Identités, représentations sociales et mémoire collective

Le Journal des psychologues n°263

Dossier : journal des psychologues n°263

Extrait du dossier : Violences dans l'adolescence
Date de parution : Décembre - Janvier 2009
Rubrique dans le JDP : Questions à...
Nombre de mots : 4200

Présentation

Anne-Marie Costalat-Founeau s’est efforcée de démêler, au cours de ce débat, la complexité des mécanismes qui interviennent dans la construction de l’identité individuelle ou collective, concept qui a fait l’objet de nombreux travaux depuis une quarantaine d’années. Ce faisant, elle a progressivement dégagé sa propre conception de l’identité au sein de laquelle la notion de « capacité d’action » joue un rôle essentiel.

Détail de l'article

Claude Tapia : On peut considérer que la problématique de l’identité, qui a émergé dans le champ de la psychologie sociale il y a une trentaine ou une quarantaine d’années, mobilise encore de nombreux chercheurs, et cela selon des approches diverses : génétique, clinique, cognitiviste, culturaliste, socio-anthropologique… Par ailleurs, identité individuelle et identité collective ne relèvent pas des mêmes théorisations. Pouvez-vous caractériser les diverses perspectives, préciser les différences de contenus, les niveaux d’observation ou d’analyse (psycho­logique, psychosociologique, etc.), et, enfin, situer votre propre conception – proche, me semble-t-il, de la thèse ego-écologique – dans le panorama général ?

 

Anne-Marie Costalat-Founeau : Comme vous le signalez, les approches sont multiples et s’appuient chaque fois sur un courant théorique qui permet d’élucider des processus liés à l’identité, mais aussi au self.
J’ai essayé d’élucider la question de l’identité en l’abordant à partir des différentes perspectives, en essayant de rendre compte des qualités et des limites. Ainsi, je désigne quatre approches : interactionniste, cognitive, catégorielle et ego-écologique.
La dernière correspond à mes orientations, car elle intègre à la fois le pôle individuel et le pôle collectif et rend compte des mondes imaginaires et sociaux. La question de l’identité doit, à mon avis, intégrer les notions de temporalité et de contexte : il s’agit d’élucider la complexité des mécanismes identitaires et de ses mouvements. Cette différenciation des approches a permis de mettre l’accent sur les mécanismes qui sous-tendent des processus identitaires, et tout particulièrement dans l’ego-écologie. Ce qui est important, c’est de souligner à la fois les ressemblances et les différences aux niveaux méthodologique et épistémologique. Si l’interaction sujet-société est présente dans l’ego-écologie, on constate qu’elle disparaît lorsqu’on est en présence d’un sujet cognitif qui traite et filtre l’information. On observe la même chose lorsque l’on traite d’un sujet qui est lié à des catégories sociales et groupes ­d’appartenance avec lesquels il entretient des liens préférentiels. Les courants à la fois cognitifs et catégoriels me paraissent occulter la notion de dynamique et de contexte. On étudie un sujet à plat, statique et décontextualisé. Épistémologiquement, nous marquons notre différence par une approche de la complexité de l’identité qui maintient la temporalité et la mémoire expérientielle.
Traditionnellement, la psychologie sociale s’intéresse aux relations intergroupes souvent animées par des phénomènes d’influences sociales. Nous sommes dans le monde de la visibilité sociale où prédominent la norme et l’évaluation, ainsi que l’efficacité immédiate. Ces orientations ont des incidences méthodologiques.
Ainsi, nous assistons toujours à des formes de domination de l’expérimentateur qui, selon son gré, découpe la réalité sociale sans veiller à la place du sujet et à sa réalité contextuelle.
L’ego-écologie est une approche naturaliste visant à exprimer l’interaction entre les composantes sociales et personnelles de l’identité. Elle permet, avec une méthodologie bien spécifique, une « analyse de l’interaction entre les dimensions personnelles (intrapsychiques) et les dimensions collectives (interpsychiques) d’une identité ». Le sujet n’est pas neutre, encore moins passif, dans l’élaboration de son « environnement intérieur » subjectif. C’est lui qui va filtrer, sélectionner dans son « environnement extérieur » constitué par des « stimuli qui agissent sur les mécanismes perceptifs » des informations, et qui va procéder à une catégorisation qui lui permet d’organiser, de structurer, mais aussi d’actualiser son identité psychosociale qui se joue entre passé, présent et futur.
Les informations sélectionnées sont alors mémorisées en mémoire à long terme ; ce sont des éléments desquels le sujet a une certaine représentation : ainsi, « les représentations décrivant un groupe en général […] sont médiatisées par un sous-groupe qui joue un rôle important dans la vie mentale de la personne », de telle sorte que « les groupes sociaux, en tant que concepts abstraits, n’existent pas ». Le sujet constitue alors un « groupe d’identité » en associant à un groupe des images, des expériences particulières. Il procède automatiquement à un recodage du groupe qui devient alors le support du système représentationnel du sujet, et l’ego-écologie vise justement à éclairer la structure et les fonctions des médiations représentationnelles qui s’établissent entre les conditions macrosociales et le comportement psychologique.
En conséquence, « un individu particulier représente l’intersection de nombreuses collectivités » ou « groupes d’identité » et, si un individu est « perçu » par le sujet, un groupe ne peut l’être directement, puisqu’il résulte uniquement d’une inter­action dynamique.

