Dossier : journal des psychologues n°230
Auteur(s) : Voyazopoulos Robert
Présentation
Le rappel de l’évolution de l’examen psychologique de l’enfant au cours des dernières décennies est salutaire. Rappel qui incite à présenter les points positifs qui lui ont fait acquérir ses lettres de noblesse, ainsi que les points d’achoppement qui freinent encore aujourd’hui sa pratique maîtrisée. Ce détour nous invite à une réflexion responsable sur la question.
Mots Clés
Détail de l'article
L’examen psychologique – on se limitera dans ce texte à celui qui s’adresse à l’enfant et dans lequel l’évaluation intellectuelle est souvent centrale – retrouve peu à peu, en France, en ce début de siècle, quelques lettres de noblesse. Acte professionnel central de la pratique de nombreux psychologues de l’enfance, la démarche clinique et diagnostique du développement et du fonctionnement mental, appuyée sur la méthode des tests, a connu un long déclin dans notre pays, lié à une période de contestation radicale des pratiques d’évaluation en psychologie (et, plus généralement, de toute pratique visant à différencier et, indirectement, à classer les personnes), dans la dynamique des idées critiques du mouvement de Mai 68. On rappellera l’impact de l’ouvrage Le Quotient intellectuel de Michel Tort, publié en 1974, virulente critique des dérives d’utilisation du QI, attaque sans concession des fondements mêmes des tests et de la dérive qu’ils pouvaient favoriser : celle d’une vision techniciste et réductrice d’une pratique psychologique au service de l’idéologie bourgeoise et sélective. De même, La Mal-Mesure de l’homme de Stephen J. Gould, publié aux États-Unis quelques années plus tard (traduction française en 1983), dénonçait avec non moins de force, dans une analyse historique et une étude précise, les exploitations sociales et politiques du QI et les dérives eugénistes et raciales engagées en son nom en Amérique du Nord. Pour une histoire critique sur les fondements et usages des tests, on renverra ici volontiers le lecteur aux analyses et écrits d’Annick Ohayon.
Nécessaires et efficaces pour rappeler les limites ou les imperfections des méthodes de la mesure en psychologie, ces regards devaient-ils pour autant conduire à refuser toute évaluation ? Pour de longues années, et pour des raisons culturelles et sociales, en France plus qu’ailleurs, il était acquis que « tester » était un acte anti-psychologique et contraire à la position d’écoute et de relation que le psychologue adopte avec la personne qui le consulte. Dans une nation où les sciences humaines sont très largement influencées par la psychanalyse et où bon nombre de psychologues en revendiquent l’appartenance ou le voisinage, toute pratique visant à saisir telle ou telle caractéristique individuelle se faisait automatiquement, selon certains, aux dépens d’une reconnaissance globale du sujet et devenait ainsi condamnable. Un manichéisme qui, aujourd’hui encore, pèse dans les représentations communes de certains cercles ou d’équipes de soins.
Nous sommes cependant, d’une façon générale, apparemment sortis de la période de contestation excessive et de remise en cause systématique des démarches évaluatives en psychologie par les psychologues eux-mêmes, pour plusieurs raisons que nous pouvons succinctement avancer, et dont nous discuterons brièvement l’actualité et la pertinence.
Tout change ?
L’augmentation des demandes sociales et institutionnelles
L’attente sociale à l’égard de la psychologie et de ses applications a été longtemps soutenue. On peut s’en réjouir, car il s’agissait de mettre au service du plus grand nombre, à celui des institutions et des organismes sociaux, dans un esprit républicain et « positiviste », les avancées d’une science en développement, porteuse de valeurs et d’éthique dans les représentations du grand public. Ce fut le cas, en France, au début du dernier siècle quand le ministère de l’Instruction publique chargea Alfred Binet et Théodore Simon de construire un test psychologique destiné à repérer les enfants déficients dans l’incapacité de suivre l’enseignement devenu obligatoire avec les lois de Jules Ferry. Les enfants ainsi identifiés avec l’échelle métrique de l’intelligence devaient alors bénéficier d’un enseignement particulier, ébauche de ce qui allait devenir l’éducation spécialisée. Les dérives d’utilisation du test ont d’emblée soucié son principal auteur, et l’histoire lui a donné raison, lui qui a vu, majoritairement en dehors de la France, certains psychologues « servir la soupe » à l’eugénisme, au racisme, à la sélection sociale la plus inégalitaire. Les tests psychologiques au secours d’une stratification sociale, comme argument scientifique, comme justification des rapports de pouvoir et d’exploitation : il s’agit bien d’une interrogation soucieuse constante chez les psychologues, et certains usages abusifs du QI témoignent aujourd’hui à leur façon des nouveaux dangers idéologiques que les tests pourraient servir.
