Dossier : journal des psychologues n°251
Auteur(s) : G. Raymond Serge, Tapia Claude
Présentation
L’auteur, dans le registre de la psychopathologie, discute quelques-unes des hypothèses qui hantent, de manière récurrente, ses ouvrages ou articles et polémique autour des dérives de la justice et de l’approche ou du traitement des conduites barbares ou sadiques. Le statut ambigu du corps (physique et psychique), l’angoisse face à la relation intime, l’antinomie de la jouissance sauvage transgressive et de la quiétude sexuelle patrimoniale, les retombées négatives du féminisme, la désérotisation du corps féminin, etc., constitueraient le champ d’une « archéologie de l’intimité ».
Mots Clés
Détail de l'article
Claude Tapia : Vous vous situez le plus souvent, dans vos articles et dans vos ouvrages, en psychologue expert légiste, conscient de la fluidité de la vérité dans l’enceinte judiciaire.
Peut-être, pourriez-vous rappeler brièvement, au-delà des généralités, ce qui fait la particularité de cette position quand il s’agit d’analyser, par exemple, les conflits familiaux ou de couple, les diverses formes de harcèlement ou de barbarie, les atteintes aux bonnes mœurs, les outrages corporels, les pratiques pédophiles, etc. ?
Serge G. Raymond : Je préfère parler de posture plutôt que de « position », car une posture crée des effets et laisse entrevoir des contours. En effet, l’expert a d’abord vocation de restituer, et, le plus souvent, cette restitution ne concerne pas immédiatement le sujet en cause. Cela sur le plan formel, car l’expert psychologue, dans cette posture, n’est pas thérapeute, bien qu’il suscite souvent des effets du genre. Surtout quand il travaille sur le long terme, ou qu’il conduit parallèlement des recherches.
Vous évoquez le statut de psychologue légiste. Je ne sais pas si cela existe, mais l’idée est intéressante, car elle appelle un parallèle avec le statut de médecin légiste. Tous deux sont confrontés à des réalités corporelles que chacun analysera pour qu’en ressorte une certaine vérité. Mais le médecin légiste travaille avec la mort, sur elle, tandis que le psychologue travaille avec la vie. Le médecin légiste convoque des revenants, pourrait-on dire, alors que le psychologue convoque des représentations.
De ce point de vue, Les Bienveillantes (Littel J., 2006) et Les Malveillantes (Blanrue P. E., 2006) que le prix Goncourt a fait surgir, invitent à un cheminement que l’on pourrait qualifier de somnambulique qui donne toute la mesure du travail psychologique de l’expert. Je constate d’ailleurs que les psychologues sont les seuls à être restés silencieux sur la publication de cette œuvre, qui est pourtant un des creusets de notre travail.
Le psychologue expert, avec les outils en cause, se demandera : « Mais, qu’est-ce que peuvent bien nous dire ces enfants de l’information qui leur est donnée ou pas donnée, qu’est-ce qu’ils nous racontent de leur famille, de leur contexte, du climat, ou de l’air du temps ? »
Ces paramètres, aujourd’hui, infléchissent la clinique psychologique, celle des visites à domicile en psychiatrie de secteur, ou les prises en charge des centres médico-psychologiques.
Des questions hétérogènes se posent à nous. Qu’est-ce qui nous est signifié de la précarité dans nos approches ou nos interventions ? Peut-on admettre qu’un enfant de huit ou neuf ans ne sache pas comment est fait un petit garçon ou une petite fille ? Et les recherches menées doivent-elles nécessairement aboutir en « rétention » dans un commissariat, et être jetées en pâture aux médias ou sur la place publique ?
C’est dire ici ce que fait surgir ou vient mobiliser la posture d’expert. Cela revient à se demander si les conflits que vous évoquez, les outrages corporels, les pratiques pédophiles… disent vraiment ce qu’elles disent. Les psychologues, en particulier, pratiquent une culture du doute.
C. T. : L’idée que le corps (de l’homme ou de la femme) est le lieu de la souffrance, de la profanation, de la projection de l’angoisse, etc., court dans vos textes, mais le corps est aussi le siège de la jouissance, de l’exaltation, de la plénitude et le ressort de la sexualité.
Par ailleurs, vous opposez le corps physique et le corps psychique, est-ce là un début de réponse à notre observation précédente ou l’ouverture d’une autre problématique ?
Enfin, dans l’un de vos textes, vous distinguez la jouissance individuelle, turbulente, agressive, et la jouissance tranquille, légale, partie prenante du bien commun et du maintien d’une certaine cohésion communautaire, la première piétinant la seconde.
Pouvez-vous démêler cet écheveau qui constitue, me semble-t-il, le noyau de votre pensée ?