 

C. T. : Dans beaucoup de travaux ou d’enquêtes, les notions d’identité et de représentations sociales sont couramment associées. Elles peuvent l’être de diverses façons, selon la perspective adoptée. Vous-même avez tendance, dans votre optique ego-écologique, à souligner le fait que l’identité peut être conçue comme le lieu où les représentations sociales pénètrent dans la conscience individuelle et se trouvent transformées en discours et actions. D’autres, partant d’une étude des formes de discrimination et de catégorisation, arrivent à la théorie de l’identité sociale qui élucide les mécanismes par lesquels l’identité sociale d’un sujet prend consistance dans la comparaison de son groupe d’appartenance avec d’autres groupes, selon des critères privilégiés, pour aboutir, enfin, à la théorie des représentations sociales qui explique la stabilisation relative des rapports intergroupes et la perpétuation de stéréotypes et de préjugés (nés dans des structures sociales ou des situations historiques dépassées). D’autres encore, dans une optique plus sociologique, relient le problème de l’identité à des phénomènes sociaux d’envergure, comme le multiculturalisme, le communautarisme, la compétition victimaire… sources d’une intensification de la production de représentations sociales.
Pouvez-vous clarifier, sur le plan conceptuel comme sur celui des applications, les relations entre les représentations sociales et l’identité ou les identités ?

 

A.-M. C.-F. : En 1995, j’ai écrit un article intitulé « Représentation sociale, représentation de soi, une question épistémologique ». En effet, l’identité semble être l’élément clé qui permet d’articuler la représentation sociale et la représentation de soi dans une dynamique représentationnelle, liant à la fois les réalités subjective et normative.
Les liens essentiels entre les représentations sont les unités représentationnelles (les mots qui décrivent les groupes d’appartenance) qui sont à la fois des représentations sociales partagées, mais qui ont un pouvoir activateur subjectif. Ainsi, les représentations identitaires explorées successivement dans leur contexte personnel permettent de déployer un réseau associatif subjectif constitué d’images qui ont un pouvoir de résonance, car ils activent la mémoire et les affects qui sont liés.
Les représentations sociales sont à considérer comme des mots-outils d’activation subjectifs, et les méthodes d’explorations identitaires permettent d’activer la pensée de fond et de comprendre la dynamique. Une des différences essentielles entre les représentations sociales et identitaires pourrait être considérée à partir de l’épistémologie méthodologique. Les représentations sociales sont centrées sur un sujet collectif et ont pour fonction de repérer les croyances partagées, alors que, lorsqu’il s’agit d’unités représentationnelles, on considère la dimension subjective de la représentation. C’est pour cela qu’il est très difficile, selon moi, de traiter de l’identité à partir des représentations sociales comme certains se sont exercés à le faire. Nous ne sommes plus sur le même registre : il existe une différence d’échelle et de cible qui ne tient pas compte des processus émergents et de leur dynamique propre fondamentale pour l’étude de l’identité.
Je pense que les sociologues américains ont eu des avancées plus significatives sur la question de l’identité durant plusieurs décennies que les psychologues des représentations sociales, car ils ont compris qu’il s’agissait de recueillir les données en situation naturelle, en mettant le discours au centre de la construction de sens comme l’avait déjà fait l’école de Chicago, dont l’illustration du « paysan polonais » en est le meilleur exemple. Des auteurs comme L. S. Vygotski ont souligné l’importance du langage dans la construction du sens, et cet auteur est fondamental dans la compréhension des processus de l’identité sociale. La psychologie sociale a longtemps hérité de l’empreinte des théories de l’influence sociale centrée sur la conformité, la congruence idéale et la stabilité. La perspective dynamique de l’étude de l’identité entraîne l’intégration d’un complexe identitaire où se croisent les représentations d’alter, des groupes et de la société. Et, selon mon point de vue, l’action fait le lien entre ces différents pôles et devient une mémoire expérientielle.

