Dossier : journal des psychologues n°239
Auteur(s) : Houssier Florian
Présentation
Je le sais, vous n’avez pas pu échapper à la coupe du monde de football, ses exploitations commercialo-maffieuses, ses risques d’attentat et autres vicissitudes liées au sport le plus pratiqué dans le monde. Oubliez cela et passez la porte d’un autre monde où le détail et l’instant priment, où le jeu prime sur l’enjeu.
Mots Clés
Détail de l'article
On connaissait l’angoisse du gardien au moment du penalty ; voici venir l’art du détail : fluidité des passes et de la construction du jeu, double contact, coup du sombrero, autant de mouvements qui laissent pantois. Sous l’écorce du quelconque, apparaît le beau, voire le sublime. Cet éblouissement passager trouble, on en redemande, et on attend à nouveau l’étincelle de vie qui va nous secouer de bien-être. Déceler les traces de la beauté, l’esthétique du geste idéal, pour toucher enfin au but : ressentir la joie, la retrouver. Jusqu’à la prochaine fois. Cette façon de se souvenir n’est pas seulement une compulsion addictive de répétition, elle est une façon de vivre une exigence vitale. Toute rencontre convoque du conflit potentiel ; le football est une rencontre où les hommes parviennent à communiquer entre eux et en tant qu’adversaires. Comme le souligne M. Klein, le sport permet des attaques contre l’objet haï et compense l’angoisse, démontrant à celui qui le pratique qu’il ne succombera pas devant l’agresseur.
Le football mêle l’immuable du rituel et la constante transformation formelle portée par le jeu et ses règles, passant par l’articulation entre l’individu et le collectif ; il implique la passion pour le déroulement comme pour le dénouement, à la façon d’une pièce de théâtre. En 1929, déjà, B. Brecht attirait notre attention dans un court article (1) ; son point de vue est d’autant plus précieux qu’il propose une mise en perspective : un artiste qui regarde l’art et le sport pour les comparer. Pour B. Brecht, l’événement artistique de l’année 1929 ne relève pas du théâtre, de la littérature, de l’opéra ou de la poésie. Ces louables activités pèsent de peu de poids face à la rencontre entre Schalke 04 et Hanovre, qui s’est terminée par six buts à deux, et qui a été appréciée par vingt mille spectateurs. Comme on parlerait de la circulation de la parole, la circulation du ballon est unanimement saluée comme un système de jeu méritant la même reconnaissance que les artistes les plus en vue. Ne parle-t-on pas de « vision du jeu », jusqu’à inventer une nouvelle géographie corporelle de sorte que tel joueur aurait des yeux derrière la tête ?
L’émergence de la création se fait toujours dans l’instant, sans schéma préétabli, comme lorsqu’un patient nous fait entrevoir ce que nous ne voyons plus, quand ça ronronne et que nous ne savons plus voir l’invisible, ce monde fantôme qui se meut et nous échappe, à la façon d’une symbiose muette (2). Il faut des règles pour que les détails soient perceptibles, pour que ces détails ressortent, telles des créations propres à l’humain : roulette, râteau, crochet, petit pont, feinte de corps, une-deux… Hier, ces figures de la créativité avaient pour nom parades, salto et autres dribbles chaloupés ; et B. Brecht dénonçait ainsi le snobisme des amateurs d’arts (y compris ceux dont il vivait, le théâtre et la littérature) : « Dans les salles de spectacle, les porteurs de smoking sont assis sur leur gueule », tristes et tièdes. Pendant ce temps, dans les stades, les hommes fument, sifflent, chantent, insultent de façon directe comme le veut la tradition, au plus près de leur « pulsionnalité », pourrait-on ajouter.
Caresser le cuir offre une érotique de la balle, une poétique du geste, qui échappent à toute analyse banalisante ; il faut juste saisir l’instant et retrouver les moments magiques de l’enfant qui sommeille en chacun, parfois définitivement assoupi. Quelques constats implacables s’imposent à B. Brecht : chaque match donne lieu à un résultat, comme toute création aboutie. Pas d’échappée hors de toute réalité : le football peut être un monde impitoyable, où le meilleur n’est pas sûr de gagner. Pas de joie plus forte et d’émotion plus intense que le but marqué à la dernière minute du match, selon l’auteur allemand ; pas de joie sans prise de risque préalable, l’éventualité de perdre. Alors oui, tout cela est vain, mais représente un art caché, celui qui entremêle le possible et l’inutile.
B. Brecht nous assure que le football est la forme artistique la plus aboutie du vingtième siècle. Si vous avez de la peine à le croire, adoptez la position du pêcheur, celle de l’attente quiète d’une passion subite : attendez l’éclair qui scintille et jaillit, éblouit jusqu’à disparaître comme si vous l’aviez rêvé, et réjouissez-vous des inspirations de Ronaldinho et des dernières arabesques de Zidane. Voir des artistes en mouvement et mourir ? Non, mieux encore : affirmer avec R. Barthes que chaque société doit inventer l’art qui accouchera au mieux de sa propre délivrance.
Notes
1. Brecht B., 1997, Das grösste Kunstereignis 1929 (Le Plus Grand Événement artistique de l’année 1929), Nzz-Folio.
2. Bleger J., 1979, « Psychanalyse du cadre psychanalytique », in Kaës R. (sous la direction de), Crise, rupture et dépassement, Paris, Dunod, pp. 255-274.