Dossier : journal des psychologues n°250
Auteur(s) : Ferrari Anne
Présentation
La prise en charge à domicile d’une personne en perte d’autonomie oblige à inventer d’autres modalités d’intervention que celles qui sont suivies en institution ou en libéral. Si instaurer un espace de parole et d’échange au sein d’un espace physique qui est le sien permet au patient de dominer certaines tensions internes, cela remet en cause la place du domicile dans l’économie psychique du sujet.
Mots Clés
Détail de l'article
« Je ne peux pas partir de cet appartement, j’y ai tous mes souvenirs ; ils sont autour de moi au moins autant qu’à l’intérieur de moi. » Mme R., 87 ans.
« La maison, plus encore que le paysage, est un “état d’âme” » Gaston Bachelard.
Le réseau de santé et prise en charge globale
Les problématiques rencontrées dans la prise en charge du sujet âgé à domicile sont multiples, et nous avons, en tant que professionnels, à nous positionner au sein de processus complexes et paradoxaux.
Le réseau Agékanonix s’emploie à coordonner une prise en charge globale, à domicile, autour des patients en perte d’autonomie. La construction du plan d’aide, tant sur le plan médical que sur les plans psychologique et social, demande une implication de tous les acteurs de santé. La pluridisciplinarité offre la possibilité de mutualiser les moyens : grâce à ce travail de mise en réseau vont être élaborés un projet thérapeutique personnalisé et une prise en soin de réelle qualité. Chaque prise en soin est abordée et réfléchie dans ses spécificités et ses possibilités propres. Des réunions de concertation pluridisciplinaire permettent d’évoquer et de questionner, entre autres problématiques spécifiques, la souffrance morale du sujet âgé et l’intervention du psychologue à domicile. C’est un lieu où la dimension psychique fait partie intégrante de la recherche d’une compréhension des troubles et plaintes du patient.
La souffrance morale des personnes âgées au domicile
Dans une perspective globale de prise en soin et d’accompagnement du sujet âgé, une prise en compte de la souffrance morale et de la spécificité de ses expressions dans le grand âge est aussi incontournable qu’une prise en compte de la douleur physique. L’intrication entre champs psychiques et somatiques est accrue chez la personne âgée, que ce soit du fait d’une exacerbation des douleurs somatiques par la douleur morale, d’un retentissement mutuel, ou d’une expression de la souffrance psychique par le biais de plaintes somatiques.
La douleur morale du sujet âgé est souvent banalisée. Les expressions possibles de cette souffrance, tels le ralentissement psychomoteur, le repli sur soi, la somatisation, vont être mises sur le compte du seul vieillissement. On a même parlé, par un processus de banalisation sociale, de la « légitime tristesse du vieillard », comme s’il était « normal » qu’une personne âgée s’ennuyât, se sentît inutile ou dévalorisée.
Il est rare que la personne âgée exprime spontanément, et de manière franche, sa souffrance morale. Elle a même, en général, une difficulté à se reconnaître déprimée et à s’en plaindre. Ses affects apparaissent plutôt par le biais de plaintes existentielles ou hypocondriaques qui indisposent l’entourage et le découragent de vouloir les apaiser.
Le risque de souffrance morale est accru chez le sujet âgé qui se retrouve confronté à des pertes diverses, tant réelles que symboliques. Aux pertes d’objet s’ajoutent des pertes de fonction, ainsi que parfois un sentiment de perte de soi. Par conséquent, ce sont toutes les assises de l’identité qui sont fragilisées. La spécificité de ces différents deuils tient à leur accumulation ainsi qu’à de moindres possibilités de réinvestissement.
L’expression de la souffrance se fait dans le cadre d’une relation, d’un lieu, d’un lien. Négliger la douleur morale, c’est priver d’accompagnement celui qui en a besoin. Plus qu’un symptôme, c’est une demande d’écoute, de mise en relation qui va être formulée. L’action thérapeutique chez le sujet âgé repose essentiellement sur la restauration de l’estime de soi et de la qualité de l’investissement relationnel. Elle vise à lui permettre d’affronter le sentiment de perte, sans renoncer à sa propre existence.
J’ai pu, dans le cadre de ma pratique au réseau Agekanonix, aller à la rencontre des personnes âgées à domicile et leur offrir un espace de parole et d’échanges. La particularité de cet espace étant qu’il se situe au sein d’un espace physique qui est le leur.
L’intervention psychologique au domicile
La pratique de l’entretien clinique au domicile et plus avant du suivi psychothérapique nous invite, voire nous oblige, à requestionner nos modalités d’intervention et notre positionnement professionnel. Aller à la rencontre du patient, de l’autre, s’inscrit ici dans une réalité de territoire, de cadre, de demande, d’accueil, qui est tout autre que celle dont nous avons l’habitude dans nos pratiques institutionnelles ou libérales.
