Psychanalyse ou psychanalystes ?

Le Journal des psychologues n°257

Dossier : journal des psychologues n°257

Extrait du dossier : Psychologie du terrorisme
Date de parution : Mai 2008
Rubrique dans le JDP : Questions à...
Nombre de mots : 2500

Présentation

Contestée ou adoptée sans condition, la psychanalyse suscite toujours la controverse. Quel est son statut actuel en psychologie ? Quelles sont les évolutions qui ont enrichi sa portée ? Quelle est sa force clinique aujourd’hui ? Et comment réagissent les psychanalystes ? Quelques pistes de réflexion pour continuer le débat.

Détail de l'article

Dana Castro : Jean-Pierre Chartier, vous êtes reconnu dans la communauté psychologique et psychanalytique pour vos apports originaux à la compréhension des parents martyrs, des adolescents délinquants, des institutions et des techniques psychanalytiques. Comment en êtes-vous arrivé à adopter le modèle psychana­lytique ? Pourquoi êtes-vous devenu « l’enfant terrible de la psychanalyse » ?

 

Jean-Pierre Chartier : Voilà une excellente question qui va me permettre, sans craindre le « moi haïssable » cher à Pascal, de raconter ma vie.
J’ai découvert, en terminale, une infime partie de l’œuvre de Freud à travers les Cinq psychanalyses, ouvrage non publié par Freud mais qui réunit cinq cas cliniques bien connus. Sans doute parce qu’alors, dans ce collège religieux, la lecture des écrits psychanalytiques y était prohibée dans la querelle déjà ancienne qui opposait l’Église à l’athéisme freudien. Ce fut le point de départ non pas de ma vocation, mais de mon désir conscient de devenir analyste. Aussi, après des études de philosophie scolastique à Lille, je partis à Paris suivre le cursus de psychologie à la Sorbonne et en même temps à l’EPP où des analystes de renom y enseignaient alors (D. Widlöcher, V. Smirnoff, J.-L. Lang… pour ne citer qu’eux).
Jeune psychologue, je fis une analyse personnelle, plusieurs contrôles et donc une formation analytique longue, ce qui est un pléonasme.
Cependant, je ne crois pas mériter l’épithète d’« enfant terrible de la psychanalyse » qui fut attribuée à S. Ferenczi par ses collègues. Tout au plus suis-je fidèle à cet instinct d’insoumission que revendiquait Freud dès ses études universitaires et que Ferenczi incarna même contre le maître.
J’ai toujours critiqué, voire refusé, la doxa au nom du logos, fidèle en cela à nos inspirateurs, aussi bien Freud que Socrate, que je réunis quant à leur amour commun de la recherche de la vérité.

 

D. C. : Depuis quelques années, de nombreux débats, rapports et sociétés savantes remettent en question l’intérêt de la psychanalyse dans la prise en compte et dans la prise en charge des problématiques psychiques, en nette augmentation dans notre société. Pourquoi ? Quelle est votre analyse ?

 

J.-P. C. : Devons-nous nous laisser abuser par « l’écume des jours » des derniers rapports de l’INSERM qui se contentent, le plus souvent, de recopier des écrits anglo-saxons… ? Depuis sa naissance, la psychanalyse a été l’objet d’attaques et de réfutations permanentes de la part des neurologues, ce que Freud fut d’abord, et des pouvoirs y compris universitaires. Est-ce un hasard si elle n’eut jamais droit d’exister dans tous les régimes totalitaires, fussent-ils de droite ou de gauche ! et si, à la Sorbonne, quand je fis mes études, on n’en parlait pas ?
Les mobiles invoqués pour la refuser varient selon les époques : de l’immoralisme à l’inefficacité, voire à la superstition. Il y a plus de vingt ans qu’existe un « Que sais-je ? » consacré aux contestations de la psychanalyse et, en 1980, les deux tiers des scientifiques travaillant à l’OMS et autres organismes reconnus annonçaient qu’en l’an 2000 la psychanalyse n’existerait plus, ce qui en dit long sur l’irrationalité des prédictions en général et de celles dites « scientifiques » en particulier.
Aujourd’hui, la psychanalyse paye sans doute aussi son impérialisme des années soixante-dix, quatre-vingt où elle fut trop souvent présentée comme une panacée. Souvenez-vous, les psychoses et même les arriérations intellectuelles n’avaient plus de secrets pour des collègues à la mode, alors que d’autres se battaient, à partir de la découverte freudienne, pour faire reconnaître la place des psychologues à l’hôpital et dans les soins en général.