 

C. T. : Certains chercheurs, empruntant les pistes ouvertes par S. Moscovici et ses disciples, inscrivent la problématique des liens entre la construction identitaire et les représentations sociales dans le champ plus large du fonctionnement de la mémoire collective. En s’intéressant à l’arrière-plan des représentations sociales, à ce qu’ils appellent « thémata », « schémas cognitifs de base », « images génériques », etc., propres à une époque ou à une situation, ces chercheurs ont été conduits à postuler l’existence d’un embryon de mémoire sociale, lequel prendrait ­consistance grâce aux communications et discours autour de l’expérience historique et se structurerait en même temps que les représentations sociales dominantes. Du coup, on entrevoit un autre angle d’attaque possible du problème des rapports entre l’identité (individuelle, collective, culturelle ou nationale), les représentations sociales et la mémoire sociale ou collective dont la fonction identitaire ne peut être ni niée ni occultée, comme l’avait montré M. ­Halbwachs il y a plus d’un demi-siècle.
Comment, avec vos propres outils conceptuels, pourriez-vous aborder ce problème ?

 

A.-M. C.-F. : Pour M. Halbwachs, la mémoire individuelle doit son existence à la mémoire collective, mais on pourrait aussi inverser ce propos. Il est vrai qu’il existe une histoire sociale collective qui imprime une forme d’empreinte qui rend compte de la stabilité d’invariants. Or, je pense que cette empreinte socio-­émotionnelle est au cœur d’un sujet ré­-flexif et vivant, créatif, en mouvement. Par conséquent, ces schèmes sont soumis à la temporalité qui, loin de les modifier ou de les transformer, amène une « gangue » complémentaire d’expériences de souvenirs et les enrichit. Cela permet, en même temps, d’être en continuité (caractère d’unicité) et en changement.
J’ai nommé ce mécanisme le « paradoxe identitaire ». Je crois que ce paradoxe identitaire, dans lequel l’on retrouve en même temps la malléabilité des schèmes et la stabilité, a bien été décrit par H. Markus (1987) lorsqu’elle a abordé l’activité du soi dans une approche cognitive.
Pour expliquer ce processus de continuité, je me référerai aussi à A. Greenwald (1992) sur ce qu’il nomme le « conservatisme cognitif » et qui illustre parfaitement ce mécanisme qui articule l’individuel et le collectif. Il signale que chacun mémorise plus facilement les informations conformes à celles qui existaient préalablement (stabilité). En fait, la mémoire tend à réécrire le passé et a une fonction cognitive centrale dans la construction identitaire des repères.
Pour répondre à cette question inépuisable, on peut penser que la mémoire collective s’organise à travers ces stabilités qui sont perméables à d’autres représentations qui ont le pouvoir d’activer des émotions et qui constitueront ensuite une mémoire émotionnelle beaucoup plus personnelle liée à l’histoire propre du sujet.
C’est, en effet, la mémoire qui fait le lien entre les représentations sociales et l’identité, car les mots-forces ou mots identitaires dont dispose la personne capturent à la fois l’histoire (passé), mais aussi le projet (futur), et ils sont liés à des images et des souvenirs qui activent un réseau représentationnel singulier.
Ainsi, la mémoire collective s’inscrit dans le souvenir sous forme d’images et de représentations et, en même temps, devient l’histoire sociale du sujet lorsqu’elle s’attache à une personne ou à un groupe qui concrétise la représentation, devenant ainsi un prototype identitaire.

