Rencontre avec le sujet dans la maladie d’Alzheimer. Pari d’un ultime transfert

Le Journal des psychologues n°250

Dossier : journal des psychologues n°250

Extrait du dossier : Alzheimer : inventer les soins psychiques
Date de parution : Septembre 2007
Rubrique dans le JDP : Dossier
Nombre de mots : 4000

Auteur(s) : Linx Patrick

Présentation

Au décours d’une maladie d’Alzheimer, lorsque les mots se dérobent, que les images s’abîment et que le sujet se trouve confronté à l’inquiétante étrangeté de ses représentations de mot et de chose qui se délitent, le transfert se déployant dans une rencontre singulière n’est pas seulement un gain de temps sur la maladie mais aussi pour l’être.

Détail de l'article

Grand âge et maladie d’Alzheimer

« À quel degré de bonté et d’humour ne faut-il pas parvenir pour supporter l’horreur de la vieillesse. »
Cette réflexion pessimiste du père de la psy­chanalyse au seuil de sa quatre-vingtième année donne la mesure de sa prise de conscience d’une réalité difficile à vivre et à appréhender.
Si le vieillissement est un processus inéluctable, il est avant tout une épreuve que traverse le corps avec sa kyrielle de pertes et de déficits que la vie psychique inconsciente refuse énergiquement de reconnaître, allant jusqu’au déni.
Face au constat de cette douloureuse réalité, la personne vieillissante accuse les coups des effets et des marques délétères du temps qui passe, mais n’en continue pas moins à en repousser l’évidence. Le vieillissement n’existe pas dans l’atemporalité de l’inconscient.
Il y a, comme le rappelle Paul Laurent Assoun, un clivage entre un sujet inconscient rétif au vieillissement et le sujet incarné dans un moi corps qui s’altère au fil du temps. L’idée, si irrécusable soit-elle, du fléchissement de nos capacités et de notre propre disparition cohabite très difficilement avec l’amour que l’on se porte.
Cette épreuve de l’avancée vers la finitude marquée par le lâcher-prise du corps que constitue le vieillissement peut installer le sujet dans un espace mélancolique qui va se rouvrir à chaque confrontation avec la perte.
Si le vieillissement est, comme le dit C. Balier, une crise narcissique majeure, celle-ci ne peut que nous renvoyer au moment critique de la perte de l’objet aimé et à l’entame du moi qu’elle suscite.
La peur de vieillir touche à la vérité du désir qu’elle semble mettre aux aguets, si ce n’est en alerte.
Le sujet vieillissant revisite et réévalue en permanence l’investissement respectif du moi et de l’objet.
L’entrée dans la grande vieillesse pousse le sujet à reconsidérer ses rapports avec le monde extérieur et avec ses objets in­ternes. La nouvelle répartition qualitative et quantitative d’une libido en permanente recomposition entraîne une modification sensible de l’économie psychique et une déstabilisation de l’intrication pulsionnelle.
Avant même toute annonce de maladie, le remaniement inévitable de la vie psychique dans le processus du vieillissement libère une activité souterraine de pulsion de mort.
Les « maladies cérébrales évolutives », au premier rang desquelles figure la maladie d’Alzheimer, sont la traduction clinique d’une érosion, d’une désintégration progressive des contenus et des contenants de l’appareil psychique.
S’inscrivant dans une logique de désintrication et de désunion pulsionnelle, elles traduisent l’accélération, l’accentuation pathologique d’un processus d’involution normale.

 