C’est essentiellement du côté des parents et des familles que s’exprime une attente forte vis-à-vis de l’examen psychologique et intellectuel. La vulgarisation regrettable du QI, conduite par des adeptes d’une transparence qui n’en a que l’aspect, conduit à plus encore de demandes d’évaluations chiffrées. Les manques ou absences d’explications compréhensibles par les familles dans les prises en charge psychologiques et psychothérapeutiques ont encouragé les recherches d’informations simplifiées mais accessibles, comme, par exemple, les données chiffrées de l’évaluation psychologique. Pensant contourner ce qu’ils considèrent comme un déficit explicatif et une absence de visibilité des accompagnements psychologiques et pédopsychiatriques, ou des psychothérapies de leurs enfants, des parents désorientés tombent dans l’illusion simplificatrice et peu signifiante du QI que quelques professionnels peu scrupuleux encouragent.
Les demandes croissantes faites par des parents qui n’ont jamais, dans l’histoire de l’humanité, autant investi dans l’enfant et pour l’enfant (enfant attendu et non plus imposé, enfant choyé et protégé, chargé des promesses et des promotions familiales, porteur par procuration des satisfactions parentales…) ne devraient pas détourner les psychologues des questionnements éthiques et de leurs responsabilités sociales. La technique et la fascination des chiffres ne peuvent faire office d’identité professionnelle. La clinique, la relation, l’écoute, leur sont indissociables pour donner du sens à ce que l’écriture mathématique propose. Le QI, par exemple, est une « commodité professionnelle (*) » qui nécessite d’être interprétée et replacée dans un contexte psychologique global, et qui, en aucun cas, ne peut masquer, par le chiffre, l’insuffisance de l’élaboration clinique.
L’évolution des modèles de l’intelligence
La psychologie appliquée est attentive à l’évolution théorique des modèles concernant le développement et le fonctionnement mentaux. Ses avancées sont très fortement liées à celles de la psychologie du développement, aux recherches en psychologie cognitive et différentielle, aux découvertes récentes en neuropsychologie infantile. En venant ainsi s’introduire dans les pratiques d’évaluation de l’intelligence, les nouvelles épreuves comme le K.ABC (Kaufman, 1993) ou même l’UDN-II (Meljac, Lemmel, 1999) de filiation piagétienne ont ouvert aux psychologues les cadres de référence et lentement distillé l’idée que les tests ne mesuraient pas forcément la même intelligence ou un état de l’intelligence. Les processus intellectuels en jeu, la pensée en mouvement, la dynamique des fonctions psychologiques, sont devenus l’objet des interrogations et de l’investigation des psychologues pour une meilleure prise en charge des sujets (Andronikof, Lemmel, 2003). La diversité des approches et des modèles, dont les études ont surtout été conduites à l’étranger, et majoritairement aux États-Unis, et la généralisation des démarches d’évaluation psychologique dans les autres pays occidentaux, ont peu à peu apprivoisé et séduit les psychologues français qui sortaient, de ce point de vue, d’une longue hibernation. De pratiques automatiques et classificatoires parfois arbitraires, les tests ont doucement évolué et dévoilé leurs assises scientifiques et leurs bases théoriques pour passer à un statut reconnu d’outils professionnels dorénavant crédibles et fréquentables. De nombreux cliniciens (psychologues et pédopsychiatres), issus entre autres du champ de la clinique et de la psychopathologie infantiles, voire de la psychanalyse de l’enfant, ont invité à une lecture ouverte et approfondie des données de l’examen psychologique de l’enfant. On citera ici, parmi les fondateurs et les plus engagés, René Zazzo (1960), Roger Perron et Michèle Perron-Borelli (1970), Colette Chiland (1971), Simone Bourgès (1984), Bernard Gibello (1984), Elsa Schmidt-Kitsikis (1985), Rosine Debray (1987), pour leurs écrits influents. La persistance d’une pratique clinique éclairée de l’examen psychologique, dans un contexte culturel et professionnel pourtant peu favorable, a créé dans ces décennies des conditions propices à l’extension et à la progression des pratiques.
