L’enfant et la maladie grave

Le Journal des psychologues n°254

Dossier : journal des psychologues n°254

Extrait du dossier : L'enfant, l'hôpital et le psychologue
Date de parution : Février 2008
Rubrique dans le JDP : Dossier
Nombre de mots : 1700

Auteur(s) : Bass Henri-Pierre

Présentation

Le diagnostic d’une leucémie engage le pronostic vital de l’enfant et entraîne des bouleversements majeurs dans la famille. Cette dimension nécessite un accompagnement spécifique et notamment la prise en charge par le groupe, qui permet la reprise des forces pulsionnelles de vie à l’intérieur de la famille.

Détail de l'article

La découverte d’une pathologie somatique grave chez l’enfant pour qui le pronostic vital est posé modifie de façon majeure les liens intrafamiliaux, en premier lieu dans le couple, mais aussi chez le sujet en traitement et dans la fratrie. Nous évoquerons ici quelques éléments de réflexion concernant notre clinique quotidienne auprès d’enfants atteints de pathologies leucémiques (cancer du sang).
Il s’agit d’une maladie à pronostic létal, même si, actuellement, un nombre non négligeable d’enfants peuvent être considérés en rémission définitive après cinq années sans rechute. Pour les parents, l’annonce du diagnostic a pour conséquences une sidération de la pensée et un bouleversement de la dimension de la temporalité qui est en soi traumatique et qui suscite une fantasmatique où l’enfant est « donné pour mort » (Brun, 2001) dans la pensée maternelle. Ce « réel » de la mort va entraîner, de manière inconsciente, une attaque contre les liens de pensée qui procède de la sidération psychique, elle-même causée par la charge d’angoisse massive et brutale qui survient.
La prise en charge dans un service spécialisé d’oncopédiatrie va se déployer dans la durée : plus de cinq semaines d’hospitalisation après l’annonce du diagnostic, puis retour au domicile, et, à un rythme régulier à raison d’une fois par semaine, traitement en hôpital de jour. L’on se doit de préciser que toute procédure de traitement chimiothérapique nécessite d’être inclus dans un protocole qui codifie très précisément les doses de produits anticancéreux à délivrer, ceux-ci obéissant à des essais scientifiquement validés, selon les différentes formes de leucémie.

 

Les processus familiaux de déni et d’adhésivité au savoir médical

L’état dépressif provoqué par le cancer est souvent vécu comme une terreur indicible, l’enfant se repliant dans une position narcissique archaïque, sorte de retrait autistique qui tente de le protéger d’un morcellement interne, d’un démantèlement psychique. Il se retranche dans le silence qui lui sert de « peau protectrice », enveloppe l’extrayant de l’angoisse du destin. Se met en place un « déni » radical de la réalité qui est d’une autre nature que le déni habituel, ou le désaveu, tel que Freud l’a théorisé. Chez les parents, il s’agit plutôt d’une impossibilité à reconnaître ce que serait la mort possible de l’enfant. Cet « impensable », cette impossibilité de ­percevoir un signifiant de mort, ont pour conséquences un brusque gel des émotions, une évacuation des affects avant même qu’ils ne se soient formés à partir des représentations, elles-mêmes porteuses d’horreur. C’est ce que Joyce Mac Dougall appelle la « désaffectation » (1978) et qui a pour corollaire une pétrification de la pensée.
Cette automutilation de la psyché a pour conséquences un démantèlement du système sensori-percepteur et un accrochage à l’intellect désaffecté. Cette adhésivité au médical procède d’un processus d’idéalisation. Si un échec du traitement surgit, comme une rechute, ce qui a été idéalisé par les parents, notamment le pouvoir médical, peut devenir objet persécuteur, voire objet de pulsions haineuses, et aboutir à des difficultés de prises en charge.
Mais l’accrochage au médical peut aussi être compris comme gel de pensée. Surtout ne pas réfléchir, car, sinon, on tombe dans le vide. C’est ainsi qu’un nombre non négligeable de familles s’accrochent sans recul aucun à telle approche, tel traitement-miracle, telle recette qui protège du gouffre mortel.
Dans cet épuisant aller et retour émotionnel, il est très important de faire en sorte que l’enfant malade puisse garder un minimum d’espace transitionnel dans le « corps familial ». Il s’agit ici d’une atteinte du groupe famille dans son ensemble, et les prises en charge individuelles sont très difficiles à asseoir tant au niveau du cadre qu’à celui de la demande, la famille se protégeant dans le non-dit.

 

Prise en charge par le groupe

L’approche groupale dans cette situation de bouleversements émotionnels majeurs prend ici toute sa pertinence. La mise en place de groupes de rencontres d’enfants, de parents, de fratries(*), permet aux participants d’évoquer ensemble ce qui est vécu et permet de ressentir que, face à une réalité traumatique, les autres procèdent par des modes d’adaptation similaires ou différents. Un jeu d’identifications réciproques s’opère, favorisant un processus d’étayage par le cadre groupal lui-même, où des vécus peuvent s’échanger. S’il y a gel des affects, ceux-ci peuvent être exprimés dans le groupe. Ainsi se trouve favorisée la reconstruction d’une enveloppe groupale contenante (Anzieu, 1985), qui joue ici le rôle « d’appareil à penser les pensées », permettant aux vécus individuels d’être plus tolérables et moins mortifères (Bion, 1988). Le groupe agit ainsi comme construction d’un espace transitionnel, au sens de D. W. Winnicott (1971), en permettant le « décollage » émotionnel que son cadre même favorise et, par la réactivation des affects, une reprise de l’expression des émotions et des sentiments.
Le cadre groupal favorise aussi les forces pulsionnelles de vie à l’intérieur de la famille. Le processus de « groupe de rencontres » de frères et sœurs d’enfants atteints de cancer permet de faire émerger des demandes de prise en charge thérapeutique individuelle ou familiale qui, sans celui-ci, n’auraient pas pu se formuler (Bass et Trocmé, 2005).

