Marcher sur la lune

Le Journal des psychologues n°246

Dossier : journal des psychologues n°246

Extrait du dossier : La douleur : expérience et subjectivités
Date de parution : Avril 2007
Rubrique dans le JDP : Culture
Nombre de mots : 800

Auteur(s) : De Azambuja Miguel

Présentation

En fait, les tableaux cubistes et l’exemple freudien de la ville de Rome 1 ont ceci en commun, ce sont deux figures qui nous proposent un monde dont la surface est décomposée, et qui jettent par-dessus bord toute linéarité et toute chronologie.

Détail de l'article

 D’une certaine manière, cela ressemble aux rêves, dont leur récit cherche à donner une certaine cohérence à ce monde disparate qui s’était justement libéré de l’emprise narrative et proposait une autre grammaire. J’ai l’impression que les productions culturelles peuvent avoir parfois cet effet, sur nous, de desserrer le circuit habituel de nos représentations, pour que du nouveau puisse arriver. C’est par ailleurs une des raisons qui fondent, me semble-t-il, des propositions telles que la libre association chez le patient ou l’attention flottante chez l’analyste : créer un état qui permet de mettre en cause la notion d’un langage linéaire, plat, un état qui permet de perdre pied ou, en tout cas, de changer notre rapport au sol. Certaines productions culturelles peuvent nous permettre alors de décoller, de nous déprendre, et d’éviter ainsi le risque de la vie sans nuances, sans relief, la vie de celui qui est de plain-pied dans le monde. Je cite Pontalis : « Celui qui est de plain-pied dans le monde qu’il tient pour seul réel est un homme appauvri, à jamais séparé des sources de la vie 2 ». C’est une vie sans détours, sans recoins, comme si l’on marchait sur un sol sans plis.  En introduisant un peu de rêve dans la vie de tous les jours, les productions culturelles nous aident ainsi à établir un autre rapport à la gravitation, à découvrir des nouveaux territoires. Allons maintenant vers l’immense métaphore de ce processus.
Un autre rapport à la gravitation. Je me souviens que Fred Astaire et Gene Kelly, excusez du peu, avaient vu en lui leur héritier. Je me souviens que c’était le vingt-cinquième anniversaire de la Motown, et je crois qu’il est allé avec ses frères, peut-être ont-ils participé au spectacle, je ne sais pas. Je me souviens qu’il chanta Billie Jean ce jour-là, une des chansons de Thriller, probablement l’album le plus vendu dans l’histoire de la musique. Je me souviens que c’est sur Billie Jean que Michael Jackson montre pour la première fois le moonwalk. Il avait vu ce pas de breakdance dans les rues, s’en est emparé, il restera désormais associé à lui, même si l’inventeur de ce pas de danse était Bill Bailey.                                       
Le danseur se déplace vers l’arrière, il recule, tout en donnant l’impression d’avancer, et ce paradoxe du geste crée l’effet, saisissant, du flottement. Il semble aller à l’encontre de la physique et les lois des corps ; pour un instant, nos connaissances concernant les lois de la gravitation et de la matière se trouvent bouleversées, et cela permet au danseur de se dégager, de sortir de sillons de la répétition pour offrir une nouvelle image. L’on voit le rapprochement possible avec le cinéma muet (Michael Jackson s’est toujours déclaré un admirateur de Chaplin) et avec l’art du mime. Marcel Marceau a créé d’ailleurs un exercice qu’il nomma « la marche contre le vent », qui pourrait être aussi parmi les sources du moonwalk. C’est comme si la réalité était devenue onirique, comme si elle s’était vêtue de rêve en produisant ainsi une forme intermédiaire. D’où l’impression d’autonomie par rapport au sol et ses contraintes. Michael Jackson a réussi à danser un lieu qui desserre les catégories, ce qui explique le ton de liberté qui s’y dégage.  Et cette légèreté est toujours bienvenue, surtout dans cette période électorale où la plupart de discours politiques sont lourds, ficelés, prévisibles, et font appel à la partie éteinte de chacun de nous, celle qui se situe à l’extrême opposé de la créativité et de la fantaisie.
Jackson a incarné en fait, pendant longtemps, toute une signalétique de l’intermédiaire : entre l’adulte et l’enfant, entre l’homme et la femme, entre le blanc et le noir, il semblait être un habitant d’une autre planète, comme si un personnage de bande dessinée avait pris forme humaine. Dans ce sens, il a été un avant-coureur, et annonçait toute une série de thématiques concernant les interrogations idéntitaires qui semblent fleurir de nos jours. Mais, il semble (je n’en sais rien en fait) que l’ombre du démon soit tombée sur sa danse, précipitant le danseur vers sa chute. On verra bien.
 

Notes
1. Freud S., 1986,
Malaise dans la Civilisation, [1929], PUF, Paris, p. 13.
2. Pontalis J.-B.,
L’Amour des commencements, Paris, Gallimard 1986, p. 35.

Pour citer cet article

De Azambuja Miguel  ‘‘Marcher sur la lune‘‘
URL de cet article : https://www.jdpsychologues.fr/article/marcher-sur-la-lune

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