Nous pourrions nous demander : comment instaurer le cadre thérapeutique dans l’intervention au domicile ? Mais cette question est-elle pertinente au sein d’une réflexion clinique ? Le cadre que nous proposons, espace dans lequel peuvent se déployer l’échange et condition même de cet échange, n’existe-t-il pas seulement dans notre tête ?
Je suggère de décaler cette question. Les aménagements nécessaires consisteraient alors à repenser le positionnement même de la relation thérapeutique.
Dans le champ de la rencontre, rien n’est prédéterminé ; ici, c’est le patient qui nous pose les limites de son espace ou, au contraire, repousse les frontières de l’intime. Où nous reçoit-il ? Dans quelle pièce ? Que nous donne-t-il à voir ? Qu’est-ce qu’il ne veut pas nous montrer ?
Chacun est amené à évoluer sur différentes scènes : l’intime, le privé, le public. E. Djaoui définit l’intimité dans le rapport triangulaire que l’individu entretient avec lui-même dans la présence potentielle de ses semblables. Elle sollicite impérieusement la présence d’un tiers sans lequel il n’y aurait ni risque d’effraction ni, au contraire, désir de dévoilement à autrui et donc de rapprochement.
Rien de tel qu’une visite « surprise » pour que la personne âgée se sente envahie dans son espace propre. En prévenant du jour et de l’heure de notre visite, on lui laisse la possibilité de se masquer. Ou de se dévoiler.
Prenons l’exemple du patient qui exhibe la bouteille de whisky jusque-là soigneusement dissimulée avant chaque rencontre. Il paraît important de replacer cet évènement, cet objet – peut-être cet oubli ? – dans le cadre de la relation thérapeutique. À travers son espace, il apparaît que le patient « parle » des choses. Au psychologue de pouvoir les réinscrire dans l’espace de l’échange interindividuel, d’en créer une représentation psychique commune, et donc de permettre une certaine réappropriation par le patient de son identité.
L’intervention au domicile nous questionne sur les modalités selon lesquelles nous allons intégrer dans nos interventions et dans notre travail thérapeutique des termes qui nous renvoient tout autant à l’espace domicile qu’à une dynamique intrapsychique : domicile, habitat, maison, demeure...
Le domicile, un espace psychique
Au-delà de la simple question du « loger », la notion d’« habiter » renvoie à des dimensions relatives à l’être et à l’avoir. Il s’agit moins d’une adaptation à l’espace que de construire sa personnalité, laisser une empreinte sociale dans son logement, faire histoire. Il y a toujours dans l’habitat une empreinte résiduelle de l’être.
La notion d’espace est intimement liée au travail de construction identitaire, celui-ci passant notamment par un apprentissage des différents espaces définissant le sujet, son rapport aux autres et à la société. Quid de « l’extérieur-objectif », « l’intérieur des autres », « son propre corps », son « espace subjectif-interne » (E. Djaoui, 2004) ?
Les objets utilisés au sein de ce domicile « constituent autour de nous des sortes de cercles concentriques, éloignés ou lointains, qui sont comme autant d’enveloppes successives à travers lesquelles notre identité s’élargit vers le monde » (S. Tisseron, 2003).
Ainsi le terme de « chez soi », s’il définit le versant intime et personnel de l’identité du sujet, évoque également les relations entretenues au-delà de cette sphère privée, avec un « soi » plus vaste.
Place du domicile dans l’économie psychique du sujet âgé
Domicile et perte d’autonomie
Chez le sujet âgé, la notion d’habiter un espace nécessite de le réfléchir en lien avec la question de la perte d’autonomie, car ses possibilités d’investissement et d’occupation de cet espace sont de fait modifiées, voire limitées, par rapport à ce qu’il a pu connaître antérieurement. Ce domicile, dans lequel il a peut-être vécu une grande partie de sa vie de famille, est aujourd’hui vide et l’espace ne peut être occupé sur un mode aussi dynamique.
Le domicile est un espace dont le champ se réduit en miroir avec la perte d’autonomie et les limitations fonctionnelles. « L’habitat, au contraire de grandir, se rétrécit, amenant du coup à repenser la manière dont il est investi, en fonction des difficultés qui peuvent se poser. » (G. Guthleben, 2004.) La perte d’autonomie joue dans la façon « d’habiter ».
De la même façon que les limitations fonctionnelles restreignent l’occupation de l’espace et la qualité d’investissement dynamique, il y a sans doute aussi une réduction de l’espace psychique.
