Dossier : journal des psychologues n°245
Auteur(s) : Marty François
Présentation
Lorsque des parents consultent pour leur adolescent, le soutien narcissique est au cœur de la fonction thérapeutique tant pour l’adolescent lui-même dans la logique de la demande que pour les parents. La question du cadre et de son aménagement engage la créativité du thérapeute.
Mots Clés
Détail de l'article
Les adolescents mettent le désordre, les parents en sont dérangés. Souvent, ils portent plainte contre leurs propres enfants et demandent aux psys de s’en occuper. « Vous qui avez l’expérience, allez-y. Nous, nous n’en pouvons plus ; nous ne savons plus comment faire. » Ainsi se donne souvent à entendre aujourd’hui la problématique adolescente : la famille, et tout particulièrement le couple parental, se sentirait menacée et dépassée par les mouvements psychiques et leurs traductions comportementales de leurs adolescents. Le couple et la famille courent-ils un risque au contact de l’adolescence ? L’équilibre de la famille est-il vraiment menacé par l’adolescence de l’un de ses membres ? Y aurait-il un risque de contagion (pour les frères et sœurs) ? De régression (pour les parents) ?
Un adolescent tout seul, ça n’existe pas
Au-delà de cet abord phénoménologique, au-delà du caractère bruyant de ces agirs parfois destructeurs, du triomphe de la jeunesse et de l’ambivalence parentale (faite d’envie et de peur), il convient d’entendre le mal-être, voire la détresse de ces adolescents, mais aussi celle de leurs parents. Un adolescent tout seul, ça n’existe pas, pourrait-on dire à la suite de l’assertion de Winnicott (1947) à propos du bébé. En effet, comment envisager l’adolescence sans faire référence à l’environnement ? Comment travailler avec un adolescent sans prendre en compte la dimension parentale, parents imaginaires et-ou parents de la réalité, quelle que soit la modalité thérapeutique choisie ? Par ailleurs, quand un adolescent va mal, la relation qu’il établit avec ses parents va mal aussi ; et il n’est pas rare, dans ce cas, que les parents n’aillent pas très bien, eux non plus.
Ainsi, nous pouvons distinguer une succession pour ne pas dire un enchaînement de difficultés qui peuvent s’avérer plus ou moins graves pour les adolescents comme pour leur famille. Au premier échelon de cet enchaînement, l’adolescence peut apparaître comme une source potentielle de traumatisme psychique dans la mesure où la puberté et le pubertaire font effraction dans la vie psychique de l’enfant devenant pubère (Gutton, 1997 ; Marty, 2001). Sa vie psychique est violemment attaquée par la reviviscence des éprouvés œdipiens et l’apparition d’une sexualité génitale qui bouleversent les repères de l’adolescent. Si l’enfance a été suffisamment tempérée par une latence pacificatrice de la vie pulsionnelle, l’adolescence ne sera qu’une expérience formidable de bouleversements réussis conduisant à la vie adulte, détournant l’adolescent des investissements parentaux et familiaux, pour constituer à son tour un mode de vie personnel. Le deuxième niveau de cet enchaînement se trouve dans les réactions des parents qui manifestent fréquemment leur surprise puis leur désarroi face au surgissement d’une violence et d’une crudité de la vie sexuelle qui, du côté de leurs grands enfants, semble échapper totalement au contrôle du refoulement. Chaque parent fait ce qu’il peut dans pareille situation, mais, tôt ou tard, il est rattrapé par sa propre vie œdipienne, entraîné qu’il est par ce qu’il convient d’appeler son « contre-œdipe ». Sans compter qu’il est toujours difficile de se résoudre à se voir dépasser par ses propres enfants qui eux aussi semblent échapper à tout contrôle. Mais, lorsque la problématique parentale n’est pas trop lourdement grevée par une psychopathologie de couple, l’ouragan passe, le couple survit et l’adolescent ne sera pas écrasé par le poids de la culpabilité d’avoir réussi à détruire symboliquement ses parents. Le troisième niveau est constitué par la contre-réaction parentale qui rend coup pour coup à l’adolescent, ne distinguant pas dans ses manifestations intempestives le signe d’une difficulté qui appelle le soutien plutôt que la répression et la violence. Dans ce cas, le traumatisme de