 

D. C. : En somme, comment peut-on définir la psychanalyse aujourd’hui ?

 

J.-P. C. : La psychanalyse est à la fois, comme l’a écrit C. Chiland, un moyen d’investigation des phénomènes non accessibles directement, une théorie générale du fonctionnement psychique normal et pathologique et une technique thérapeutique inventée par Freud qui s’appuie sur cette théorie. La métapsychologie est fondée sur l’existence d’un inconscient dynamique, c’est-à-dire qui a des effets sur notre comportement quotidien ; cela va des rêves, des lapsus et actes manqués à la création des symptômes névrotiques et psychotiques issus de la conflictualité qui habite et structure notre psychisme. Celle-ci est décrite dans les deux topiques (1900 et 1923) et dans toute l’œuvre de Freud, mais vous la connaissez bien.
Au niveau de la technique, Freud n’a jamais publié de traité, encore moins de codex, qui en ferait un ensemble de règles à respecter scrupuleusement. Il a même écrit à S. Ferenczi qu’« un jour, il nous faudra changer tout cela », ce qui est aux antipodes de l’application dogmatique, voire religieuse, qu’en ont fait certains qui concourent aujourd’hui à discréditer nos pratiques thérapeutiques.
La psychanalyse aujourd’hui est, et se doit d’être, de plus en plus évolutive en fonction des pathologies rencontrées. Bref, elle s’oppose radicalement aux protocoles figés avec un nombre d’interventions codifiées qui font fureur en Amérique du Nord et nous envahissent actuellement (evidence based medecine).

 

D. C. : Quelles sont ses principales évolutions et avec quels impacts sur les pratiques psychanalytiques ?

 

J.-P. C. : L’évolution principale de notre pratique a été évoquée par de nombreux analystes contemporains. R. Cahn s’est même autorisé à intituler un de ses livres La Fin du divan ?, c’est dire le développement progressif et constant des psychothérapies analytiques au détriment de la cure-type que Lacan appelait déjà, par dérision, « la cure-pipe »…
Rappelons que Freud n’avait jamais fait du divan la figure emblématique, d’aucuns parleraient de métaphore et-ou de métonymie de la psychanalyse. Il confesse que ce dispositif lui convient parce qu’il ne supporte pas d’être regardé pendant huit heures et plus par jour. De même n’avait-il jamais légiféré sur la durée et le nombre de séances ; on sait qu’il gardait ses patients cinquante-cinq minutes cinq fois par semaine. Évidemment, ce dispositif est aujourd’hui trop lourd et trop coûteux pour la plupart des patients, bien que la psychanalyse « allégée » (deux ou trois séances par semaine) permette souvent d’approfondir et de transformer ce qui a été découvert en psychothérapie.
Loin d’être un exercice intellectuel, elle permet de retricoter l’écharpe déchirée de notre passé infantile et surtout d’établir les connexions nécessaires avec nos maux présents et de faire, pour paraphraser Freud, de notre misère névrotique un malheur ordinaire qui peut nous révéler nos limites, nous rendre plus attentif à l’autre et, dans les cas heureux, nourrir notre créativité.

 

D. C. : Quels seraient, aujourd’hui, les domaines de prédilection de la psychanalyse ? et avec quels effets sur l’évolution des analysés ?

 

J.-P. C. : Selon Freud, « la psychanalyse a été créée à l’intention des névrosés », en particulier les hystériques incurables par la neurologie et la psychiatrie classiques. Il en est de même aujourd’hui pour ces patient(e)s qui, présentant des somatisations diverses et changeantes, se retrouvent dans des services hospitaliers et des centres antidouleur avec des diagnostics de fibromyalgie et autres.
D’une manière plus générale, les interventions des analystes s’adressent à tous ceux qui souffrent de leur psyché, ce qui se traduit par des difficultés relationnelles, affectives et sexuelles, sans compter les échecs à répétition sur les plans sentimental et professionnel.
La psychanalyse des enfants (A. Freud, M. Klein), celle dite « groupale » (D. Anzieu, R. Kaës) et l’adaptation analytique du psychodrame de J. L. Moreno furent de réelles évolutions qui sont toujours d’actualité.
Aujourd’hui, les personnalités narcissiques dites border-line, états limites, perverses et psychopathiques sont les champs de recherche de notre discipline et de tous les psychistes qui ne se satisfont pas d’une « explication » génétique comme au XIXe siècle.
Évidemment, les cas les plus difficiles demandent des adaptations importantes du cadre, tout en sauvegardant l’écoute spécifique et les « outils » analytiques, ce qui entraîne une augmentation de la durée des cures. Freud annonçait déjà que ­certains patients auraient besoin d’une béquille analytique leur vie durant ! Il faut certes ­distinguer cet allongement des analyses dû à l’élargissement du champ d’intervention de l’analyse des cures interminables (ou inter-minables) produit par des analystes obstinément muets qui se contentent d’attendre passivement que l’inconscient du patient se révèle dans une sorte de téléologie heureuse de la simple frustration.
Il est vrai, hélas !, que le label « psychanalyste » n’est pas protégé et que certains à la formation incertaine et-ou incomplète, voire inexistante, ne se privent pas d’en abuser.