L’horreur du vide

« Qu’est-ce que je fais là, je ne sais plus pourquoi ni pour qui je vis, avec ces douleurs, c’est toujours pareil tous les jours, je suis fatiguée dès le matin et je n’ai plus envie de rien. À quoi bon vivre comme ça ? On nous laisse tomber, on devrait pouvoir demander la fin. »
Ce discours répétitif d’une dame contrainte à supporter la réalité quotidienne dans cet hôpital long séjour nous rappelle la disqualification lente du sujet face à l’ennui, au détachement et au sentiment de vide.
Ce repli douloureux de la libido devant l’absence de l’autre qu’exprime cette femme entre quelque part en écho avec le destin que l’on réserve au vieillissement et à la vieillesse en institution, moment redouté par le sujet qui se voit privé de ses investissements essentiels, de son « chez soi », espace transitionnel au sens winnicottien du terme.
Malheureusement, dans l’isolement relationnel et la rupture sociale, beaucoup de choses se perdent, mais bien peu se créent.
Blaise Pascal faisait de l’ennui un néant, une dépendance, une impuissance et un vide. Tout vieillissement, qu’il soit normal ou pathologique, confronte le sujet à ce même détachement, désintérêt et désinvestissement qui gagne et envahit sa vie, le forçant à une réorganisation psychique sur un mode plus ou moins délétère.
La grande vieillesse enferme le sujet dans un espace clos où il se vide progressivement d’une libido qui s’appauvrit, la clôture se renforçant d’une baisse des stimulations extérieures.
Au-delà des déficits neurologiques provoqués par l’invasion de cette protéine tueuse qui a pour nom« Bêta Amyloïde » et que l’on ne sait pas encore maîtriser chimiquement, c’est souvent par défaut d’étayage, par absence d’un autre qui le reconnaît encore et qui lui parle, que le sujet se laisse aller. Il se laisse envahir par cette pulsion de mort, ombre portée de lui-même, inconnue dans sa propre maison, qui lui fait signe en son miroir et qui le guette comme une inquiétante étrangeté.
La libido est devenue, comme qui dirait, sans emploi et ne peut même plus tirer parti d’une activité sublimatoire avec sa fonction revitalisante.
Ainsi cette patiente qui nous dit :
« Ma tête se vide de plus en plus et je n’arrive plus à la remplir, tout s’en va petit à petit, je ne retiens rien et rien ne me retient. »
Plainte d’une femme qui n’est pourtant pas atteinte d’une maladie d’Alzheimer avérée, mais qui résume à elle seule l’étendue des dégâts opérés par la désertification psychique qui l’a poussée à abdiquer et à s’installer dans une sphère mentale qui se délite avec la perte progressive de contenu et de contenant.
L’ennui qui s’installe à bas bruit, conséquence d’une absence de stimuli, renforce l’incapacité de l’appareil psychique d’investir un objet, pousse le sujet isolé à l’appauvrissement relationnel et à l’angoisse. Il se développe insidieusement, indépendamment de toute maladie d’Alzheimer.

 