l’adolescence se cumule à celui que vivent et mettent en acte les parents. Ce cumul de traumatismes est particulièrement préoccupant, car rien ne vient faire limite à la violence et les passages à l’acte peuvent être particulièrement craints dans ce genre de situation. Pour schématique qu’elle soit, cette description des enchaînements catastrophiques souligne l’importance des blessures que peut infliger l’adolescence à l’adolescent comme à ses parents. Elle souligne l’importance de l’attaque narcissique et la nécessité d’y trouver une parade. La violence qui engendre de la violence est d’abord une erreur d’interprétation : si les parents « contre-réagissent » à la violence de leur adolescent, c’est parce qu’ils se méprennent sur la nature de cette expression. Ils prennent pour une attaque personnelle ce qui n’est que l’expression d’une fragilité narcissique de leur adolescent qui a besoin d’être soutenu dans la bataille qu’il livre contre les mutations internes qui le menacent. Il en va de même pour la plupart des manifestations psychopathologiques que peut présenter un adolescent à un moment ou un autre de son histoire : ce qui est vécu par les parents comme une attaque contre eux ou comme un manque de motivation, de volonté, de courage, voire d’intelligence, de la part de leurs adolescents, est, le plus souvent, une traduction d’un mal-être profond, d’une détresse, d’une souffrance psychique. Le mal-être adolescent a besoin du soutien narcissique comme traitement, parce que l’adolescence est d’abord un processus antinarcissique (Gutton, 1991 ; Pasche, 1969).
L’adolescence, son processus et le soutien narcissique
L’adolescence est un processus qui a pour fonction d’intégrer la violence pubertaire en permettant à l’adolescent de renoncer à l’investissement sexuel des objets parentaux, d’en faire le deuil, tout en le conduisant sur la voie de la subjectivation (R. Cahn, 1998) dans la rencontre avec un autre génital. Liaison et déliaison pulsionnelle s’articulent pour permettre le passage de l’investissement narcissique à l’investissement objectal (chiasma adolescent), du registre narcissique phallique de l’enfance à celui du génital de l’adolescence.
Devenir adulte, c’est quitter ses parents, se séparer d’eux (comme l’indique le second processus de séparation individuation de P. Blos, 1967), c’est passer de la projection paranoïde (déni de subjectivité, « c’est pas moi, c’est l’autre ») à l’identification à la fonction parentale : assumer sa position dans la généalogie vers la subjectivation, faire génération.
Le chemin que l’adolescent doit accomplir le conduit de la violence subie/agie au conflit psychique : du fantasme parricide à l’identification à la fonction parentale. Pour accomplir ce parcours, l’adolescent puise dans ses réserves (celles qu’il s’est construites en particulier dans la latence) et cherche dans la confrontation le conflit, mais aussi, dans le soutien narcissique de ses parents, à se détacher d’eux, à s’affranchir de la dépendance de l’enfance.
Lorsque l’adolescent ne trouve pas en lui les ressources lui permettant de traiter la violence pubertaire, lorsqu’il s’en sent victime et qu’il n’a d’autre choix que de l’expulser sur les objets externes pour ne pas y succomber, les adultes ont alors un rôle d’autant plus important à jouer pour venir en aide à cet adolescent qui est en train de faire naufrage.
Souvent, dans ces cas-là, les adultes se sentent persécutés à leur tour par cet adolescent qui les menace. Faute de pouvoir entendre la détresse qui anime cette violence, les parents « contre-réagissent » à la violence qu’ils subissent, contribuant ainsi à opérer un cumul des détresses. C’est dans ces circonstances-là que l’adolescent vient nous consulter ; et c’est au chevet de la fonction de soutien narcissique qu’il faut alors se tenir pour permettre à l’adolescent de reconstruire ses défenses et contenir la violence qui le déborde, mais aussi restaurer, et le narcissisme des parents pour qu’ils ne s’effondrent pas psychiquement, et leur fonction de soutien narcissique pour l’adolescent. Ainsi donc, quelle que soit la figure, le soutien narcissique est au cœur de toute stratégie thérapeutique avec les adolescents, même s’il n’en constitue qu’un des aspects.