 

D. C. : Parmi les concepts incontournables de la psychanalyse, y en a-t-il un particulièrement utile à la compréhension du fonctionnement psychique individuel ?

 

J.-P. C. : Freud s’est toujours défendu de faire de la psychanalyse une « Weltang­schauung », c’est-à-dire une conception générale et achevée du monde comme on peut la trouver chez certains philosophes. Force est de reconnaître que ses concepts résistent, dont celui de résistance d’ailleurs, assez bien à l’usure du temps. Je pense que tous les collègues s’accorderaient pour affirmer que celui d’inconscient reste primordial pour la compréhension de l’autre et de soi-même. Cela se traduit par la dynamique qui est aussi une dialectique du transfert et du contre-transfert.
D’abord hostile à ces sentiments que l’analysé développe sur son analyste, il en fera la pierre angulaire et le levier du traitement puisqu’ils actualisent et rendent interprétables l’amour, la haine et l’ambivalence vécus sur les premiers objets qu’a connus l’enfant. Évidemment, ces affects déclenchent chez le thérapeute des réactions affectives inconscientes qu’il lui faut explorer et analyser sans trêve en retour.
Cette exploration ouvre sur une connaissance de soi et de l’autre qui rejoint l’injonction socratique « ghwqi zeantou » (« connais-toi toi-même ») de celui qui se laissait aussi emporter par ce qu’il nommait son « démon » (damon).

 

D. C. : Et les psychanalystes ? Ont-ils changé, évolué, régressé depuis le temps de l’invention de la psychanalyse ? Comment ?

 

J.-P. C. : Quant à l’évolution de la profession, nous avons régressé quant au pouvoir d’achat, du fait d’une concurrence qui n’existait pas dans les années soixante-dix où les listes d’attente atteignaient des sommets. Plus sérieusement, ils sont globalement mieux formés que du temps de Freud pour qui accepter « l’existence de l’inconscient et l’importance de la sexualité infantile » suffisait à faire de vous un membre « de la horde sauvage » des ­origines de la psychanalyse. Certes, la création de l’Association psychanalytique internationale (IPA) chargée de contrôler la formation et l’exercice de la discipline dans le monde entier a eu des effets bureaucratiques qui ont entraîné des scissions et parfois une baisse de la créativité des analystes plus proches de Ferenczi que des administrateurs didacticiens.
Quoi qu’il en soit, vous trouverez des analystes hystériques sympathiques ou trop narcissiques, des obsessionnels rigides, coincés ou rigoureux, et des pervers à éviter soigneusement. Parmi eux, les pires ? Ceux que P. Aulagnier appelait « les inducteurs de passions » qui cherchent à devenir pour leurs patients un objet de besoin et rendent les analyses interminables. Bref, plus que la psychanalyse nous rencontrons des analystes.

 

D. C. : Quel avenir la psychanalyse peut-elle avoir dans la décennie à venir ? Comment peut-elle s’intégrer dans les débats sur la question des psychothérapies ?