De la sénescence à la démence

La sénescence est selon la définition neuropsychiatrique un état qui commence chez l’homme à la fin de l’âge adulte, à l’issue de la maturescence avec l’involution des fonctions psychologiques et physiologiques conduisant au vieillissement.
Pour la psychanalyse, la notion d’affaiblissement psychique dans la vieillesse passe par la survenue d’une porosité du préconscient qui se présente comme un espace intermédiaire entre conscient et inconscient. Le préconscient, rappelons-le ici, garantit une mentalisation et une fantasmatisation en faisant lien entre les représentations de chose et les représentations de mot, de même qu’entre les processus primaires et secondaires.
La représentation préconsciente est liée au langage verbal et aux représentations de mot. La sénescence entraîne des remaniements de l’appareil psychique, elle provoque une réduction fonctionnelle du préconscient, un affaiblissement du moi et du champ de la conscience reliant le monde extérieur au monde intérieur.
La consistance des investissements de la réalité extérieure diminue, entraînant un affaiblissement du moi, de l’idéal du moi et du surmoi, de même qu’une fragi­li­sation du processus secondaire qui ne permet plus à la pensée altérée de mo­difier le processus primaire en effectuant un travail de liaison face à l’intensité des ­pulsions.
Par voie de conséquence, toutes les instances psychiques déjà affectées et fragilisées par la sénescence le sont encore davantage dans la démence, du fait du délitement de la pensée qui précipite le relâchement du surmoi et de l’idéal du moi ne trouvant plus de support dans la réalité extérieure.
Ce récapitulatif sommaire de l’involution nous amène à nous questionner sur ce que devient, dans le vieillissement, la frontière entre le monde externe et le monde interne.
On peut faire l’hypothèse avec Marion Péruchon d’une érosion des contenus psychiques, d’une attaque en règle de la barrière de contact décrite par Bion qui empêche normalement que la vie fantasmatique ne télescope la perception du réel ou que la rencontre avec la réalité ne soit trop parasitée par les stimuli endo-psychiques.
Le sujet perd petit à petit son aptitude à la symbolisation.
Dans l’extrême vieillesse, l’investissement de cette réalité se relâche et le repli narcissique douloureux occupe le sujet qui ne se nourrit plus des relances désirantes tournées vers l’avenir, mais laisse la place à un retour lancinant du passé.
Le sujet, dans l’extrême affliction de sa vieillesse, se laisse envahir par un passé parfois traumatique et surinvesti ne parvenant à organiser le présent que sur le mode hallucinatoire en y convoquant le passé.
« J’attends mon mari et il faut faire vite, car ils peuvent arriver d’une minute à l’autre. J’ai pris mes affaires à l’hôtel, mais je ne trouve pas les siennes, dépêchez-vous, le taxi… », nous disait cette dame roumaine de quatre-vingt-cinq ans qui avait dû quitter l’hôtel dont son mari était gérant. Poursuivis tous les deux par la police de Ceausescu, ils avaient échappé au pire, grâce à un ami chauffeur de taxi.
Le réinvestissement de cette scène sur un mode hallucinatoire se transforme en délire agi, dans ce que l’on appelle une« crise confusionnelle » qui disparaîtra un temps pour revenir en force sous la forme d’un état chronique qui se verra assimilé à une démence.
La délimitation entre le monde externe et le monde interne se brouille, le passé et le présent finissent par se mélanger.
Comme le montre R. Perron cité par Marion Perruchon, il y a un déni perceptif présent dans les hallucinations mnésiques « qui se donnent frauduleusement pour des perceptions ». Le principe de réalité est aboli, il n’effectue plus la différence entre ce qui relève de la représentation d’une présence absente et ce qui est de l’ordre de la perception.
Le sujet atteint de la maladie d’Alzheimer se retrouve face au traumatisme et à la compulsion de répétition qui signe l’incapacité de son moi de lier l’excitation consécutive à une perte qu’elle soit objectale ou narcissique.
Le sujet est ici condamné à se défendre compulsivement contre l’angoisse, à la manière de l’enfant soumis sans recours à un état de tension et de détresse en l’absence du visage maternel, situation de « Hilflösigkeit » décrite par Freud.
Les exemples de superposition et de télescopage entre le passé et le présent sont monnaie courante dans la clinique de la maladie d’Alzheimer et il s’agit moins pour nous, dans cet article, de donner des exemples illustrant cette pathologie que de montrer comment, par le biais du ­transfert dans la rencontre singulière, le sujet peut se sentir poussé à réexaminer son passé sans se déconnecter totalement de son présent. Sous réserve d’un accompagnement, d’une présence et d’une écoute analytique bienveillante, le sujet devenant confus peut, dans le chaos du délitement de sa pensée, procéder à sa propre réorganisation psychique par des allers-retours au sein de sa propre histoire et de ses propres affects, tout en continuant à s’adresser à un autre.

 