En mettant l’accent sur le soutien narcissique, nous entendons attirer votre attention sur la nécessité d’apporter aux adolescents qui n’ont pas pu ou su, dans leur enfance et dans la latence, constituer cette ressource narcissique, une force d’appoint dans la lutte qui se déroule en eux entre Narcisse et Œdipe ; pour que ce soient le conflit psychique et son intériorisation qui l’emportent sur la violence agie et son externalisation ; pour que l’adolescent puisse intégrer la nouveauté pubertaire sans que les parents ne se sentent menacés ou abandonnés. En écrivant soutiens narcissiques au pluriel, nous indiquons également combien la fragilité narcissique ne concerne pas seulement l’adolescent, que ce soutien peut se mettre en place de différentes façons, à commencer par le soutien aux parents. En effet, la fragilité narcissique est grande aussi du côté des parents qui, à l’occasion de l’adolescence d’un de leurs enfants, ré-examinent un pan souvent douloureux de leur histoire. Au fond, si l’adolescence est la deuxième chance offerte à l’enfant de « névrotiser » ses conflits, bien souvent elle est aussi l’occasion de retravailler en profondeur le conflit œdipien d’un des parents, questionné par la mise en scène bruyante de l’œdipe pubertaire d’un de ses enfants devenant adolescent.
Avec l’illustration clinique qui suit, nous allons explorer comment le soutien narcissique est en jeu dès la mise en place du cadre thérapeutique. Ce cas pose par ailleurs la question de la séparation d’avec l’objet maternel au moment où s’engage le processus d’adolescence. Le soutien narcissique consiste ici à aider l’enfant devenant adolescent à se séparer de la mère en s’appuyant sur le père. Comment se séparer et aborder la mise en situation de conflit propre au temps adolescent sans que cette séparation ne soit un arrachement ? Comment le travail psychique qu’accomplit l’adolescent dans cette cure permet-il des changements importants pour ses parents ? Voilà quelques pistes de réflexion que nous allons emprunter.
Illustration clinique : Le cas Christian
Il y a quelques années, je recevais un patient, alors âgé de douze ans, pour une psychothérapie ; je nommerais ce jeune adolescent « Christian ». Il présentait des troubles caractériels qui se traduisaient par des colères clastiques, une peur panique de contracter une maladie au contact des autres, et une angoisse massive à l’idée qu’il pourrait en mourir. Sa scolarité n’était pas très bonne et sa mère avait dû le changer à plusieurs reprises d’établissement, car chaque fois il se faisait remarquer par son attitude anxieuse et des difficultés relationnelles aiguës avec les autres enfants de son âge. Cela se terminait presque toujours par des bagarres.
Au bout de deux rencontres avec lui, j’étais perplexe. Christian manifestait ouvertement une anxiété extrêmement forte, par ses dessins griffonnés de noir représentant des scènes violentes de guerre, et par une opposition d’abord passive puis parlée et de plus en plus déterminée à toute idée de psychothérapie. À l’issue de notre deuxième séance, voyant que tout cela ne mènerait pas bien loin, je lui ai alors demandé :
« Pourquoi est-ce que tu refuses autant cette psychothérapie ? »
Il me répondit :
– De toute façon, c’est elle qui veut.
– Elle ?
– Oui, ma mère. »
J’étais embarrassé face à cette situation, d’autant qu’à l’occasion de chacune de nos deux rencontres, la mère m’avait « entrepris » dans la salle d’attente pour me dire combien, pour elle, c’était important que je « prenne » son enfant en psychothérapie. Fallait-il que je suive la position de la mère, dont je ne connaissais pas les motifs ? Dans ce cas, cela me donnait l’impression de céder à ses pressions et de trahir Christian. Je pouvais cependant ressentir certaines de ses raisons en éprouvant moi-même une inquiétude diffuse pour le devenir de Christian. Devais-je m’appuyer, au contraire, sur le refus de cet adolescent de s’engager dans une psychothérapie dont lui-même ne voyait pas l’utilité, et donc respecter sa décision de ne pas aller plus loin et ainsi de ne pas suivre l’invitation insistante de sa mère ? D’ailleurs, pouvait-on raisonnablement imaginer qu’il fût possible d’engager un traitement pour quelqu’un qui le refuse ? Comment, enfin, proposer à cet adolescent une psychothérapie qu’à la teneur de nos rencontres, je pouvais juger comme extrêmement anxiogène pour lui ?