Domicile et modalités d’investissement corporelles
La métaphore principale du « chez-soi » est vraisemblablement celle de l’image du corps propre, lui aussi espace, volume, possédant une enveloppe qui sépare le dedans du dehors. Il apparaîtrait, en effet, que nous sommes amenés à déplacer des investissements initialement dévolus à notre corps vers l’environnement qui nous entoure. Dans les objets, mais également dans un rapport plus général au lieu (S. Tisseron, op. cit.). Pour Freud, les rêves de la maison servent à symboliser la vie corporelle. La représentation de la maison ou de ses parties se révèlerait dans le rêve une figure de prédilection pour représenter l’organisme ou les différents organes. L’espace de la maison fonctionnerait comme reflet, représentation ou image de soi.
Dans quelle mesure ces liens entre rapport à l’espace et métaphore corporelle vont-ils pouvoir se mettre en œuvre chez le sujet âgé ? Dans quelle mesure le vieillissement et le mode selon lequel il est vécu vont-ils retentir, se rejouer dans des modes particuliers d’investissement de l’espace du domicile ?
Dans le discours du sujet âgé, les dégradations corporelles et les limitations fonctionnelles peuvent fréquemment se lire comme initiateurs des affects dépressifs.
E. Djaoui établit un lien entre l’effraction du domicile, l’impact traumatique et la réponse psychosomatique. Diverses stratégies défensives peuvent alors être mises en œuvre : régression, clivage, projection, contrôle omnipotent, défense maniaque ou enfin repli dépressif.
Si nous pouvons poser l’hypothèse que « toute atteinte ou altération de ce cadre subjectivement investi va retentir sur l’équilibre psychique » (E. Djaoui, op. cit.), pouvons-nous également imaginer, toujours dans le développement de cette idée, que la maison pourrait constituer en une figuration du corps propre, qu’elle va aussi, par un mouvement projectif, permettre au sujet de mettre à l’extérieur les évolutions et représentations inacceptables de l’image du corps ? Car certains déficits semblent non intégrables psychiquement et une image dégradée de soi se projette alors sur une image non gratifiante et non satisfaisante du domicile. Selon E. Djaoui toujours, ce mécanisme de projection s’applique aussi « à l’intérieur des limites mêmes du domicile qui subira ainsi un morcellement en une multiplicité de sous-espaces où seront déposés des éléments “négatifs” de la vie psychique des habitants. Fragments niés ou cachés, ils sont associés à des souvenirs, des évènements insupportables, trop douloureux, comme des traumatismes ».
Et dans un autre mouvement, mais dont nous pouvons penser qu’il trouve également son origine dans une impossible confrontation à l’image du corps, il semble parfois que c’est au contraire une représentation valorisée du domicile qui se pose comme le rempart à l’intégration psychique d’une image dégradée de soi. Comment l’image de soi dégradée est-elle compensée dans l’obsession d’un domicile qui doit être parfaitement tenu ? Cela est à rapprocher du contrôle omnipotent, dans lequel le contrôle de l’espace de vie devient le garant de la domination des tensions internes. Chez le sujet âgé, la maîtrise de l’espace compense parfois un sentiment de désintégration psychique, conséquence des troubles cognitifs. D’ailleurs, nous remarquons régulièrement dans la pratique que des troubles cognitifs majeurs peuvent être révélés lorsque la personne âgée est sortie de son espace, souvent à l’hôpital ou en institution.
Mais, le plus souvent, une importante partie relative à l’entretien de cet espace est confiée à des intervenants extérieurs, ce qui chez certaines personnalités suscite des affects intolérables, liés à un sentiment d’envahissement de leur espace ainsi qu’à une désappropriation, voire une dépersonnalisation. « Moi je n’aurais pas fait comme ça. » Le sentiment que la gestion du domicile leur échappe et que leur « chez soi » ne leur « ressemble » plus, voire ne les « rassemble » plus. Lorsque l’on donne au domicile la fonction de soutenir le moi contre tout ce qui pourrait venir le déstabiliser, et lorsqu’en même temps les capacités physiques ne permettent plus de tenir cette position, la personne âgée peut ainsi se retrouver dans des positions intenables psychiquement et qui vont s’extérioriser dans un rapport éminemment conflictuel avec les intervenants chargés du domicile, voire une incapacité d’envisager ces interventions.
Contenance et sentiment de sécurité
La notion d’intériorité est associée aussi bien au domicile qu’à l’intrapsychique.