« Alien » ou la rencontre du 3e type

Le verbe « aliéner » signifie « rendre autre », « rendre étranger ».
C’est donc à partir de la notion de perte et de déficit que va s’installer l’altération progressive de la mémoire et de l’idéation touchant plus ou moins sévèrement la sphère du langage, de la praxie, de la gnosie et celle de la pensée abstraite.
Comment dans une telle débâcle peut-on continuer à s’adresser à l’autre et à soi-même devenant progressivement des « étrangers » face à l’horreur du réel ?
Devenant progressivement étranger à l’autre et à lui-même, celui ou celle que l’on qualifie de « dément » ne trouve plus d’interlocuteur. Pis, sa jargonophasie et son agnosie suscitent l’éloignement et la fuite. La menace d’une identification effrayante et impensable se profile dans le miroir. Tragique définition de l’a-communication, perdre les mots pour le dire, c’est perdre la tête, ne plus être à la tête des mots.
En lui coupant les voies d’accès aux représentations de mot et de chose, matière première du langage, la maladie d’Alzheimer touche le Parlêtre au cœur de son existence de sujet.
Ne plus exister ni dans l’énoncé ni dans l’énonciation, c’est devenir un mort vivant dans une présence absente à soi-même et aux autres, comme derrière une vitre sans tain.
Face à cette déroute qui cumule érosion du discours, incohérence des énoncés et persévérations qui transforment les propos en stéréotypies, le clinicien lui aussi se trouve confronté à sa propre impuissance et à son propre désarroi.
Cependant, le sujet dans sa détresse psychique n’en continue pas moins à dire des choses à qui peut et veut encore l’entendre. Le sujet atteint d’une maladie d’Alzheimer reste pathétiquement en quête d’interlocuteurs.
Dans son remarquable travail de re­cherche universitaire, André Quaderi montre à quel point il est indispensable, dans cette clinique de l’extrême, de faire un pari de type pascalien sur la présence d’une vie psychique chez le dément.
Certains auteurs ont fait l’hypothèse que, dans la maladie d’Alzheimer, il y aurait un amalgame du je et du tu, de telle sorte que émetteur et récepteur seraient confondus dans un seul pôle d’énonciation qui rendrait le sujet inaccessible à ses propres énoncés. La communication s’avèrerait impossible et le sujet serait déconnecté de l’autre, ce qui expliquerait son repli sur lui-même et son indifférence à tout ce qui l’entoure. Au-delà de sa radicalité, une pareille conclusion efface irrémédiablement tout sujet de la parole chez le dément dans son adresse à l’autre.
La clinique ne semble pas confirmer ces avancées neurolinguistiques. Même s’il perd ses mots, le sujet souffrant de la maladie d’Alzheimer reste toujours l’autre de quelqu’un et peut rester interlocuteur. Comme le montre André Quaderi qui s’appuie sur les travaux des linguistes comme J. L. Austin, M. Bakhtine, F. de Saussure et, surtout, E. Benveniste, la persistance du sujet de l’énonciation est prouvée, car il existe une corrélation de subjectivité qui exclut la non-personne par le il qui transcende l’utilisation indifférenciée du je et du tu, caractéristique de la maladie d’Alzheimer. Le sujet malade s’adresse toujours à un autre quand il parle et quand il répond, même s’il semble s’éclipser partiellement et ponctuellement de la communication. Face à ces absences, le clinicien analyste continue à se poser comme l’interlocuteur privilégié d’un sujet de l’énonciation toujours existant.
L’expérience de la pratique de l’écoute analytique avec des sujets atteints de maladies d’Alzheimer prouve que l’adresse à un autre reste toujours opérante malgré la confusion ou le télescopage des pôles d’énonciation.
En ne cédant pas sur sa place d’interlocuteur, le clinicien analyste reste en capacité d’entendre quelque chose des énoncés qui lui sont adressés.

 