Cette situation semblait logiquement impossible à résoudre ; les termes du problème étaient tellement opposés que je ne voyais pas comment en sortir. D’autant que je trouvais pour chacun des protagonistes une sorte de légitimité à leur position respective. Sans savoir ce qui faisait que l’un le voulait tant et que l’autre le refusait avec la même énergie, je me disais que l’enjeu était vital pour chacun. Il ne fallait pas trancher entre les deux positions (je me demandais aussi ce qu’en pensait le troisième personnage, le père), mais plutôt traiter le problème comme il venait. Peut-être même était-ce ceci l’objet du travail thérapeutique à ce moment-là : analyser la demande, mais en accompagnant les mouvements (même contradictoires) qui s’esquissaient dans ces débuts de traitement. J’ai donc proposé à Christian :
« Puisque tu me dis que tu ne veux pas continuer et que c’est ta mère qui le souhaite pour toi, serais-tu d’accord pour que nous lui demandions de venir la prochaine fois nous parler de ce qu’elle veut ? »
Je n’étais pas très sûr de ma démarche ; ce n’est pas aisé de changer ainsi de cadre et de registre, en quelque sorte. J’avais décidé de ne pas donner une suite aveugle à la prescription d’une psychothérapie pour Christian, préférant suivre mes impressions, me fier à ce que je ressentais de la situation. À la suite de mon intervention visant à la fois à respecter son refus de poursuivre seul et cherchant en même temps à ne pas rompre un processus entamé par sa mère, Christian s’est apaisé. Il m’a regardé et m’a dit qu’il était d’accord pour que je le reçoive avec sa mère. Nous venions peut-être de trouver ensemble un chemin. J’ai fait cette proposition à la mère, et sa première réaction a été terrible :
« Donc, vous l’abandonnez ! ».
Pour moi, il s’agissait de tout autre chose, bien sûr ; mais il me semblait nécessaire d’expliciter à cette mère les raisons de ma proposition pour qu’elle ne désinvestisse pas la démarche qu’elle avait entreprise. Elle était à cet instant de nos rencontres le moteur de la demande. Sa réaction me montrait combien ce qui se jouait pour son fils la concernait. En m’adressant à elle, je lui dis :
« Non, c’est exactement le contraire. Je vous propose que nous trouvions ensemble un moyen de poursuivre. Mais ce que je vous dis, et ce que me dit Christian aussi, c’est qu’il ne veut pas continuer seul. Alors seriez-vous d’accord pour m’aider, pour que quelque chose puisse continuer ? Pensez-vous aussi que son père serait d’accord pour venir me parler ? » Avec cette dernière proposition, c’en était trop.
« Vous savez, son père...
– Seriez-vous d’accord pour lui poser la question ou préférez-vous que je la lui pose ?
– Non, non je le ferai moi-même ; je lui poserai la question.
– Est-ce que vous voulez que l’on prenne un autre rendez-vous ?
– Bon, si vous voulez. »
Ce n’était pas l’enthousiasme, mais il me semblait que nous venions de desserrer un étau puissant qui écrasait Christian (mais, à la réflexion, peut-être aussi la mère) et me mettait mal à l’aise, tout en ouvrant de nouvelles perspectives. Cette mère, si inquiète à l’idée que je n’aide pas son fils, que je l’abandonne, venait d’accepter que je ne procède pas comme elle l’avait imaginé, sans pour autant rompre et chercher ailleurs un thérapeute qui serait plus compréhensif.
Un rendez-vous a donc été convenu et, le jour dit, le père, la mère et Christian étaient là. Il ne s’agit pas dans ce court exposé de revenir en détail sur l’ensemble du travail effectué, mais seulement de poser quelques-uns des jalons qui ont marqué le déroulement de cette psychothérapie. Pendant un an, nous nous sommes rencontrés ainsi, chaque fois à leur demande. Chaque fois, je leur demandais à la fin de la séance s’ils voulaient revenir, quand et qui voulait venir. Pendant un an, il y a eu des entretiens, parfois avec les trois membres de la famille, quelquefois avec la mère et le père sans Christian ; quelquefois avec Christian, la mère sans le père ; d’autres fois, enfin, avec Christian seul, mais beaucoup plus rarement.