 

C. T. : Dans l’ouvrage Identité sociale et ego-écologie (Costalat-Founeau, 2001), votre contribution traite de l’action comme activité constitutive de l’identité, car, dites-vous, elle met en relation les connaissances, les savoirs ou compétences avec le monde concret. Et vous tendez à considérer que « les effets de la capacité d’action » seraient d’intégrer une nouvelle dimension de la construction identitaire, dimension importante car liée aux mobilisations socio-émotionnelles et cognitives. À condition, poursuivez-vous, de concevoir l’action de façon séquentielle comme un projet à temporalité moyenne. Il est clair que, ce faisant, vous reliez indirectement le problème de la définition de l’identité à celui de l’estime de soi, concept central et opératoire en psychologie sociale. Pouvez-vous expliciter et développer ici cet aspect important de votre démonstration ?

 

A.-M. C.-F. : Derrière le mot « action », il existe un concept essentiel, celui d’acte qui comporte en même temps l’intention et le projet. Selon A. Berthoz et J.-L. Petit (2006), il n’existe pas de contradiction entre les concepts d’action et de représentation. En exprimant la notion de naturalité, ils suggèrent que soit restituée pleinement dans les sciences cognitives la prise en compte de l’acte, support de perception, d’imagination, de souvenir, de désir (p. 31).
L’action lie, en effet, l’estime de soi et l’identité, car elle donne un sens. Elle est aussi mobilisatrice non seulement sous l’angle des mécanismes réactifs qui en émanent (effets de capacités), mais aussi parce qu’elle met en relation les connaissances avec le monde concret des ressources et des capacités aux niveaux individuel et social.
L’action est devenue une fonction identitaire, et cela a déjà été étudié en philosophie. La rencontre de l’agir et du « je peux » a longtemps été support de débats (Ricœur, 2004). Un petit détour philosophique nous permet de cerner l’importance de la capacité dans l’action. On assiste à la centralité du « je peux » selon l’approche phénoménologique.
M. Merleau-Ponty a fait apparaître une conception non rationaliste de l’action où le monde n’apparaît pas comme une forme de résistance, de barrière, mais comme un monde pratique avec la notion de pensée, de « manutention habile » qui représente une des tendances fortes de l’être et du temps, ce qui conduit à une véritable continuité vivante de l’agir, du corps, de la communication. Selon M. Merleau Ponty, le « je peux » s’appuie autant sur la conscience que sur toute la sensation qui définit la subjectivité. Le contexte, la pratique, se trouvent ainsi projetés comme une force à partir de laquelle le soi peut agir.
En psychologie, l’action peut être définie comme une fonction identitaire qui joue un rôle déterminant dans le sens où elle met en relation la connaissance et les capacités propres, les représentations et les aspirations, les émotions et la reconnaissance, et qui est liée à l’estime de soi. Elle apparaît ainsi comme une concrétisation cognitive des expériences et des capacités qui participent à la construction de la personne et à son développement de l’enfance à l’âge adulte. L’action est une notion plus large que celle du comportement dans le sens où elle implique le contexte social avec son caractère public et normatif.
L’action n’est pas simplement réactive, elle est normée, et P. Bourdieu montre comment les rites d’institutionnalisation ne sont que la limite de toutes les actions explicites : « L’ordre social s’inscrit dans le corps à travers cette confrontation permanente, plus ou moins dramatique, mais qui fait toujours une grande place à l’affectivité et, plus précisément, aux transactions affectives avec l’environnement social. » (Costalat-Founeau, 1997, p. 169.)
L’action exerce une fonction constructive de l’identité, car elle donne un sens. Grâce à sa fonction normative, elle donne aussi des formes de validation temporaires, telles que nous les avons développées dans l’expérience des formateurs (Costalat-Founeau, 1997). Si les effets de congruence sont d’intensité maximale durant certaines phases de la vie facilitant une meilleure représentation de soi, mais aussi d’alter et de la société, il existe des périodes plus diffuses. L’exemple des formateurs est caractéristique de toute personne en rupture de projet, à la recherche d’une autre trajectoire qui devra innover et recréer une nouvelle scène sociale pour actualiser ses capacités.
Ainsi, l’action est aussi mobilisatrice d’émotions grâce aux mécanismes réactifs qui en résultent (effets de capacités positifs ou négatifs) et qui sont liés à l’image de soi. Enfin, elle met en relation les représentations avec le monde concret, avec les ressources et les capacités aux niveaux individuel et social. L’action est une fonction identitaire, car elle facilite ainsi des formes d’objectivation par l’évaluation qu’elle implique et que nous qualifions de « capacité normative » comportant l’évaluation et, par voie de conséquence, des effets de reconnaissance ou de la reconnaissance sociale, et, simultanément, elle active des variables intra-individuelles socio-affectives qui concourent à un sentiment de capacité ou capacité subjective (Costalat-Founeau, 1997, 2001, 2005, 2008).
Les effets capacitaires permettent d’intégrer une nouvelle dimension dans la construction identitaire, et le fait de se sentir capable ou pas peut avoir une influence importante dans la représentation que le sujet a de lui-même, mais aussi des autres. Lorsque le contexte ne permet pas le déploiement des capacités, le sujet le transforme, le reconstruit pour trouver des formes de tremplins identitaires pour les développer.
 