 

Le temps de la guérison et le choix du groupe comme cadre contenant

La réalité du cancer donne prise à la survenue de fantasmes de mise à mort et de dette. Ces fantasmes, toujours prêts à surgir, peuvent envahir en silence l’espace corporel et imaginaire de l’enfant et de sa famille. Ainsi en est-il du temps de la guérison, après l’annonce de la rémission définitive de la maladie. Celle-ci se divise en deux temporalités, bien souvent dissociées, dont l’une peut aller sans l’autre. La guérison clinique, somatique, n’est pas du même ordre que la guérison psychique, même si elles peuvent se renforcer ou bien s’exclure. Cela oblige à opérer un intense travail psychique de fusion et de séparation.
Le corps médical et le personnel soignant sont porteurs d’images de toute-puissance, elle-même vecteur de vie et de mort. Lorsque surgit l’annonce de la guérison, celle-ci peut-être vécue comme un abandon. La solitude est difficile à accepter, sans l’étayage représenté par le corps médical. Il est nécessaire alors, pour la famille, de recréer une peau psychique, un espace intérieur qui ne soit plus celui de l’espace hospitalier et un espace transitionnel d’échange avec le monde externe qui permette aussi son intériorisation. Lorsque le danger réel a disparu, quand la guérison se trouve confirmée par les instances médicales, il faut de nouveau pouvoir anticiper et rêver son enfant comme porteur de vie et non de mort. Le cancer ne focalise plus toute la dimension énergétique et le travail de grandir doit reprendre, ce qui nécessite un processus de séparation et de symbolisation. La tentation du silence est alors grande pour l’enfant et pour sa famille, notamment en faisant l’impasse sur cette reprise psychique d’un corps à habiter, d’un espace interne à retrouver. La psychanalyste D. Brun (2001) pointe la nécessité dans laquelle se trouvent certains d’avoir un lieu où ces mots-là puissent être recevables, où l’autre soit mis en position de « veilleur », à la fois facilitateur de ces représentations infanticides, si angoissantes, et garant de leur silence. C’est comme si l’on disait : « Pour que je vive, l’enfant malade en moi doit mourir. » Quant à la mère, il s’agit de l’aider à délivrer son enfant d’une place impossible, celle de « revenant ». L’enfant réel en voie de guérison doit se guérir d’un lien indestructible noué avec la mère. Elle peut l’y aider en se recentrant sur l’enfant qui doit mourir en elle. Taire ou parler du cancer sans s’y identifier suppose un long chemin jusqu’à pouvoir l’oublier.
Ce processus de guérison s’impose aussi aux autres membres du corps familial : père, frères et sœurs, d’où l’importance de la mise en place d’un cadre groupal de prise en charge permettant de se délivrer de la violence primaire des affects pour laisser revenir des ressentis de tendresse, avec l’ambivalence des liens qui peut se reconnaître.
On devine ici combien la parole peut être risquée et combien elle nécessite des circonstances propices.

 

« Faire le deuil », un bien étrange impératif !

Lorsque les traitements médicaux ne peuvent éradiquer la maladie, vient alors le temps de l’accompagnement jusqu’au décès de l’enfant. La famille sent bien que tout sonne faux dans les propos de consolation et d’encouragement, sa maladie exigeant encore de lui qu’il déjoue le désespoir où se reflète sa détresse. Le psychanalyste P. Fedida (2002), dans un commentaire à propos du livre de Ph. Forrest (1997), évoque l’entêtement à vouloir réparer l’autre, à l’enclaver dans sa douleur, à l’isoler et à l’incarcérer dans son mal, afin que sa détresse ne contamine pas le social. Ph. Forrest dit très bien comment les formules de gestes et de discours hospitalier sont isomorphes à la structure asilaire des enfants cancéreux. L’expression est ici terrible. Celle-ci est soutenue et entraînée par le mot d’ordre de « faire le deuil ». Bien étrange impératif qui s’apparente parfois à l’ordre du catégorique. Une certaine « psychologie » en a fait un impératif dont tout le discours régnant en proclame la nécessité. La visée explicite d’un tel discours, aujourd’hui posé comme vérité, tend à attribuer une valeur finalement positive à la douleur physique et psychique. Mais, comme l’écrit si justement Ph. Forrest, le « travail du deuil » nie le fait que la perte d’un enfant ne peut être substituable. Le travail du deuil dénie cette « insubstituabilité » (Allouch, 1997) en s’employant à leur remplacement sensé. Or, rien ne remplacera celui qu’on a perdu. Et c’est seulement à la condition d’accepter cette évidence que, consentant au sacrifice partiel de soi-même, on conserve la vérité d’avoir aimé. ■

 

Note
* Bass H.-P., Conrath P. (sous la coordination de), 2002, « Groupes et psychodrame. Espace psychique et voies thérapeutiques », Le Journal des psychologues, 203 : 19-58.

Pour citer cet article

Bass Henri-Pierre  ‘‘L’enfant et la maladie grave‘‘
URL de cet article : https://www.jdpsychologues.fr/article/l-enfant-et-la-maladie-grave

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