Un jour où la mère était venue avec son fils, Christian s’est mis à la place que son père occupait d’habitude lors de nos rencontres. Sa mère le lui a fait remarquer (elle avait une capacité étonnante de formuler les choses qui lui venaient à l’esprit, au moment même, comme par association d’idées) et s’adressant à lui et à moi autant qu’elle se parlait à elle-même :
« Ça me fait penser à la mort, l’absence du père.
Christian s’est mis en colère, et lui a dit :
« Qu’est-ce que tu racontes ? »
Il s’est mis en colère, reprochant à sa mère tout ce qu’elle faisait pour lui, en particulier le choix de l’école dans laquelle il était maintenant. J’ai compris bien après que Christian reprochait ainsi à sa mère de lui coller ses propres associations, l’enfermant dans une représentation dont le contenu n’émergera que quelques entretiens plus tard.
La séance suivante, le père vient avec son fils, et Christian lui dit :
« Je veux que tu me parles de toi, de ton enfance. »
Le père s’est mis à lui raconter quelques bribes de son histoire. J’ai appris par la suite que les parents de Christian étaient séparés depuis longtemps, que le père n’avait plus de relation avec sa propre famille, et que c’est à l’occasion de ces quelques rencontres avec son fils et son ex-femme – dans le cadre de cette psychothérapie – qu’il avait repris contact avec sa propre famille (il a même pu inviter son fils dans une réunion de famille de son côté). Christian a cherché dans son père un autre repère, une alternative à la position maternelle.
Un jour, la mère de Christian, qui était venue pour une séance avec son fils et en l’absence du père, me dit :
« Écoutez, je voudrais vous dire quelque chose, c’est très important. » Puis, se tournant vers son fils : « Christian est-ce que tu peux sortir ? »
Christian est sorti, à ma grande surprise, et j’étais comme paralysé devant cette scène.
Ma réaction était surprenante et inhabituelle. Contestable, même. Pourquoi ai-je accepté de faire sortir Christian et n’ai-je pas, au contraire, pensé qu’il n’était pas possible de l’exclure ainsi, qu’il était techniquement, du point de vue déontologique et même éthiquement, très critiquable de faire pacte avec la mère ? J’ai ressenti ce que Christian pouvait éprouver lorsque sa mère le mettait sous pression. Mais il me semble aussi que j’ai pu percevoir ainsi ce qui animait profondément la mère. Elle voulait dire à quelqu’un, me dire et me faire partager cette angoisse qui la poussait si fortement à agir et faire pression sur Christian. Cette position a eu des effets autant imprévisibles que bénéfiques.
Christian a donc accepté de sortir, ce qui a permis à sa mère de me parler. Elle m’a alors révélé ce qui s’annonçait comme un secret important concernant l’histoire de la famille, et du père en particulier. À la suite de cet épisode, alors qu’il ne parvenait pas à se séparer de sa mère, qu’il refusait de partir en classe verte, Christian a pu partir seul en colonie de vacances ; c’était la première fois qu’il pouvait se séparer de ses parents. Ces entretiens familiaux à géométrie variable se sont poursuivis encore pendant plusieurs mois ; et, un jour, au cours d’une séance, Christian a dit à ses parents :
« Maintenant, ça suffit. Je veux continuer seul avec M. Marty. »
Il a ainsi commencé, je devrais dire « poursuivi », une psychothérapie pour lui, et cela a duré plusieurs années. Lui qui refusait avec tant de force cette offre maternelle de psychothérapie se mettait à revendiquer cet espace de parole pour lui seul. On peut rapprocher l’agir auquel je m’étais prêté en donnant suite à la demande de la mère de me parler seule, sans son fils, de cette décision de Christian de faire de même, de demander à ses parents de sortir et de le laisser seul pour qu’il travaille avec moi ses secrets.