 

J.-P. C. : Nous l’avons vu, la psychanalyse est aussi une psychothérapie. P. Fédida avait coutume de dire que la psychothérapie est une psychanalyse en plus compliqué. À côté des thérapies analytiques se sont développées des approches dites « humanistes », comme la Gestalt (F. Perls), l’analyse transactionnelle (E. Bern), le cri primal (A. Lowen). Lors d’un colloque à Paris, je demandais à ce dernier comment il prenait en compte les phénomènes transféro-contre-transférentiels, et il me répondit que pour eux ça n’existait pas. Ainsi en est-il pour les thérapies « à la mode » aujourd’hui, dites « comportementales », « cogniti­vistes » et « neuropsychologiques ».
Le débat, quel que puisse être l’intérêt d’une technique avec tel ou tel patient, est de choisir entre une approche hippocratique ou galénique du sujet souffrant. Pour Galien, né en Italie à Pergame au Ve siècle, il existe des maladies spécifiques dont il convient de faire disparaître les symptômes. C’est ce point de vue médical qui inspire beaucoup de thérapeutes actuellement. Pour Hippocrate, né en Thessalie, mais ayant vécu sur l’île de Cos en Grèce, cinq siècles avant Jésus-Christ, il n’y a que des malades qu’il faut soigner de la manière la plus holistique possible en tenant compte de leur environnement relationnel et physique et aussi de leurs songes… déjà la psychanalyse ?
D. Anzieu me confiait, dans une conversation privée, qu’il faudrait toujours des ­thérapeutes qui seraient les techniciens et des analystes qui seraient les ingénieurs. Quoi qu’il en soit, les découvertes ­fondamentales de la psychanalyse sous une forme ou une autre resteront le noyau dur, je pense tout particulièrement à ce que nous avons rappelé sur le transfert-contre-transfert, de toute démarche thérapeutique critique d’elle-même.

 

D. C. : Qu’aimeriez-vous conseiller à un(e) jeune psychologue en quête de devenir psychanalyste ?

 

J.-P. C. : Je lui dirai tout d’abord, comme Harpagon dans L’Avare : « Mais que venez-vous faire dans cette galère ? », il y a plein de thérapies auxquelles vous pouvez vous former rapidement et à moindre coût. La psychanalyse est, de toutes, la plus longue : vous devez faire une analyse personnelle approfondie pendant des années, puis plusieurs contrôles et suivre de nombreux séminaires théoriques de formation. N’oubliez pas que notre société est friande de résultats à court terme, obtenus le plus vite possible.
Si il-elle persévère, pour d’obscures raisons évidemment inconscientes, je lui conseillerai d’être très vigilant(e) dans le choix de son analyste. D’en voir plusieurs, de leur demander où ils se sont formés et quel est leur statut dans leur société ou groupement, mais surtout de ne commencer cette aventure qui peut être périlleuse qu’avec quelqu’un avec qui il-elle se sent en confiance et en empathie ou, pour le dire plus simplement, avec qui il-elle a des atomes crochus ! Et je l’assurerai que, dans son périple, il-elle pourra toujours ­compter sur des analystes qui accepteront, s’il le faut, de l’aider à se repérer entre Charybde et Scylla, suffisamment optimistes comme nous devons l’être pour avoir appris que « fluctuat nec mergitur ». ■

 

 

Bibliographie

Chartier J.-P., Chartier L., 1984, Les Parents martyrs, Toulouse, Privat, 1989 (réédition Payot, 1994).
Chartier J.-P., Chartier L., 1986, Délinquants et psychanalystes : les chevaliers de Thanatos, Paris, Hommes et Groupes.
Chartier J.-P., 1991, Les Adolescents difficiles : psychanalyse et éducation spécialisée, Toulouse, Privat, 1993, 1995 (réédition Dunod, 1997).Prix Psychologie 1991.
Chartier J.-P., 1993, Introduction à la pensée freudienne : les concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Payot, 1996, 1997.
Chartier J.-P., 1994, Introduction à la technique psychanalytique, Paris, Payot, 2006.
Chartier J.-P., 1998, L’Adolescent, le psychanalyste et l’institution,
Paris, Dunod.
Chartier J.-P., 2003, Guérir après Freud, Paris, Dunod, 2006.
Chartier J.-P., 2005, Freudaines, Paris, Dunod.
Chartier J.-P., 2008 (à paraître), Si l’Œdipe m’était conté.

 

Pour citer cet article

Chartier Jean-Pierre, Castro Dana  ‘‘Psychanalyse ou psychanalystes ?‘‘
URL de cet article : https://www.jdpsychologues.fr/article/psychanalyse-ou-psychanalystes

Partage sur les réseaux sociaux

Du clinicien à l’homme-machine

Abonnez-vous !

pour profiter du Journal des Psychologues où et quand vous voulez : abonnement à la revue + abonnement au site internet

Restez Connecté !

de l'actualité avec le Journal des Psychologues
en vous inscrivant à notre newsletter