Au clair de la lune…
Prête-moi ta plume pour écrire un mot

La pratique de l’écoute analytique d’une personne atteinte de maladie d’Alzheimer suppose une capacité d’adaptation à des effets de surprise, à des alternances d’états et à des éclipses récurrentes du sujet.
Il faut pouvoir suivre le labyrinthe et les méandres d’une pensée qui s’échappe à elle-même par intermittence, sans suspecter a priori une quelconque intention refoulante à l’œuvre, mais accepter çà et là une perte d’inscription du mot qui peut être retrouvé ailleurs et plus tard.
Le cadre de la rencontre doit être suffisamment souple pour ne pas figer les échanges.
Un sujet alternativement présent et adapté peut s’interrompre au milieu d’une phrase, comme privé de pensée, surpris lui-même par l’interruption. Le sujet confronté à des pertes mnésiques graves passe par des seuils de vigilance variables, des niveaux de confusion fluctuants.
Dans la maladie d’Alzheimer, le trou de mémoire, que l’on peut appeler avec Gérard Le Gouès « trou de pensée », est d’abord le résultat d’un déficit bien différent de l’oubli où le sujet sait qu’il sait, même si le refoulement lui barre l’accès au souvenir et le met dans un état de grande tension.
Pouvoir suivre un sujet dans une sorte de traversée du désert de sa pensée qui s’abrase, tout en lui prêtant à la fois des mots, mais aussi des affects pour qu’il puisse procéder à des retrouvailles signifiantes, semble constituer l’essentiel d’un transfert bien tempéré.
Pour ce faire, le clinicien qui se réfère à la psychanalyse contribue à contenir, dans le meilleur des cas, tout un flot d’images, d’affects désordonnés et confus, afin de stopper des hémorragies de pensées envahissant la vie psychique du sujet malade qui le plongent dans une permanente perplexité anxieuse.
Régler son allure sur celle du sujet malade, en considérant que l’on peut dire ou faire des erreurs toujours rectifiables sans que cela porte à conséquence, devient une des conditions essentielles de la rencontre thérapeutique dans le transfert avec une personne malade.
La capacité du thérapeute de jouer avec et sur les mots nous semble également revêtir une grande importance. Elle contribue à relancer l’équivoque qui porte sur les représentations encore actives, à dédramatiser certaines pertes, à instaurer un environnement favorable et à installer le transfert dans un climat de confiance. Ici, la qualité du moment partagé sur un mode ludique produit un effet de relance sur les capacités moïques et se révèle souvent aussi importante que le savoir supposé de l’analyste sur l’inconscient du patient.
On peut s’inspirer du travail de Winnicott lorsqu’il disait que : « L’analyste a intérêt à se souvenir constamment non seulement de ce qu’il doit à Freud, mais aussi de ce qu’il doit à cette chose naturelle et universelle que nous appelons jeu. »
Il apparaît nettement que chaque fois qu’on lui parle et que l’on tente de répondre à sa question ou qu’on l’aide à le faire, le sujet quitte momentanément son lieu d’inquiétante étrangeté pour réintégrer un espace plus familier où la présence de l’autre permet la parole.
M. L., ancien cinéaste de la nouvelle vague des années soixante, semble être en perpétuel mouvement, en quête de “repérage” au sein de ce service de gérontologie où il s’agite en permanence. Les troubles mnésiques le dé­connectent de plus en plus de la réalité. On a ­l’impression qu’il est dans un autre monde qui le protège et l’inquiète à la fois. Il est devenu une sorte de fantôme qui régresse chaque jour davantage vers l’exhibitionnisme et la gloutonnerie. Des persévérations d’idées fixes et de mots répétitifs émaillent un discours qui semble s’appauvrir continuellement. Ses deux fils qui travaillent eux aussi dans le cinéma ne supportent plus de le voir décliner de jour en jour. Les signes cliniques plaident en faveur d’une maladie d’Alzheimer qui évolue sur un terrain psychotique déjà présent.
Diagnostic probablement juste, mais dont la confirmation n’est pas pour nous d’un intérêt primordial. M. L. attend que quelque chose se produise et son comportement traduit l’in­supportable de ne rien faire, de n’être plus consulté ni écouté, de ne plus rien diriger.
M. L. semble avoir conservé la nostalgie du mot « moteur » et la perte de la chose derrière le mot lui est insupportable.
Cinéaste de la marginalité, le film qui a marqué sa carrière et pour lequel il a obtenu le prix Jean-Vigo dans les années soixante montre des jeunes gens, très tôt blessés par la vie, en désarroi, dans des terrains vagues de la ville de Nanterre, marqués par l’errance et la désillusion, victimes d’un système qui achève de les briser.
Le transfert s’organise donc autour du cinéma des années soixante pour lequel il va sentir très vite mon intérêt. Petit à petit, il sort de son isolement pour s’animer à la simple évocation des titres de films et des noms de metteurs en scène qu’il a côtoyés. Nos échanges ressemblent à des séquences de « Monsieur Cinéma », jeu télévisé jadis célèbre qui valorisait l’érudition cinématographique. Dans ces moments-là, il semble se réapproprier quelque chose du cinéphile et du cinéaste qu’il est encore et qu’il ne veut surtout pas cesser d’être.
Parfois, il se focalise sur un mot ou un nom qu’il répète inlassablement, comme pour tenter de les retenir au sens de la mémoire, mais aussi pour les conserver comme un film qu’il pourrait se repasser sans cesse.