Commentaires
Certains aspects de ce cas (1) permettent de réfléchir à la façon de mettre en place les psychothérapies d’adolescents. Ce cas présente quelques difficultés, en particulier pour ce qui concerne la souplesse avec laquelle nous pouvons procéder dans la mise en place du cadre, dans des situations où nous nous trouvons face à des relations familiales fusionnelles, où les places sont confondues, où un lien de type incestueux unit la mère et l’enfant. Des relations d’empiètement entre les espaces psychiques respectifs empêchent toute possibilité de séparation ou du moins en contrarient fortement le processus. La question est alors de savoir comment offrir un espace de parole à un enfant qui est pris dans une organisation familiale aussi complexe et qui laisse peu de possibilités pour un travail psychique de différenciation. La mère de Christian agit par angoisse et met ainsi tout le monde sous pression, au risque de faire vivre à son fils le rejet ou l’abandon. Paradoxalement, c’est pour le protéger d’un secret le concernant que la mère l’a ainsi exclu momentanément. Plus les membres d’une famille sont dans des relations fusionnelles, plus il est nécessaire de prendre en compte cette dynamique familiale. L’ouverture du cadre thérapeutique ainsi réalisée permet de travailler sur les jeux à venir entre les différents membres de la famille, autorisant un dégagement ultérieur pour chacun.
La demande insistante de la mère traduit sa peur que son fils ne devienne comme son père, n’entre en dépression, voire ne décompense sur un mode psychotique. Cette peur est activée par sa hantise de voir son fils ressembler également à l’un de ses frères à elle qui, disait-elle, était fou. La difficulté à se séparer qu’a montrée Christian fait écho à celle de la mère qui a éprouvé un sentiment d’abandon à la naissance de son fils, et à ma proposition de ne pas « prendre » son fils en psychothérapie, comme cela fait écho à la difficulté du père de se séparer de sa femme. Le travail entrepris par Christian pour lui-même a eu des effets sur tous les membres de sa famille, le père réussissant à renouer avec sa propre famille et à trouver une place qui lui avait été ravie par l’un de ses frères ; la mère, de son côté, parvenant, même imparfaitement, à accepter que son fils ne soit pas conforme aux projections dont elle l’investissait. Paradoxalement, en effet, la mère de Christian ne souffrait pas seulement de la peur que son fils ne devînt fou, elle souffrait aussi du fait qu’il se transformât et qu’il devînt lui-même, qu’il échappât à son contrôle et à sa protection.
Au cours du travail, il est apparu clairement, comme nous venons de le voir, que le problème de la séparation n’est pas seulement le problème de Christian. La problématique de l’enfant entre en résonance avec celle de l’un et l’autre de ses parents. Le symptôme de l’enfant peut être pensé comme témoin d’un travail d’identification en souffrance (Ortigues, 1986) et, en même temps, comme lieu d’étayage pour sa construction subjectale.
Le travail d’adolescence n’était pas possible pour Christian quand il est venu me voir (2). C’était même peut-être l’un des motifs essentiels de la consultation. Il était pris dans une problématique qui le maintenait collé du côté de l’infantile, du côté des liens archaïques à la mère, et il pouvait d’autant moins se déployer en direction de l’adolescence que son père lui-même ne pouvait pas se poser dans le conflit et dans la séparation d’avec la mère. Christian ne pouvait ni rejouer une position incestueuse avec sa mère – il y était déjà trop, pris dans un lien incestuel – ni lutter contre la position paternelle, car, en son absence, il était dans l’obligation de construire cette position en restaurant narcissiquement son père avant même d’envisager de l’attaquer (le tuer symboliquement). Cet enfant avait dû restaurer le père aux yeux de la mère et à ses propres yeux, tant il avait besoin de cet appui pour sa propre construction. Il avait été contraint de créer « du père », si l’on peut dire, pour s’appuyer sur ce socle œdipien et se sortir de l’aspiration maternelle dont il se sentait la victime. Créer du père c’est, en l’occurrence, chercher à le faire exister en le questionnant sur ses origines, en lui montrant l’importance qu’il revêt aux yeux de son enfant. Christian disait à sa façon qu’il avait besoin de ce repère, et que, dans la mesure où le père était « attaqué » par la mère, dévalorisé, vécu par elle comme un modèle à ne pas suivre, voire comme une source potentiellement traumatique pour son fils, il incombait au fils de le restaurer comme un interlocuteur valable et même à cet instant de son histoire comme un allié vital. Grâce à l’ouverture du cadre thérapeutique en direction du père, dès le départ, le travail de Christian a pu se déployer vers celui que sa mère récusait et que pourtant Christian réclamait.