S. G. R. : Ces questions ne sont pas simples. Il est certain que le corps est un lieu de douleur spécifiquement physique, mais comment délimiter souffrance et douleur, sinon en admettant que la douleur peut utiliser le corps pour se manifester et déclencher une souffrance qui vient éroder les périmètres d’autonomie de ce corps-là.
En cela, souffrance et psychisme entretiennent des liens avec la douleur physique. Mais je n’oppose pas corps physique et corps psychique. Je mets ces notions en perspective. Et, pour ce faire, un préalable doit être posé.
Prenons un exemple. Si l’on admet que la peine capitale ou son abolition sont la métaphore et le lieu de conjuration des peurs d’une société, on conviendra que le démembrement des corps concernait surtout les sociétés où l’homme n’existait que par l’Institution, que la guillotine, instaurée du temps de la Constitution, a marqué l’entrée dans la société individualiste, et que l’abolition de la peine de mort, en octobre 1981, a marqué un tournant dans les rapports que les citoyens entretiennent avec les corps et qui a donné naissance à une société que j’appelle « corporéiste ».
Cela peut signifier que les peurs des sociétés sont à lire dans le rapport que chacun entretient avec les corps.
Arrêtons-nous sur deux phénomènes venus du siècle des Lumières. Portalis, le juriste de la propriété, et Sade, le fantassin de la jouissance. Portalis invite le citoyen à jouir en père tranquille de ses biens, de son patrimoine, dans une période où le patrimoine est une valeur assurée. En contrepoint Sade qui invite à jouir sans frein d’une autre propriété : la femme. Portalis est dans la société ; Sade est dans la ruelle du lit. Mais seule la ruelle du lit rend possible la jouissance du patrimoine en père tranquille. Les termes ont commencé à s’inverser avec la Révolution française. Ces deux jouissances ne sont pas opposées, elles sont au service l’une de l’autre. L’une s’exerce au dehors, l’autre dans un intérieur dont rien ne dit qu’il y avait vraiment oppression de la femme par l’homme. L’enjeu en était différent.
Avec l’abolition de la peine de mort, ces équilibres se sont encore modifiés, les rapports aux corps ont changé. L’alcôve a changé de lieu. Chaque citoyen est comptable de son corps, et porte en lui une certaine responsabilité du corps de l’autre. C’est dans ce retournement où le rapport à autrui n’est plus envisagé, au travers des bois de la veuve (la guillotine), comme une possibilité de suppression du corps de l’autre qu’il faut comprendre l’accent porté sur la « pédophilie », sur les « violences conjugales », sur les phénomènes de « harcèlement », dont on fait grand cas depuis les années 1982-1985 ; on peut raisonnablement déclarer à nos collègues que nous sommes entrés dans une ère nouvelle en ce qui concerne les liens que les psychologues entretiennent avec les corps.
Si on relit avec attention les écrits de Victor Hugo, consacrés à l’abolition de la peine de mort, on pressent déjà ce qui est devenu aujourd’hui une préoccupation majeure.
C. T. : Au cœur de votre représentation pessimiste de l’état du monde, il y a la guerre des sexes, destructrice, mortelle, dites-vous, car intraspécifique. Et, sous cet angle, c’est le corps de la femme qui vous paraît menacé, violenté, dominé ; ce que vous révèle la pratique de l’expertise judiciaire, laquelle, notons-le au passage, ne vous paraît pas procéder d’une légitimité indiscutable ; je dois vous dire que, pour moi, la guerre des sexes, pour parodier Giraudoux, n’aura pas lieu.
Au-delà de ce problème, la réflexion pourrait s’ouvrir au champ plus vaste de ce que vous avez appelé, sans la caractériser, l’archéologie de l’intimité. Pouvez-vous développer et mettre en cohérence ces différents points ?
S. G. R. : Un champ trop large s’ouvre en effet. Le terme « archéologie » que Michel Foucault nous a cédé, en déclarant qu’on pouvait utiliser son œuvre, ses phrases, ses mots à notre gré, puisqu’il refusait d’être un doctrinaire, ce terme ne me paraît pas vraiment adéquat. Je préfère celui d’architecture de l’intimité, ce qui fait intervenir un tiers pour maintenir un édifice.
On entend dire souvent, surtout aujourd’hui, que le machisme tue. L’expert, lui, constate que le féminisme, en ses associations, contient les affects féminins et fournit aux femmes des catalogues d’allégations qui détruisent littéralement les hommes.
C’est sûrement de bonne guerre. Avec cette précision que cette guerre-là n’intéresse pas le psychologue expert. Simplement parce que cette confrontation est un jeu de dupe. Les hommes et les femmes ont à vivre ensemble, le masculin et le féminin ont à en dire quelque chose. Et, quand ils le disent, le psychologue comprend que c’est uniquement dans les alcôves et dans les rapports au corps que se situent ces inadéquations.