Cette brève vignette clinique donne une idée sur le rôle que peut jouer la relation transférentielle lorsqu’il s’agit de participer à la relance désirante d’un homme qui a du mal à se reconnaître dans ce qu’il a été et qui est, en même temps, confronté à l’impossible à vivre du présent.
M. L. vit cette castration comme réelle, il n’y a plus guère de jeu avec le fantasme et il ne fait plus que lutter contre l’angoisse de castration plus que jamais analogon, comme dit Freud de l’angoisse de mort.
La perte du plaisir de « faire du cinéma » qui était la seule raison de vivre de M. L. coûte cher à son économie psychique d’autant que ses capacités d’investissement se sont déjà érodées à bas bruit depuis son arrivée en institution.
Sa vie mentale se crispe donc sur un présent devenu chaotique, il emprunte le chemin de la régression avec le retour à l’état brut de la pulsion anale et scopique qu’il met dramatiquement en scène.
Le passé même idéalisé perd de sa consistance, car il est de moins en moins soutenu par une remémoration partagée dans la parole.

 

Pour conclure… Un temps précieux à ne pas perdre

Le rôle du clinicien dans de telles situations de délitement de la pensée et du comportement n’est donc pas tant d’interpréter la conflictualité que de travailler avec la situation présente et rechercher les moyens de la contenir par l’étayage du transfert.
Pour ce faire, il va s’agir pour le clinicien analyste d’investir solidement les processus mentaux de son patient âgé tels qu’ils se présentent dans le temps de la ­rencontre.
La personne malade cherche en per­manence une retrouvaille avec des ­re­présentations de mot et de chose abîmées par les pertes mnésiques.
Dans la maladie d’Alzheimer, la pensée qui se désorganise et se délite tente de conserver un bon objet interne.
L’hallucination peut être une contribution à la retrouvaille de ce bon objet.
« Je ne pourrai pas vous voir ce soir, je vais chez ma mère », me dit cette patiente de quatre-vingt-dix-sept ans à qui je donnai un rendez-vous.
La maladie d’Alzheimer brise la liaison entre les contenus et les contenants de la pensée.
Si le clinicien se pose en interlocuteur et tient le pari d’une vie psychique qui se poursuit chez l’autre, alors il peut contribuer à faire exister ce bon objet interne sans angoisse, même quand celui-ci a disparu de la vie réelle depuis longtemps.
La qualité de la rencontre avec des objets encore présents mais difficiles à retrouver s’avère déterminante pour la personne malade.
L’analyste face aux pulsions de vie et de mort, qui s’affrontent dans ce terrible délitement des représentations mentales, est ici convié à une écoute particulière en faisant le pari d’une vie psychique chez la personne atteinte d’une maladie d’Alzheimer et en relevant le défi d’une relance narcissique ultime.
Le langage dans une telle maladie, aussi délié ou décomposé soit-il, garde toujours un sens dans la mesure où il s’adres­se à un autre qui le contient, qui l’accueille et tente de le décrypter.
C’est parce que le sujet ne cesse jamais d’être pris dans l’échange avec un autre parlant que, même au décours des pertes de mots, il est essentiel qu’il continue à les entendre prononcés, relancés par un interlocuteur et à s’y référer jusqu’au bout.    
La rencontre analytique avec une personne atteinte de la maladie d’Alzheimer reste une opportunité pour qu’elle continue, par l’étayage du transfert, à vivre sa vie présente et à fréquenter son passé.
L’accompagnement analytique du sujet malade procède de la réussite de ce lien essentiel. Une telle rencontre peut aider le sujet malade, si délabrée sa pensée soit-elle, à composer une autre partition avec les pertes des représentations de mot et de chose et, ce faisant, éviter ou repousser les signes avant-coureurs de « l’aphanisis », angoisse de l’extinction radicale de la parole et du désir, antichambre de la mort. ■

Pour citer cet article

Linx Patrick  ‘‘Rencontre avec le sujet dans la maladie d’Alzheimer. Pari d’un ultime transfert ‘‘
URL de cet article : https://www.jdpsychologues.fr/article/rencontre-avec-le-sujet-dans-la-maladie-d-alzheimer-pari-d-un-ultime-transfert

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