Dossier : journal des psychologues n°230
Auteur(s) : De Azambuja Miguel
Présentation
Bergman avait beaucoup aimé, semble-t-il, L’Adversaire, le récit qu’Emmanuel Carrère avait consacré au périple étonnant et inquiétant de Jean-Claude Romand, cet homme qui s’était inventé une vie en faisant croire à sa famille et à son entourage qu’il était un médecin travaillant à l’OMS, spécialisé dans les maladies infectieuses (difficile d’imaginer tous ces matins où, pendant plus de quinze ans, il sortait de chez lui, après avoir embrassé sa femme et ses enfants, pour aller à un travail qui n’existait pas, qui était en fait un bar obscur, et, lui, assis, désœuvré).
Mots Clés
Détail de l'article
Il a mis le feu à sa maison, tuant femme et enfants, car la construction s’effondrait, le masque tombait… la panique s’emparait de lui. Il a ensuite voulu se tuer. Il a survécu.
Bergman dirigeait une pièce de théâtre, Les Revenants d’Ibsen, et conseillait vivement à ses acteurs de lire ce récit de Carrère. J’imagine qu’il était attiré par ce monde obscur derrière les apparences, ce monde de ténèbres dont Bergman nous montre le cœur, abrité derrière des vies opaques. On pourrait d’ailleurs parler dans ces termes de la pièce d’Ibsen, de ces revenants, de ces morts vivants qui nous montrent une vie bourgeoise respectable, la belle façade, mais qui occultent la vie de tricheries, de tromperies, de mensonges. D’où une certaine oppression qui se dégage de la pièce de l’auteur norvégien. Mais peut-être que je formule mal les choses… Un monde « derrière les apparences » est une facilité du langage dans laquelle nous tombons souvent. Cela laisse supposer deux mondes différents : la façade et l’intérieur, la forme et le fond. En réalité, la vie de surface, celle du conformisme et l’acceptation de l’ordre bourgeois qui semble peser aux personnages de Bergman ou d’Ibsen, fait-elle partie du mal qui les ronge de l’intérieur. Pour le dire avec la violence d’une métaphore : si les personnages veulent s’arracher les masques, c’est aussi leur propre visage qu’ils arrachent. D’ailleurs, je crois que c’est une vision onirique parue dans l’un des films de Bergman, justement.
Toutes ces pensées concernant Bergman, le grand maître suédois et son territoire d’exploration, me viennent à l’esprit quelques heures après avoir pu voir deux de ses chefs-d’œuvre : Scènes de la vie conjugale et Saraband (*). Saraband est le dernier film de Bergman à ce jour (film réalisé pour la télévision suédoise ; Bergman ne fait plus de film pour le cinéma), mais il est aussi le premier fait après le décès de sa femme, Ingrid, à qui ce film est dédié. Une des lignes du film, ce sont précisément les traces de cette perte à travers le personnage d’Anna, femme d’Henrik et mère de Karin, qui est décédée et dont le souvenir fantomatique hante la vie des vivants.
Je poursuis les présentations : on retrouve Johan et Marianne, qui ont été en couple pendant longtemps, ont divorcé et se retrouvent après trente ans ; Henrik, fils de Johan, et Karin, fille d’Henrik et petite fille de Johan. Je dis « retrouve » parce que Johan et Marianne sont un couple que nous connaissons bien (Liv Ulmann et Erland Josephson, fabuleux) : ce sont les protagonistes de Scènes de la vie conjugale, ce magnifique film de Bergman qui nous raconte les tourmentes de l’amour et de la haine, de la tendresse et du mépris d’un couple dans les années soixante-dix. Le film fut réalisé en 1973, et, trente ans plus tard, le metteur en scène réunit à nouveau ses deux personnages (ils « reviennent », eux aussi !). Dans Saraband, Marianne décide d’aller voir Johan, qui vit isolé dans une maison de campagne. Son fils Henrik, qui lui voue une haine infinie, et réciproquement, et sa petite fille Karin, elle-même établissant des rapports complexes avec son père qui veut lui imposer ses projets musicaux, habitent près de chez lui. Quatuor explosif, qui évolue égaré sous l’ombre de l’absente disparue. Cette famille permet à Bergman d’exercer une approche lucide et sans concessions. Il est un maître pour nous montrer les infinies nuances de la palette des sentiments. Il nous montre ô combien l’amour est nécessaire, mais aussi parfois dévastateur ; il nous montre que le temps poursuit son chemin, inexorablement, et que les passions, la violence, la haine, peuvent rester intactes ; il nous montre, enfin, la nature humaine dans ce qu’elle a de plus riche et de plus meurtrier. C’est peut-être en cela que l’on peut reconnaître l’artiste – et je paraphrase ici Breton –, car il nous donne des nouvelles sur nous-mêmes, cette partie de nous-mêmes que nous ne voulons pas trop regarder.
Lucide et sans concessions. Je pense que c’est l’une des qualités majeures de Bergman, sa capacité de mettre en scène nos tempêtes. On a tous, à un moment ou à un autre, explosé, senti vaciller nos limites, été pris par la fureur, par la douleur. Mais l’on veut la gêne et le malaise oublier, mettre la poussière sous le tapis, congédier le Dr Jekyl, ne pas voir les fantômes d’un passé qui nous déchire et qui, pourtant, sont avec nous. Mais, lui, il les voit, il les côtoie, il veut apprendre, et il nous aide ainsi à rester éveillés.
Note
* Scènes de la vie conjugale et Sarabande viennent de paraître en DVD aux MK2 Editions dans une version soignée et avec un cadeau bonus inestimable : le maître Bergman à l’œuvre ! En ce qui concerne Scènes de la vie conjugale, c’est aussi un événement, car on nous offre pour la première fois la version intégrale de la série proposée à la télévision par Bergman, six chapitres d’une cinquantaine de minutes chacun, la version cinéma ayant été un condensé de la série pour la télévision.