Nous nous sommes demandé si le refus inaugural de Christian, cet acharnement qu’il avait manifesté à refuser d’engager une psychothérapie avec moi, n’avait pas valeur d’entrée en adolescence comme on dirait une entrée en « résistance ». En refusant la prescription maternelle de se faire aider par un thérapeute, Christian ne tentait-il pas de se dégager de cette emprise maternelle pour, secondairement, se réapproprier une demande formulée – pour lui initialement – par un tiers, tout en le laissant totalement en dehors du problème ? Aujourd’hui, nous pouvons nous demander si ce refus ne manifeste pas un accomplissement. Par ce refus, ne peut-on pas penser que Christian ait mis sa mère devant le fait accompli de son entrée en adolescence, entrée dans un mouvement décisif de son existence, lui signifiant ainsi qu’elle n’y peut rien. En refusant à sa mère l’aide qu’elle lui propose, il s’affirme comme un homme qui cherche à se soustraire à l’emprise maternelle. Il accède à une autre place, celle d’un jeune homme et non plus celle d’un enfant. Le fait accompli (Marty, Gutton, Givre, 2003) dont il s’agit ici est donc son entrée en pubertaire, pour reprendre les termes de P. Gutton. Le travail de la psychothérapie aura consisté à lui permettre d’asseoir ce changement, de l’intérioriser, d’en prendre la mesure, de le « névrotiser ». L’expression du refus (de la proposition de sa mère) est, dans le cas de Christian, la condition pour qu’il y ait appropriation de la demande. Finalement, le refus s’entend ici comme une voie d’entrée dans le processus d’adolescence. C’est en s’opposant que Christian réalise ce second processus d’individuation, décrit par P. Blos. C’est par ce refus qu’il s’ouvre la voie à une subjectivation qui ne soit pas collage à l’objet maternel, mais prise de position qui l’engage personnellement sur la voie de nouveaux choix d’objets.
Le travail de la psychothérapie a consisté en un soutien narcissique sans faille de la part du thérapeute pour Christian : en lui reconnaissant la possibilité de refuser d’être aidé, en en reconnaissant la valeur et en respectant ce refus ; en aidant Christian à aider son père à apparaître comme le soutien et le repère dont le fils a besoin pour se construire ; en aidant la mère de Christian à exprimer ses peurs les plus profondes, à supporter que son fils bouge, ce que paradoxalement elle demandait et craignait en même temps. La restauration narcissique du père de Christian a permis secondairement au père de s’offrir comme un repère structurant, un repère œdipien. L’adolescent ne peut tuer symboliquement un parent qui n’est pas présent, qui n’est pas (encore) à sa place de père.
La psychothérapie de l’adolescent commence souvent par ce mouvement de restauration narcissique de l’adolescent et de ses parents ; de la même façon, elle débute souvent par un renforcement des défenses (du moi) de l’adolescent. Le temps d’effectuer ce qui aurait dû se produire avec le travail de latence avant d’affronter en soi et avec les autres la sexualité génitale pubère dont l’apparition est propre à l’adolescence. Ainsi, si l’adolescence peut être considérée comme une seconde chance pour l’enfance, une occasion de reprendre ce qui n’a pu se travailler suffisamment dans l’enfance, la psychothérapie de l’adolescent peut être vue comme une seconde chance pour l’adolescent. Ce travail de soutien narcissique donne à la psychothérapie de l’adolescent la fonction d’une seconde latence (Marty, 1999) pour l’adolescent lorsque la lourdeur de ses symptômes indique une fragilité narcissique qui l’entrave dans le déroulement du processus d’adolescence.
Conclusion
Longtemps après le départ du patient, le thérapeute continue de penser à son cas. Avec le temps, les versions se succèdent, comme si, décidément, rien ne pouvait épuiser le sujet. Si, dans son analyse, le patient produit de multiples versions de son histoire, il en va de même pour l’analyste vis-à-vis du patient : les versions de son acte peuvent se succéder et éclairer chaque fois de façon nouvelle un pan de l’histoire du patient et de sa thérapie. C’est dans cette mesure aussi que l’on peut penser que l’analyse est un processus sans fin. ■
Notes
1. J’ai exposé certains aspects de ce cas dans F. Marty, » Histoire de Christian «, Le Coq-Héron, 115, 1990 : 9-21.
2. On peut se référer sur ce point à F. Marty, Filiation, parricide et psychose à l’adolescence. Les liens du sang, Ramonville-Saint-Agne, Érès, 1999, pp. 142-152. Extérieur, (1947), Paris, Payot, pp. 103-111.