Nous observons régulièrement que l’espace domicile est présenté par le sujet âgé comme un lieu protégé, il devient un refuge par rapport à un monde extérieur vécu comme dangereux. Le vécu du vieillissement fragilise le sentiment interne de sécurité, et disposer d’un territoire permet de maintenir une distance nécessaire par rapport à autrui. Ici, le domicile est valorisé ; il remplit une fonction d’étayage, de soutien. Les représentations intolérables sont expulsées vers l’espace extérieur au domicile, ce qui est une stratégie défensive à moindre mal de maîtrise de l’anxiété. Même si l’espace domicile est ici utilisé dans sa fonction d’enveloppe protectrice, il enferme plus qu’il ne libère, il ne permet pas d’habiter le monde.
Domicile et mémoire
L’inscription identitaire du domicile est aussi celle d’une temporalité.
Le domicile est témoin de l’histoire du sujet, de son histoire personnelle et familiale comme de son histoire sociale. Il permet à la personne âgée de se raconter, de montrer aux autres ce qu’elle a été, ce qu’elle a accompli, à quoi elle a ressemblé... Il se fait espace de remémoration qui relie aux autres, vivants ou morts, à des lieux et à des évènements passés. « Toutes ses expériences, construites, reconstruites, réinterprétées, mythifiées s’accumulent comme autant de couches sédimentaires dans ce lieu qui en devient le dépositaire. » (E. Djaoui, op. cit.)
Malgré les modifications corporelles de la personne âgée et l’évolution de sa position sociale, le domicile reste le garant d’une identité passée et le support d’une identité narrative. Le sujet âgé nous parle de ses disparus et il nous montre les lieux de leur histoire commune, les photos, les visages, les lieux qu’il investit ou ceux qu’il n’investit plus. Par ses mots, ses gestes, le balayement de son regard sur les lieux, son évolution dans l’espace, il nous donne à voir et à entendre ses investissements psychiques, en qualité et en quantité : clivage, régression, déni, impossible désinvestissement de l’objet perdu. Le domicile devient un espace dynamique où sont mis en scène différents mouvements psychiques et relationnels.
Parfois, la restriction de l’espace, du lieu de vie, vient dire un deuil pathologique, des capacités de réinvestissement qui sont touchées. Cela nous pose la question de ces espaces qui ne sont plus renouvelés, avec des objets figés. Les objets préservés sont souvent ceux « dont la possession facilite l’installation en soi d’une bonne image de nos relations avec le disparu » (S. Tisseron, op. cit.) et facilitent les deuils pathologiques. Dans ces domiciles, aucun nouvel objet ne permet l’assimilation d’expériences nouvelles.
De plus, avec la dégradation des facultés cognitives, de la mémoire, les objets maintiennent une apparente identité. Ils sont le dernier rempart contre le sentiment de perte de soi-même, de l’aliénation. Plus qu’un support, ils peuvent devenir jusqu’à des prothèses identitaires qui sont parfois étalées sous nos yeux dans toute leur pauvreté fantasmatique.
Domicile et narcissisme
Nous avons évoqué, à travers ces différents aspects, le rapport étroit que semble entretenir chez le sujet âgé l’espace domicile avec la dimension du narcissisme. Le domicile revêt cette dimension d’un espace miroir « dis-moi comment tu habites et je te dirais qui tu es ». Il est un « Objet-espace narcissique où l’on se reflète et qui nous ressemble, notre espace habité est le signe de ce que l’on est mais aussi de l’image que l’on aimerait donner aux autres. Le décor domestique est “mise en scène de soi”. […] Les objets décoratifs doivent être interprétés comme des extensions ou des pseudopodes du Moi du sujet. L’investissement affectif de ce lieu est amour porté à l’image de soi-même. » (E. Djaoui.) À un deuxième niveau, il rend manifeste l’identité sociale au regard d’autrui.
Dans ce processus du vieillissement qui vient désorganiser la formation identitaire du sujet âgé, l’espace domicile joue un rôle de soutien, de protection, de contenant, tel l’espace mère, notre premier espace de structuration identitaire, et protège ainsi le sujet de l’effondrement. Alors, toute rupture, même sollicitée et bien préparée, peut être vécue comme un traumatisme. Mais comment travailler la transformation de ce domicile, la séparation d’avec lui ? Car il faut parfois installer du matériel médical, pour soi-même ou pour le conjoint, et parce que se pose également dans certaines situations la question du départ en institution.
Conclusion
Ainsi, l’intervention psychologique au domicile de patients âgés nous conduit à formuler différentes questions relatives à l’inscription du travail thérapeutique dans le domicile du patient.
Comment nous positionner dans le « chez soi » de l’autre, surtout quand cet autre est aux prises avec un important sentiment de déconstruction, de mise en danger de son intégrité physique et psychique ? Comment prendre place dans ce prolongement psychique, ce territoire de l’intime, sans être violemment intrusif ? Et comment, enfin, faire du domicile, autre topique, un partenaire ou du moins un médium ou un outil dans la relation thérapeutique ? ■