Peut-on admettre que la violence, à l’état pur, soit meurtrière ? Et que les Hommes contrairement aux autres espèces vivantes (à quelques exceptions près et accidents imprévus) soient les seuls à se détruire entre eux ?
Peut-on admettre que l’agressivité soit un instrument de domestication de cette violence meurtrière et qu’elle permette, psychanalystes et éthologistes sont en accord sur ce point, de passer du « Lui ou moi » au « Lui et moi » ?
Or, dans l’expérience de l’expert, la sexualité occupe le même statut que celui de l’agressivité. Jusqu’à se confondre avec elle.
Ce sont ces phénomènes de domestication qu’on observe dans ce qu’on appelle « maltraitance à enfants, violence dans les couples, violences au travail ». C’est dire à quel point nos modalités d’intervention ne sont pas vraiment pensées.
C. T. : En marge de la guerre des sexes et du malheur des corps, vous obsède l’idée de l’existence d’une « essence féminine » spécifique, masquée ou bridée par le féminisme et ses manifestations (emprunt du langage masculin, tenue en lisière de la maternité, engagements dans des activités dites « viriles ou sadiques »…).
Vous soutenez (avec raison, semble-t-il) que Freud devait tout aux femmes (la sienne, Martha, sa belle-sœur Minna, ses disciples, Lou Andréa Salomé, Marie Bonaparte…), que la psychologie est féminine et que cette profession, dans sa totalité, est portée par les femmes. À un point tel, que la psychologie est devenue la métaphore de la place de la femme dans notre société.
Mais vous dites aussi que la femme ne peut être, je vous cite, « élue qu’en creux pour que l’homme le soit en plein ». Pouvez-vous être plus explicite sur ces différents aspects ? Quelle autre voie que le féminisme s’offre pour sortir de cette contradiction et appréhender cette essence féminine insaisissable ?
S. G. R. : L’isme est sûrement un raccourci, mais aucun n’a oublié la chanson de Dominique Grange en 1968 : « Nous sommes des gauchistes, des aventuristes… »
Le « Féminisme » de Simone de Beauvoir s’est trouvé surtout actualisé en 1968 au temps du « gauchisme, du marxisme, du léninisme, guévarisme et trotskisme... » Ce n’est pas de l’humour. Dans une période où les enfants d’après-guerre (et du vote des femmes) découvrent le caractère magique de la parole, leurs mères découvrent qu’elles sont femmes, et les femmes oublient qu’elles sont mères. Peut-être l’idée d’une « essence féminine » m’obsède-t-elle ?
Sans vraiment développer ici, on doit remarquer que les femmes ont à se débattre avec des institutions bâties par le masculin et pour lui. La femme s’inscrit, pour l’instant, en creux dans cette affaire-là, une position qui n’est pas exempte de bénéfices secondaires que le masculin semble maintenant pressentir.
La femme est arrivée à un terme de son parcours ; ce terme, celui de la maternité, est loin d’être une évidence et s’ouvre à elle en tant que femme. Habiliter la femme à être mère dans une société qui ne le prévoit plus est une orientation. Et le masculin, comme clé de maintien de cette architecture de chair « fem-ère », a encore à faire son chemin.
Le masculin, dans la fonction paternelle, a besoin de cette dynamique « fem/ère » qui demande trois générations pour trouver ses assises.
Le féminisme n’a peut-être pas besoin d’une autre voie. Seulement de penser la place de la mère dans la femme et, avec elle, dans la libido du masculin. Peut-on oser dire : sans mère, pas d’appétit ?
C. T. : Une autre de vos idées maîtresses est que le corps féminin est en voie de désérotisation et que la société ou ses institutions ont tout à craindre de ce processus susceptible d’entraîner, selon vous, des effets néfastes comme l’érotisation du corps des enfants, la déliquescence de l’autorité, la désacralisation des valeurs adultes, la féminisation du corps masculin, etc.
Il semble que vous retrouviez là, par un autre cheminement, la thèse relative à la « confusion des sexes », dont les conséquences seraient l’abolition de l’altérité (donc de l’identité) et au-delà de la sexualité.
S. G. R. : À consulter mes statistiques d’expert et à observer les transformations des délits dans le code pénal, les choses sont datées.
Aux lendemains de l’abolition de la peine de mort, les corps de métier ont commencé leur féminisation. Ou l’ont confirmé. La magistrature s’est féminisée, la pénitentiaire et la police ont suivi, la psychiatrie a traîné les pieds. Conjointement, la société civile en ses associations a infiltré les institutions jusqu’à en bouleverser toutes les règles.