Les remarquables avancées en psychométrie : l’exemple spécifique du QI
Depuis A. Binet et la notion d’âge mental, caractérisant les performances d’un sujet en référence à la performance moyenne des enfants de son groupe d’âge, et du premier QI proposé par W. Stern (1912), expression d’une mesure de la vitesse de développement, les évolutions et nouvelles conceptions psychométriques sont considérables. Mais nombreux sont encore les psychologues à ne pas dissocier la construction du QI Wechsler de celle de son lointain précurseur. Or, la convention qui consiste à considérer la loi de distribution normale comme la référence en matière d’évaluation et de classement des sujets en fonction de leurs compétences est, sur le principe même, très différente de la notion de quotient. On ne dira jamais assez que le QI Wechsler n’est pas un quotient, mais un indice de performance intellectuelle, dont les modes de calcul, toujours plus sophistiqués et précis, bénéficient à chaque version réétalonnée des avancées en statistiques et en écriture mathématique.
L’approfondissement de la notion de QI en termes psychométriques montre bien que l’analyse et la structure factorielles donnent aux tests psychologiques une fiabilité qu’aucune autre démarche d’investigation n’est en mesure de leur contester. C’est sur la base de ces qualités de construction et de la confiance qui leur est justement accordée que les psychologues peuvent abandonner progressivement leurs regards suspicieux et leur attitude perplexe. Si les tests permettent des approches évaluatives plus que des données franches, ils servent néanmoins la démarche d’évaluation la moins subjective et aléatoire qui soit. Si une certaine technicité présentait, à une époque, des risques de distanciation et de coupure avec la personne, en l’occurrence l’enfant, les psychologues cliniciens semblent aujourd’hui, dans leur majorité, ouverts à la démarche intégrative et multidimensionnelle, à la richesse des signes cliniques apportés par les épreuves, celles-ci présentant toujours plus de sensibilité, de précision et donc plus d’informations utiles à la démarche diagnostique.
L’apport particulier des méthodes projectives
En ce qui concerne la personnalité, la place particulière des tests projectifs a permis également le maintien d’un lien, tenu mais constant, entre les démarches d’évaluation cognitive ou de développement, rendues suspectes ou déconsidérées, et les épreuves de personnalité dont l’intérêt clinique, la richesse d’interprétation et les modèles psychanalytiques de référence ont protégé de la désapprobation et de la relégation. La clinique projective, en usant d’une certaine manière des tests comme d’un espace transitionnel entre le psychologue et le sujet, a constitué un point d’ancrage qui a facilité par la suite la pratique clinique des tests construits sur d’autres principes. à cet égard, la psychologie dite « projective » a eu indirectement une action non négligeable dans le maintien d’une perméabilité des frontières entre les partisans d’une approche évaluative et diagnostique raisonnée à partir d’épreuves et ceux d’une stricte démarche clinique « à mains nues ». Pouvons-nous écrire : entre cognition et psychanalyse ?
L’enrichissement de la pratique clinique par les tests
Le besoin de clarifier leurs références et leurs observations conduit les psychologues à rechercher des confirmations ou des validations à leurs analyses et propositions cliniques et diagnostiques. Cette démarche de justification et d’objectivation trouve dans la méthode des tests un appui à cette démarche, qu’il s’agisse d’évaluer une fonction psychologique supérieure aussi complexe que l’intelligence, des fonctions cognitives comme la mémoire ou l’attention, des fonctions exécutives, des manifestations symptomatiques comme l’anxiété ou la dépression, voire des mécanismes de défense.
La nécessité de les caractériser et d’évaluer leur intensité trouve dans les méthodes de l’examen psychologique des réponses au moins partielles, moins sujettes en tout cas à la subjectivité et aux aléas du « bon sens clinique ». Le fait que les épreuves soient étalonnées, qu’elles se réfèrent dans la majorité des cas aux normes du groupe auquel la personne appartient, qu’elles proposent de considérer les résultats recueillis par un intervalle de confiance qui tienne compte de l’erreur de mesure, cadre et sécurise le travail de compréhension et d’interprétation. Plus les données cliniques s’approchent des réelles compétences et manifestations du sujet et plus le psychologue a de liberté dans l’exercice de son activité compréhensive et diagnostique.
Rien ne change ?
