Assurer les consultations depuis son lieu de confinement, dans un temps de crise inédit pour tous – patients et professionnels – qu'est-ce que cela change, pour soi en tant que praticien et dans le vécu de la clinique ? Quatre psychologues et/ou psychanalystes ont accepté de nous faire part de leurs premières impressions et réflexions.
Ils avaient déjà mené des séances par téléphone, pour un patient malade ou parti à l'étranger. Un cadre de travail pas inconnu donc. Mais avec le confinement, c'est la totalité de leur clinique qui a basculé dans des modalités nouvelles. « Auparavant, ce type de séances avait lieu à la demande des patients, alors que là, on n'a eu pas le choix et il a fallu s'adapter très vite », constate la psychologue clinicienne et psychanalyste Sandra Hueber. Ce qui l'a d'abord étonnée, c'est son extrême fatigue. « Il faut sortir des antennes habituellement pas actives, comme pour essayer de compenser l'absence du corps et de tous les signaux qu'il envoie. Cela demande énormément de concentration », relate-t-elle.
La texture du silence
Une pratique à distance dont le psychanalyste Philippe Romon note qu'elle modifie aussi le rapport au silence. « J'ai été amené malgré moi à couper la parole à mes patients, parce qu'il est plus difficile de percevoir si le silence dans lequel ils s'installent est un arrêt ou une simple pause dans le discours. Par ailleurs, du côté de l'analyste, poser un silence en présentiel peut avoir une portée interprétative. Mais au téléphone, celle-ci perd sa valeur car le patient y réagit souvent par un « êtes-vous toujours là ? » ! ». La fin de la séance aussi est perçue comme un peu délicate dans ce contexte, car potentiellement plus abrupte.
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Voix intimes
Quand elle n'est pas parasitée par des problèmes techniques qui obligent à un surcroît d'attention, la voix peut aussi devenir omniprésente. « J'ai été frappé par son intensité dans mon oreille. Le téléphone produit une grande intimité », poursuit Philippe Romon. Intimité potentiellement vectrice d'introspection pour les patients, mais aussi parfois d'un trop plein d'excitation ou d'un vécu d'intrusion. Et non sans effet pour le psychologue lui-même, s'il veut pouvoir conserver son écoute flottante. « La meilleure tactique que j'aie trouvée est de fermer les yeux, de me laisser porter par la voix et de laisser surgir en moi les images qui peuvent me venir. Je me suis aussi surpris à déambuler dans mon bureau ! », poursuit Philippe Romon. Outre cette prégnance de la voix, Johanna Chiss, psychologue clinicienne et psychanalyste, a ressenti que le fait de ne pas être dans son lieu de consultation habituel, mais dans un univers plein d'objets personnels, est venu parfois perturber sa concentration, l'amenant alors à fermer les yeux, à griffonner, ou « à faire quelque chose d'autre pendant qu'on me parlait », pour retrouver sa disponibilité.
La psychologue clinicienne et psychanalyste Hélène Vaillé souligne au contraire l'effet de détente qu'elle a éprouvé au téléphone, avec des patients habituellement reçus en face-à-face. « Cela se rapproche de ce que je ressens avec mes patients qui sont en analyse sur le divan – un contexte plus propice à une écoute flottante, moins parasitée par la question du regard. Je sens que cela me rend plus disponible psychiquement, et que je peux regarder ailleurs si un patient entre dans des propos trop répétitifs dans lesquels je risque de m'enliser, confie-t-elle ».
Une certaine intensité
Tous notent que cette absence du regard et de la présence physique du praticien a pu s'avérer bénéfique à certains patients, qui ont soudain abordé des éléments plus profonds, ou des questions nouvelles, avec plus de franchise et moins de défenses. Comme si quelque chose se vivifiait dans le processus psychothérapeutique. Avec cette question : est-ce lié au dispositif à distance, à l'urgence dans laquelle nous place la crise, au retour à soi auquel invite le confinement, à l'inventivité à laquelle cette situation inédite pousse le thérapeute et son patient ? « Je commence toutefois à voir des limites à cette pratique à distance, module Sandra Hueber. Pour certains, je sens qu'il faudrait que ça recommence au cabinet ».
Métaboliser ce qui nous arrive
Il est à l'inverse arrivé que le caractère anxiogène de la crise sanitaire prenne le devant de la scène, suspendant un peu le travail psychothérapeutique à proprement parler. « Le fait d'avoir maintenu le lien a surtout permis, pour certains patients, d'accompagner l'angoisse liée à la situation actuelle », poursuit Sandra Hueber. Celle-ci a d'ailleurs été surprise par son propre besoin de s'hyper informer. « Souvent, on a l'impression d'avoir un train d'avance sur les patients, et là, c'est comme s'il y avait besoin d'en avoir un, non pas sur ce qui est en jeu pour eux en interne, mais sur ce qui se joue à l'extérieur, s'étonne-t-elle. Comme si le fait de mesurer au plus tôt les conséquences de ce qui nous arrive, de les penser, d'avoir traversé cette peine, cette inquiétude, de les avoir situés pour moi-même s'était imposé à moi pour me permettre d'être plus lucide vis-à-vis des perceptions de mes patients, et de les accueillir de façon plus contenante ».
Vivre une situation commune
Car ce qui est nouveau aussi, c'est d'être plongé dans une situation commune. Avec un risque de rupture de l'asymétrie propre à la relation psychothérapeutique ? « Les patients ont pu me demander comment j'allais, comment je vivais la situation. Pour certains, j'ai perçu que cela pouvait être source d'inquiétude. Il faut jongler entre un maintien de notre place un peu à l'écart, et l'acceptation du fait qu'on vit une expérience commune, dans le réel », analyse Johanna Chiss.
Tous expriment leur désir de reprendre leur travail en présence de leurs patients, pour retrouver notamment la dimension vivante de la présence des corps. Mais ils ont le sentiment d'avoir vécu une expérience singulière, intense, qui vient enrichir leur pratique et sur laquelle ils entendent continuer de réfléchir.
Laetitia Darmon.
Psychologue clinicienne
Journaliste collaboratrice du Journal des psychologues