Il s’agit là uniquement d’un constat. Mais, posé en ces termes et les femmes ont des arguments nombreux que ne remettent pas en question le masculin, les corps, en leur différence, ont perdu de leur pouvoir d’attraction au profit d’autres fonctions.
On a vu s’installer une pédophilie, un rapport au corps de l’enfant, chez le masculin, qui informait surtout sur sa régression, sur son irresponsabilisation grandissante, sur sa démission comme figure d’autorité, sur une altération de plus en plus marquée, de sa relation fem/ère, modifiant la fonction paternelle et lui donnant un statut conduisant à abolir, ou réduire, les valeurs qu’il était censé figurer.
C’est en cela que j’ai parlé de désérotisation pour évoquer l’infantilisation du masculin. Plus que la « confusion des sexes », plus que la confusion des rôles et des statuts se prépare un bouleversement des fonctions symboliques, des relations à ces fonctions-là et qui vont entraîner des transformations majeures dans l’équilibre relatif femme-mère-idée de père, sur lequel repose la libido d’un masculin démuni, enfant de la « fem/ère » et bientôt de ses propres enfants.
C. T. : Une remarque m’est suggérée par la lecture du dernier ouvrage de Nicole Fabre, Les Paradoxes du pardon. Si vous croyez vraiment à cette guerre inexpiable des sexes, à la domination radicale, voire à la maltraitance récurrente du corps féminin ou du corps de l’enfant, à l’infantilisation des hommes, etc., vous donnez à penser qu’il n’y a que des victimes dans notre société. Où sont les bourreaux ?
Par ailleurs, comment envisager la restauration morale, la transaction psychologique intersexe, permettant à tous de retrouver le sens de la dignité humaine ?
S. G. R. : Inexpiable ou non, le psychologue expert ne peut croire à la guerre des sexes. L’unique guerre qui se dévoile à travers certains actes spectaculaires et d’autres qui défraient moins la chronique, mais touchent aux entrailles mêmes de notre vie en société, est la guerre entre la mère et la femme chez la même personne, prise dans la trame du générationnel et de ses représentations.
Il existe une lutte des entrailles, une lutte sans merci, dont le masculin, dans le meilleur des cas, est exclu. C’est dans le pire qu’il en est victime, puisqu’il y laisse sa libido, son appétit à vivre. Les hommes se suicident deux fois plus que les femmes (où sont les mères dans les statistiques ?) et décèdent huit ans plus tôt. Ces chiffres sont assez éloquents pour intéresser les psychologues. Pas assez en termes de santé publique.
Il existe aujourd’hui un pouvoir des corps, aussi une responsabilité commune de préserver les corps, pas seulement le nôtre, mais celui d’autrui.
On en voit les conséquences, sur le suicide, l’homicide de soi ou l’homicide de l’autre, sur l’euthanasie. La morale, la dignité humaine n’est pas encore de ma compétence. Il existe d’autres professionnels pour en dire quelque chose.
C. T. : Au terme de cet entretien, vous avez bien compris que ma démarche visait à faire émerger la logique implicite de vos travaux, les lignes de force de votre pensée, le bilan critique de votre expérience professionnelle.
Vous paraît-il possible de brosser, en quelques lignes, la synthèse de notre débat ?
S. G. R. : Il s’agit là d’un long cheminement qui me conduit des hôpitaux psychiatriques, où j’ai élu domicile durant plusieurs années, inaugurant cette profession passionnante, à la Fondation pour la mémoire de la déportation.
Mon centre d’intérêt : la déportation des corps, et pas uniquement au travers de l’histoire collective, mais aussi dans les histoires intimes, celles que l’on rencontre dans l’examen des victimes et des préjudices psychologiques subis.
S’il existe une logique dans mes travaux, elle se structure autour de cette idée que la qualité de la demande, la manière de se présenter, la soumission à nos suggestions, l’utilisation de la sexualité et de l’agressivité chez la plupart des personnes qui me sont adressées, ou veulent bien me concéder leur confiance, est fonction de la manière dont elles traitent leur corps, dont elles montrent ce corps-là, aussi de la façon dont il est traité.
L’idée force est de marier ou remarier la femme avec la mère, de les impliquer toutes deux dans les liens tissés avec les enfants, et le masculin. Et de considérer, aujourd’hui, que la demande homo-parentale, parce qu’elle vient interroger une hétéroparentalité qui ne va plus guère de soi, vaut d’être prise en compte pour les enseignements qu’elle apporte.
Il s’agirait plus simplement de repenser « l’innocentement » légal de la femme, de le mettre en perspective avec « l’innocentement » psychique de la « fem/ère », aux fins de donner à la responsabilité masculine une tout autre envergure.
BibliographieBlanrue P. E., 2006, Les Malveillantes. Enquête sur le cas Jonathan Littell, Éditions Scali, Paris. |