Dossier : journal des psychologues n°237
Auteur(s) : Houssier Florian
Présentation
Il est parfois de troublantes coïncidences.
Mots Clés
Détail de l'article
En 1947, Winnicott rédige un article essentiel (*), au décours duquel il expose une singulière expérience. Reprenons-en le fil : à Londres, un enfant qui vagabonde et fugue depuis ses six ans est placé dans un foyer éducatif, où il rencontre Winnicott. Une nouvelle fugue intervient et se termine au commissariat proche du domicile du psychanalyste anglais. Avec sa femme, ils l’accueillent « pendant trois mois d’enfer ». La première phase du traitement consiste à lui donner une totale liberté et un peu d’argent à chaque fois qu’il sort, jusqu’à ce qu’un poste de police les appelle pour venir le chercher. Lorsque Winnicott s’absente, les pires épisodes se produisent. Un dispositif se met en place : pendant les crises, sans se mettre en colère, Winnicott indique à l’enfant, en le mettant dehors, que ses actes ont provoqué de la haine en lui ; une sonnette spéciale est utilisée pour que l’enfant soit à nouveau admis, à savoir dès qu’il serait remis de son accès de manie. Ce fut le moyen trouvé par Winnicott pour supporter sa colère sans éclater, c’est-à-dire « sans le tuer à tous moments ».
Lorsque l’aire de créativité est trouée, lorsque le cadre de sa vie est brisé, l’enfant qui conserve un espoir cherche un cadre ailleurs, au dehors, auprès de l’entourage familial ou de l’école ; il trouve parfois un espace culturel en guise de soutien. Il cherche une stabilité externe sans laquelle il deviendrait fou.
De cette expérience éprouvante, Winnicott retire que l’enfant est haï avant qu’il soit capable de haïr et la nécessité de prendre en compte la haine que nous font éprouver les patients les plus difficiles. Il garde cependant le silence sur le rôle qu’a pu jouer sa femme dans la prise en charge de cet enfant, alors qu’elle était particulièrement sollicitée en son absence, seule avec le jeune garçon. C’est cette zone d’ombre qu’explore J. Losey, créant une rencontre imaginaire entre psychanalyse et cinéma.
Quelques années plus tard, en 1954, dans Que la bête s’éveille, le cinéaste américain semble proposer une réponse possible à Winnicott, sous la forme d’une suite. Dans ce film, le délinquant n’est plus un enfant, mais un adulte qui est recueilli pendant six mois par un psychiatre dans le foyer conjugal. Si, après de nombreuses récidives, une scène cathartique permet de trouver le traumatisme initial – la coïncidence entre son désir de tuer son père et la mort réelle de celui-ci, le poussant à rechercher sans cesse la rassurante punition –, les transgressions sont déplacées sur une autre scène : il séduit la femme du psychanalyste qui devient folle et en meurt. La perversité du délinquant permet de révéler la folie de l’autre, ici la femme au foyer, qui inspire le titre original du film, The Sleeping Tiger. La femme frustrée en qui sommeille un tigre endormi, représentation de la folle du logis, en écho à l’animalité incarnée par D. Bogarde.
L’abandon suscite la haine chez l’enfant qui teste le cadre comme chez la femme délaissée. Révélée à elle-même, elle attaque son mari en séduisant celui, plus jeune qu’elle, dont son mari se préoccupe vraiment. Par ce jeu de miroir, le personnage du délinquant semble représenter la part maudite de chacun des protagonistes du couple.
Le fou désigné ne serait ainsi que l’objet permettant à l’environnement humain de révéler sa défaillance ou sa créativité ; à tel point que, dans le film de Losey, le sujet délinquant se guérit tandis que la femme du psychanalyste sombre progressivement, dans un jeu incontrôlable de vase communicant, à qui perd gagne.
Autre lieu de rencontre associative : la résistance à un environnement hostile. Winnicott survit dans un environnement hostile, soit pendant la guerre soit avec cet enfant insupportable. Losey, en refusant de comparaître en 1952 devant la commission maccarthyste des activités antiaméricaines, est couché sur la liste noire. Interdit de travail aux États-Unis, il s’exile à Londres pour continuer à tourner en toute liberté. Ce film est le premier qu’il tourna après l’exil, sous un nom d’emprunt (V. Handbury, soit « main cachée ») significatif de sa crainte d’être persécuté, à Londres aussi, ville bombardée pendant la Seconde Guerre mondiale. Il peut alors continuer à donner libre cours à son cinéma fondé sur la provocation, centrant sa focale sur les rapports de force et de pouvoir. Résister à la folie de l’environnement, tenter de préserver un espace intermédiaire de créativité, voilà autant de points communs qui, sans doute, se prolongent dans la comparaison entre le film de Losey et l’expérience clinique de Winnicott.
Le cinéma des années cinquante à soixante-dix, comme la psychanalyse à sa façon, ont parfois participé à la lutte contre le meurtre d’âme qu’ont représenté le maccarthysme ou le nazisme. Aujourd’hui, notamment en empruntant la voie artistique, d’autres s’engagent contre ces fléaux au visage multiforme. La lutte continue.
Note
* Winnicott D. W., 1947, « La haine dans le contre-transfert », in De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969, pp. 72-82.