Psychologue à la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), les relations établies avec les adolescents placés dans le foyer où j’exerce sont habituellement encadrées par le fonctionnement institutionnel qui organise le quotidien et s’articule au cadre clinique.
Confinée, je continue à être en relation avec ces adolescents qui résident désormais soit encore au foyer, soit chez leurs parents ou en logement indépendant.
C’est depuis mon domicile que je les appelle, une fois par semaine, ou plus s’ils me le demandent, à partir du téléphone fixe d’ordinaire réservé aux communications avec mes amis et ma famille. C’est le téléphone qui « fait partie des meubles », de ma demeure, dans mon salon. Alors, discuter avec cet appareil, dans la sphère plus intime « de mon foyer » avec ces adolescents « du foyer » introduit dans le lien, de façon plus explicite et prégnante, la part intime de ma subjectivité dans la fonction que je porte.
Quelles répercussions subjectives et cliniques se repèrent dans ce nouvel aménagement du cadre ?
La régularité des appels téléphoniques assure une fiabilité dans le lien ainsi soutenu. Le tiers institutionnel est bien sûr toujours présent entre nous puisque c’est au nom de ma fonction dans l’institution en référence à une organisation établie avec l’équipe éducative, que je les contacte. Cependant, si au foyer, nous contractualisions ensemble des modalités et une fréquence de rendez-vous portés par le tiers institutionnel, dans le lieu et la temporalité de l’institution, dorénavant, cette même contractualisation implique que je les appelle « chez eux » depuis « chez moi ».
Cette intrusion dans les intimités de chacun amène le psychologue à s’appuyer d’autant plus sur son cadre interne pour limiter la confusion et organiser le sens.
Nous ne nous voyons plus : c’est sur la voix, ses nuances, les bruits environnants que s’étaye le contact. La réalité de nos mondes externes fait parfois irruption dans nos entretiens (chez la psychologue, un enfant décroche le téléphone ou se dispute avec son frère ; auprès de l’adolescent, une petite nièce prend le téléphone et s’introduit dans la conversation). Autant d’intrusions créant une déstabilisation mutuelle à être ainsi saisis dans une dimension réelle et immédiate de notre vie, et une gêne à ce que la continuité de l’échange soit ainsi interrompue. Les défenses n’ont plus alors seulement à faire avec les lapsus et autres manifestations inconscientes ( l’inconscient est bien sûr toujours à l’œuvre !) mais aussi avec ces intrusions externes de nos sphères intimes dans l’espace que nous tentons de ménager à l’expression de la réalité psychique. Le cadre est-il alors encore clinique, peut-on se demander ? Il reste au clinicien, comme au patient, la liberté de relever ou non ces éléments, de les traiter au premier degré ou de s’en saisir pour ouvrir une réflexion plus générale, d’user d’un mot d’esprit, du second degré pour relancer la métaphore. Ces percussions du cadre par la réalité externe de nos environnements, peuvent aussi être l’occasion de parler, d’une autre perspective, le registre des relations familiales, de ressentis affectifs, pour lesquels il est souvent difficile de trouver les mots ou de s’autoriser à les dévoiler dans l’enceinte du foyer. Ainsi s’écrit une autre histoire…
Un jeune homme qui avant le confinement se disait embêté par son « côté trop pessimiste » me raconte qu’il s’est mis à la lecture d’un livre prêté par un éducateur : « Candide ou l’optimisme », d’un certain Voltaire ! Il me demande de pouvoir échanger sur ce qu’il en a retenu. Dans mon salon, mon regard se pose justement sur la collection des Lagarde et Michard [1] à partir de laquelle, au même âge, j’avais aussi travaillé cette œuvre. Se poursuit, par le prisme de cette lecture, le travail réflexif engagé auparavant, avec cependant une dynamique transférentielle qui ricoche sur la réalité de nos environnements immédiats.
Sans se voir, l’échange est parfois plus facile : aborder ce qui trouble, sans avoir à soutenir le regard est moins directement menacé de honte.
Pour d’autres, au contraire, cette seule modalité d’entrée en relation, sans le recours du média ou de l’engagement corporel les rend absents, échappés à la relation. La voix seule n’apporte pas la garantie suffisante de la présence de l’autre. Confrontés au vide, ils révèlent la faiblesse de leur sentiment continu d’exister. Les préoccupations jusqu’alors obsédant le quotidien paraissent dormantes, avec l’arrêt général de l’activité environnante. La pensée empêchée par le recours continu aux jeux vidéo et au suivi des séries télévisées se libère toutefois de nouveau lorsqu’internet ne fonctionne plus. La relation éducative peut être réinvestie et permettre que s’exprime l’angoisse devant les pensées et images destructrices qui s’imposent au sujet. La peur de la maladie est parfois au premier plan, ravivant celle de la mort.
Les points de butée de l’organisation psychique s’expriment ainsi plus intensément dans leurs fondements face aux contraintes du confinement.
Pour certains se révèle l’inconsistance d’un ordre symbolique, illégitime à leur imposer quoi que ce soit. Pour d’autres, le nouvel espace de transgressions que dessinent les règles de confinement est l’occasion de défier différemment l’autorité.
Ces adolescents qui se signalent par leurs transgressions se tiennent cependant assez bien à ce qui leur est imposé : la contrainte du confinement, valable pour tous, semble devenir un facteur de socialisation faisant refluer le sentiment d‘exclusion. De la même manière, je ne reçois aucun appel en dehors des heures prévues de rendez-vous ni de question visant le contenu de ma vie relationnelle et affective.
Le cadre continue à faire fonction de limite et d’étayage et le lien se maintient avec ces jeunes qui ont pourtant des difficultés à fonctionner dans la symbolisation de l’absence.
Pour ceux qui sont contraints à ne pas pouvoir rester au foyer, la paradoxalité adolescente s’atténue : le danger est moindre à laisser advenir une demande et à s’accrocher à la continuité du lien qu’on leur propose. Pour chaque adolescent importe le fait d’être entendu dans son ressenti, ses questions, d’être toujours l’objet d’une pré-occupation prudente mais régulière. Ainsi se maintient la fonction du psychologue, dans cette étrange distance, de séparation physique mais d’immiscions dans le quotidien de chacun.
Stéphanie Mousset
Psychologue
Établissement de placement éducatif -Toulouse
[1] Manuel scolaire longtemps utilisé dans l’enseignement secondaire.