Dossier : journal des psychologues n°254
Auteur(s) : De Azambuja Miguel
Présentation
D’abord, la beauté des premiers titres : L’Oiseau au plumage de cristal, Quatre mouches de velours gris, Le Chat à neuf queues.
Détail de l'article
Ce contraste immédiat entre une poésie mystérieuse qui semble émaner des titres et le genre dans lequel les films s’inscrivent – le film d’horreur – nous renseigne sur la singularité de Dario Argento dans le monde du cinéma. Ensuite, d’autres signes découverts plus tard : Simonetti, le compositeur attitré d’Argento, leader du groupe Goblin, est un admirateur fervent de Keith Emerson (du groupe Emerson Lake and Palmer) qui a, lui aussi, composé pour Argento (on lui doit la bande originale de Inferno) ; l’intérêt d’Argento pour Poe, De Palma, Hitchcock, mais aussi Escher (le nom de la rue où l’on trouve l’académie de danse dans Suspiria est « Escherstrasse », et l’on trouve sur ses murs des dessins d’Escher) ou Hooper (dans Les Frissons de l’angoisse – Profondo Rosso –, le metteur en scène rend hommage au célèbre Nighthawks), enfin, la manière dont Argento raconte son lien au cinéma, au métier de réalisateur comme une affaire de survie, comme la seule forme capable d’abriter ses peurs, nous font ainsi comprendre, sous le mode d’une évidence, ce que signifie l’expression parfois galvaudée de « cinéma d’auteur ».
Parfois, ce n’est qu’une hypothèse, les poèmes d’amour et les films d’horreur sont des pratiques nécessaires pour gérer le tourbillon pulsionnel de l’adolescence. Elles aident à donner forme à notre vie débordée. Ensuite, refoulement aidant, on finit par les désinvestir, en pensant qu’elles n’étaient qu’un exutoire nécessaire, des formes de passage. Erreur. Autocritique nécessaire, on a laissé derrière nous des pépites d’or enrobées de sang ; on pourrait définir ainsi les images d’Argento, les formes qui permettent au cinéaste de capturer sa (notre) peur et de pouvoir ainsi l’inviter chez nous.
Restons un instant sur l’aspect formel de la production filmographique du cinéaste italien. Pascal Laugier le souligne avec pertinence (1), si l’on regarde un film d’Argento, on ne peut pas oublier qu’il y a un metteur en scène derrière la caméra, que chaque plan suppose un choix et donc un point de vue, une proposition cinématographique. Ses films ont cette qualité rare de nous proposer des images et la pensée qui les soutient. Prenons Suspiria. Chaque élément du film, les plans et les mouvements de la caméra, mais aussi le décor, les couleurs, la musique, porte en lui les idées d’Argento sur le cinéma. La musique des Goblin (je pense particulièrement à Profondo Rosso et Suspiria) est organiquement liée au film. La proposition des ritournelles, l’effet hypnotique de la répétition tonale ou encore le caractère parfois infantile, sous le mode de comptines, de certaines mélodies apparaissent comme des clés d’exploration de l’intrigue.
Un bref rappel : Suzy Banner arrive à l’académie de danse de Fribourg une nuit d’orage et croise une jeune femme qui fuit l’école en proférant des phrases insensées. Suzy découvrira progressivement que l’académie est en réalité un repaire de sorcières, et notamment celui d’une terrible sorcière, la Mère de Soupirs. Le film fait partie de la trilogie des Mères (Suspiria en 1977, Inferno en 1980 et Terza Madre en… 2007). Il est considéré comme l’un des films phares de l’œuvre de Dario Argento, un moment de grande liberté créatrice. Les couleurs sont flamboyantes, comme si la pellicule elle-même s’imprégnait de l’intensité du film.
Après avoir évoqué la musique, quelques mots à présent sur le décor : l’académie de danse est construite de manière bizarre, architecturalement parlant, de telle sorte que l’on ne peut se repérer à l’intérieur. Par ailleurs, Argento avait tout d’abord écrit son film en pensant à des petites filles de neuf ou dix ans. Cependant, pour des raisons de production, il a dû changer le scénario et penser à une académie de jeunes filles. Mais l’idée brillante d’Argento a été de maintenir le décor comme s’il s’agissait de petites filles. Ainsi, les poignées des portes surélevées produisent un effet troublant, une sorte d’Alice aux pays des horreurs bouleversée par le changement de taille.
On en arrive au contenu du film, si bien exprimé par sa forme. Académie de jeunes filles, changement de taille, danse, cruauté infinie des sorcières… Suspiria est un Bildungfilm, la traversée initiatique d’une jeune fille prise par des mouvements pulsionnels qui font retour, avec tout ce qu’ils ont de violent, de décomposé. Ici, deux pistes se croisent : la lecture d’une adolescence en pleine tempête, mais aussi la lecture du féminin, un des thèmes récurrents chez Argento et dont Jennifer est le dernier exemple (2) qui pourrait nous permettre de mieux saisir la scène finale du film, le sourire énigmatique de Jessica Harper (le chat de Cheshire qui a retrouvé son corps ?).
« Ce qui fait retour ». C’est d’ailleurs une des clés pour pouvoir mieux saisir le cinéma d’horreur. Il s’organise en relation à ce qui fait retour, le retour de ce familier qui est tellement inquiétant. Je pense, bien sûr, à Argento, mais aussi à George Romero, qui pense son cinéma autour de cette thématique à travers le retour des morts. Mais celle-ci est une autre histoire…
Notes
1. Voir Suspiria de Dario Argento, Wild Side Video Edition Collector, deux DVD, 2007. Édition soignée, pleine d’intelligence, avec des commentaires aigus sur le film et le parcours d’Argento.
2. Moyen métrage proposé dans la série Masters of Horror. Lire à ce propos Du Rosso Profondo à Jennifer, le féminin Unheimlich, de Sandra Lorenzon, à paraître aux éditions Drummond (São Paulo).