 

C. T. : Vous évoquez assez brièvement le rôle des affects dans la construction identitaire et, de façon aussi elliptique, la fonction d’accommodation de l’émotion dans la représentation. Pourtant, divers travaux sur les émotions (Rimé, 2006) ont démontré de façon convergente leurs fonctions cognitives et sociales, de même que leur rôle dans la production de sens ou de significations. Si l’on admet, comme le soutient S. Moscovici, que les représentations sociales prennent leur source dans la confrontation des individus et des groupes à des phénomènes éruptifs non familiers, on saisit le lien entre la ­mobilisation mentale consécutive à ces phénomènes émotionnels ou affectifs et la genèse des représentations. Par ailleurs, B. Rimé a bien montré comment la question de l’émotion se situe aux frontières des problèmes existentiels, et donc à « la porte » des problèmes d’identité.
N’avez-vous pas, dans vos travaux, sous-estimé cette dimension des représentations et de la construction des identités ?

 

A.-M. C.-F. : Je dirais que je ne l’ai jamais négligée et que j’ai toujours travaillé sur l’émotion, car c’est une question en inter­action permanente avec l’identité. Ce sont les travaux sur les émotions, plus spécifiquement ceux sur l’anxiété, qui m’ont conduite à travailler sur l’identité sociale. Mes premiers travaux portaient sur l’anxiété et l’affiliation dans les groupes (1981) et j’avais montré que « l’affiliation » chez des agents de maîtrise anxieux, en situation de formation, correspondait à des formes de désindividuation, alors que les non-anxieux préféraient s’individualiser et entraient dans une stratégie de comparaison sociale. Ces travaux, conformes aux expériences réalisées en laboratoire, ont montré, lors de l’analyse psychosociale, que les anxieux se référaient à une identité collective, alors que les non-anxieux, dégagés de leur stress, s’exprimaient à partir de leur identité individuelle. L’émotion a toujours été présente dans mes travaux, et j’ai réalisé des études sous la direction de R. Pagès sur la thymie positive et négative dans les groupes, afin de montrer son influence sur l’interaction groupale et dans l’émergence des capacités.
Les conclusions de ces travaux réalisés en laboratoire ont montré que la capacité, le fait de se sentir capable de, sont la résultante d’une interaction entre l’émotion et l’action (travaux réalisés en 1994, thèse d’État). Il est certain que l’on ne peut aborder l’identité et l’action sans traiter des émotions. Une action est toujours racontée et produit une forme de partage social, surtout si elle est douloureuse ou exaltante, et je me référerai ici aux travaux de B. Rimé (2005) sur l’impact des expériences émotionnelles qui, par voies socioaffectives, réconfortent, apaisent par soutien social ou empathie, et, d’autre part, qui, par voies cognitives, restructurent la connaissance.
C’est une question très importante que nous sommes en train d’étudier à l’heure actuelle par IRM imagerie médicale (travaux réalisés en collaboration avec le service de radiologie de l’hôpital Gui de Chauliac de Montpellier au sein du service du Pr L. Bonnafé, avec C. Cadet et E. Lebars) sur les effets, dans le cortex, des mots chargés d’émotions ou mots identitaires.
Nous avons procédé à une comparaison entre mots neutres et mots identitaires, afin de repérer l’impact du mot identitaire dans le cortex. Nos premiers résultats tendent à montrer que des mots identitaires activent des zones de l’aire de Brodmann, alors que les mots neutres n’activent pas les mêmes zones.
Afin d’aller plus loin dans la recherche, il serait intéressant de répéter l’étude sur une population plus importante, afin de voir si la zone du cortex cingulaire antérieur, aire n° 24 impliquée dans l’émotion et la mémoire, ainsi que celle du Gyrus temporal médian, aire n° 21 impliquée dans la reconnaissance des formes, sont effectivement les aires les plus stimulées à l’évocation des mots identitaires, dont voici un exemple ci-dessous.
D’autres recherches vont se poursuivre, et nous avons comme projet de montrer que des mots chargés d’émotion ont une relation avec la mémoire autobiographique en situation d’imagerie médicale.