Les freins au changement et à l’évolution des pratiques
Il y a cependant quelques réserves et limites à l’évolution des pratiques d’évaluation et à l’intérêt croissant pour l’examen psychologique dont témoigne la profession. Nous en retenons quelques-unes :
• La formation à l’examen psychologique connaît aujourd’hui un développement incontestable, mais elle reste encore très insuffisante dans de nombreux enseignements et cursus universitaires en psychologie. Des psychologues continuent de sortir diplômé(e)s sans avoir reçu un bagage minimal en ce qui concerne l’évaluation et l’examen psychologiques. La méthode des tests reste perçue par certains directeurs de formation dans une conception étroite et technicienne de sa pratique et de ses applications. Elle est même considérée, parfois, comme incompatible avec la démarche de rencontre et d’écoute de la personne et en contradiction avec la disponibilité et l’attention que le psychologue doit porter à ceux qui le consultent. Aujourd’hui, une position aussi radicale dénie tout simplement l’existence d’une profession et d’une discipline scientifique et professionnelle à part entière pour retenir uniquement l’activité psychothérapeutique comme pratique psychologique. Il faut rappeler ici la nécessité pour la clinique d’être avant tout descriptive avant d’être compréhensive et interprétative. On n’interprète bien que les données pour lesquelles on a quelques certitudes partageables, même modestes.
L’absence de formation adéquate fait que, sur le terrain, certains psychologues réduisent l’examen psychologique à la passation d’un test et aux seules analyses des données chiffrées (par amplification et extension des résultats que fournit le test). Cette attitude « économique » se fait le plus souvent aux dépens de la cohérence clinique et d’une conception ouverte, intégrative et critique des différents apports de l’investigation. Elle s’oppose à une démarche éclairée et raisonnée, fondement toujours actuel de la méthode clinique.
• Il existe toujours une ambiguïté des termes entre examen psychologique et examen intellectuel. Pour certains auteurs, l’examen psychologique se réduit à l’évaluation des fonctions cognitives et intellectuelles. Pour d’autres, il s’agit d’une approche clinique générale du fonctionnement mental, dans ses dimensions affectives, émotionnelles et de personnalité. Ainsi, une clarification des termes est nécessaire, cette clarification étant bien autre chose qu’un simple détail sémantique.
• Parallèlement à l’ambiguïté terminologique, on remarque encore actuellement l’absence de définition de l’examen psychologique en termes d’acte professionnel. En effet, la discipline elle-même n’a pas vraiment défini cette procédure professionnelle et, en l’absence de précisions – en termes de techniques, de pratiques, de méthodes, de durée –, il règne toujours un grand flou dans ce que recouvre cette notion. L’examen psychologique relève, bien sûr, d’obligations implicites, comme l’analyse de la demande, les objectifs recherchés, la reconnaissance du sujet dans son individualité et sa spécificité. Mais il nous manque une position consensuelle qui éclaire et définisse les contours de ce que devrait être un examen psychologique ainsi que les conditions de son exercice. Pourtant, cette définition est primordiale pour asseoir la reconnaissance économique et sociale de l’acte psychologique.
À l’avenir
La profession qui s’organise enfin en France s’est dotée d’un nouveau code de déontologie, garantissant les usages et mésusages des techniques d’évaluation, précisant le cadre d’exercice, la responsabilité professionnelle et les applications. Il s’agit d’une démarche qui va accompagner favorablement la pratique de l’examen psychologique.
Les articles 17, 18 et 19 du code de déontologie des psychologues (rappelés ci-contre), concernant le chapitre des modalités techniques de l’exercice profes- sionnel, insistent bien sur les nécessités d’une appréciation critique et d’une mise en perspective des techniques d’évaluation clinique et diagnostique. Cette prise de position responsable et lucide, inscrite dans les règles éthiques et morales qui encadrent les activités des psychologues et protègent le public, a permis à de nombreux collègues de s’engager dans les activités d’évaluation psychologique avec moins de crainte et de réticence. Un cadre de références raisonnées et partagées libère les pratiques et en permet l’accès à des cliniciens qui se tenaient jusque-là prudemment à l’écart. La reconnaissance et, en quelque sorte, une certaine officialisation des pratiques psychologiques d’évaluation ont une portée considérable dans l’acceptation et la généralisation de ces actes professionnels. Soutenu et encadré par la discipline et la profession, reconnu par la communauté scientifique française et internationale, l’examen psychologique qui associe la méthode des tests dispose maintenant d’atouts solides pour mieux se définir, se penser et se conduire.
En conclusion
Nous pouvons terminer en mettant l’accent sur l’un de nos enjeux fondamentaux : celui de concilier la technique avec le relationnel, la démarche scientifique avec l’écoute et l’empathie.
L’enjeu est de taille, car la pratique psychologique doit rester fondamentalement un art au service de l’autre, une conjugaison de talents qui, seule, permet l’accès à ce qu’il y a de plus profondément humain.
Note
* On ne remerciera jamais assez Roger Perron de nous avoir donné cette habile formule qui condense la complexité, la nécessité et l’ambiguïté du concept
Extrait du code de déontologie des psychologues (22 mars 1996)
Chapitre 3 : « Les modalités techniques de l’exercice professionnel »
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