes de certaines maisons ; passer quelques jours après, constater la maison vide si le prospectus est resté sur la porte, là où on l’avait laissé, et déduire l’absence du propriétaire.
Mots Clés
Détail de l'article
Il ne nous reste qu’à entrer subrepticement, comme si l’on pénétrait dans un rêve, et devenir le locataire, pour pouvoir vivre ainsi, quelques jours, la vie des autres. C’est cela que va faire Tae-Suk, un des personnages principaux du film de Kim Ki Duk. Une fois n’est pas coutume, la traduction du titre en français par Locataires (1), même si elle s’éloigne du titre original, nous donne des pistes d’accès au film. En effet, le locataire impose un certain décalage avec les lieux qu’il habite, une distance qui permet les déplacements. Picabia disait qu’il fallait traverser les idées comme on traverse les villes. Tae-Suk traverse les maisons comme il traverse les rêves, empreint d’une légèreté qui nous fait penser à Chaplin et au cinéma muet. Je reviendrai.
Il pénètre donc dans les maisons, s’installe provisoirement, lave la vaisselle, range, répare les objets cassés, prend une photo de lui et de la maison ; il a trouvé un intérieur, un lieu à l’abri du monde où il pourra vivre son propre décalage intime. Et il va ainsi de maison en maison, comme s’il allait de rêve en rêve, évitant de se réveiller. Et, dans ce périple poétique, il fera la connaissance de Sung-Hoa, femme maltraitée par son mari, qu’il rencontre de manière inattendue lors de l’une de ses visites. Ils se reconnaissent, comme deux animaux silencieux qui partagent les mêmes blessures. Peu de temps après, elle l’accompagnera dans ses pérégrinations. Le couple est fort et attachant et rappelle les personnages de Cortázar, Horace et la Mage (2) se promenant dans un autre continent, en faisant « le tour du jour en quatre-vingts mondes. (3) »
Il y a quelque chose de Chaplin dans les personnages de Kim Ki Duk, quelque chose du cinéma muet. La liberté du cinéma muet, sa fragilité, apparaissent à travers ces deux personnages principaux qui traversent le film sans dire un mot. Il est émouvant de voir, dans cette période de bavardage et de communication (« il faut communiquer »), comment à travers une superbe mise en scène Kim Ki Duk déploie « l’art de se taire » avec finesse.
Le cinéma de Chaplin, de Buster Keaton, de Harold Lloyd, est un cinéma libre et fragile, desserré, comme si les liens entre les hommes et les choses s’assouplissaient, et cela autorise les chutes et les vertiges, mais aussi de trouver des nouveaux déplacements, de se risquer à flâner la vie.
C’est dans ce sens que nous pouvons évoquer un cinéma léger, dégagé des contraintes, un cinéma à proprement parler onirique, puisque les liens se sont relâchés et facilitent le surgissement de nouvelles figures, l’exploration de nouveaux chemins. Peut-être… Risquons-nous, est-ce cela que l’on cherche quand on demande à l’association d’être libre et à l’attention d’être flottante ?
Cette liberté acquise nous rend vulnérables, moins protégés, il est difficile de flâner dans le monde sans armure, on se blesse plus facilement.
On le voit bien chez Tae-Suk, quand des éclats de violence apparaissent, ou dans la scène où il est en prison, où il cherche à disparaître, devenir invisible, vivre dans un monde sans traces, ce qui ne peut provoquer chez le gardien que violence et coups. À la fin de la scène, on se demande lequel est enfermé et lequel a pu se débarrasser de ses chaînes. On perçoit ainsi le pari fort du film, de nous amener à changer, un instant, notre point de vue, notre regard, notre vie et ses valeurs.
On le discerne bien aussi dans la douleur de Sung-Hoa quand elle est séparée de son ami funambule et dans sa manière d’essayer de retourner sur ses pas, parcourir à nouveau les maisons qu’elle avait occupées avec Tae-Suk, s’endormir sur le canapé où ils avaient été ensemble, sous le regard ahuri des propriétaires qui, présents cette fois et désemparés devant cette femme qui semble chercher les petits cailloux de son histoire muette, l’accueillent avec tendresse.
Probablement le film le plus abouti de son réalisateur, Lyon d’argent au Festival de Venise 2004, vous l’aurez compris, Locataires est un film exceptionnel qui entrecroise rêve et réalité, poésie et folie et crée ainsi une trame endormi en nous-mêmes. Félix Guattari disait que le cinéma était le divan du pauvre. Le film de Kim Ki Duk ne fait que confirmer joyeusement cette intuition. ■
Notes
1. Locataires, DVD, Wild Side Video, 2005.
2. Cf. Cortazar, Julio, Marelle, Paris, l’Imaginaire, 1985.
3. C’est le titre que Cortázar donne à l’un de ses recueils.