 

C. T. : Il est certain que le thème de l’identité occupe une place importante dans le champ de recherche de la psychologie sociale. Pensez-vous, comme E. Marc (2006), que son importance tient au fait qu’il jette un pont entre les différentes sous-disciplines de la psychologie ? Par ailleurs, la partie de votre ouvrage traitant du groupe comme espace de définition de la représentation de soi peut donner à penser que vous restez assez proche de la perspective d’E. Marc ; mais, tandis que vous vous référez principalement à divers travaux expérimentaux américains ou français, E. Marc s’inscrit plutôt dans la filiation de C. Rogers pour qui la situation groupale (dans le contexte de la formation psychosociologique) mobilise la conscience de soi et déclenche des mécanismes d’identification et de différenciation avec autrui. Ce qui conduirait (selon E. Marc) à une définition de l’identité, comme processus dynamique à l’interface de l’interpsychique, de la relation à autrui, du groupe comme entité véhiculant des normes, les modèles et des valeurs.

 

A.-M. C.-F. : Nos approches sont naturellement complémentaires et, depuis, je dirais même que nous sommes dans la même perspective du sujet retrouvé.
Lorsque l’on parle de « groupe » en psychologie sociale traditionnelle, on l’assimile à une catégorie avec la notion de référence et d’appartenance et, dans ce sens, on considère son aspect essentiellement normatif. Mais le groupe n’est pas simplement abstrait, il est concret. J’ai moi-même étudié et pratiqué l’étude du groupe en psychologie sociale et j’ai pu mesurer l’importance de l’interaction groupale aux niveaux affectif, cognitif et représentationnel. Le groupe peut être appréhendé comme un concept concret, il sécrète un imaginaire social comme l’ont bien montré les travaux de R. Kaës, mais aussi de D. Anzieu. Je pense que la transdisciplinarité permet de combattre une psychologie sociale mécanique intolérante qui est inscrite dans des champs disciplinaires qui étudient identités cognitive et fixiste.
Or, l’identité est un processus qui est soumis aux variabilités des contextes et de la temporalité. Je pense que l’étude d’une réalité subjective permet de comprendre les processus identitaires. Et, comme le souligne E. Marc, « l’identité subjective se construit dans une interaction avec autrui et dans l’intériorisation des images, des jugements, des modèles renvoyés au sujet par son entourage » qui ne peuvent être saisis par des enquêtes ou des méthodes quantitatives.
Je suis d’accord avec lui sur ce qu’il nomme « le fétichisme de la méthode », garante de la rigueur épistémologique, alors que l’étude de l’identité demande flexibilité et approche naturaliste des discours.
La psychologie traditionnelle est focalisée sur l’administration de la preuve. Une psychologie qui oblige à se focaliser sur un seul objet est, à mon sens, incomplète et ne cerne pas la dynamique de l’identité. La psychologie sociale a longtemps laissé le sujet entre parenthèses et s’est centrée sur des phénomènes collectifs qui ont aussi leur importance, mais que l’on peut « capturer » en se centrant sur la personne, mais aussi en situation d’interaction groupale. Le groupe, en psychologie sociale, comme espace vivant de relations émotionnelles, de représentions et de confrontations, est nécessaire à la connaissance de soi, d’autrui et de la société. ■

 

 

Bibliographie

Berthoz A., Petit J.-L., 2006, Phénoménologie et physiologie de l’action, Paris, Odile Jacob.
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Pour citer cet article

Costalat-Founeau Anne-Marie, Tapia Claude  ‘‘Identités, représentations sociales et mémoire collective‘‘
URL de cet article : https://www.jdpsychologues.fr/article/identites-representations-sociales-et-memoire-collective

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