Paris : petite enfance en danger. Vers le zéro psychologue dans les structures de la petite enfance ?

Le Journal des psychologues n°239

Dossier : journal des psychologues n°239

Extrait du dossier : L’originaire au cœur de l’adoption
Date de parution : Juillet - Août 2006
Rubrique dans le JDP : Tribune libre
Nombre de mots : 1500

Mots Clés

Détail de l'article

Les crèches parisiennes manquent d’auxiliaires de puériculture, d’éducatrices de jeunes enfants, d’agents de service, de médecins, de psychologues. Les directrices, qui sont infirmières-puéricultrices et responsables d’établissement, sont absorbées par les plannings et les tâches de secrétariat quand elles ne sont pas obligées de s’occuper du linge ou d’aller remplacer le personnel auprès des enfants. L’administration peine maintenant à trouver des responsables d’établissement, et pas uniquement dans les quartiers difficiles. 
C’est pourquoi, depuis plusieurs mois, des mouvements revendicatifs agitent le personnel de la petite enfance, des agents de service aux directrices.
Mais c’est depuis des années que le manque de personnel dans les crèches parisiennes conduit à des pratiques et à un état de fait mettant en cause le bien-être et la sécurité affective des jeunes enfants.

 

Les « regroupements »

Pour écluser les congés du personnel, une grande partie des crèches parisiennes ferment de mi-juillet à fin août et pendant les vacances scolaires de Noël. Les enfants qui sont confiés pendant cette période se voient affectés à une crèche dite « de regroupement ». Ces crèches ouvertes rassemblent donc le personnel, qui n’est pas en congé, de trois, quatre, voire cinq équipes différentes qui ne travaillent pas ensemble au quotidien. Alors, pour préparer ces regroupements, c’est toute l’année que les directrices et les équipes font un énorme effort pour tenter d’homogénéiser les pratiques d’une crèche à l’autre. 
Plusieurs mois avant ces périodes de regroupement, les directrices s’efforcent de connaître les dates de congé des enfants afin d’y adapter les congés du personnel. À l’approche de ces périodes, de nombreuses équipes recensent par écrit les habitudes et les besoins de chaque enfant. En effet, les enfants ne peuvent pas expliquer eux-mêmes s’ils sont au biberon ou à la cuillère, s’ils dorment dans un lit à barreaux ou sur un matelas, s’ils ont besoin d’une tétine ou d’un « doudou » pour s’endormir. Ces informations doivent donc être transmises par les adultes qui s’occupent des enfants, car, malgré tous les efforts de plannings, il est fréquent que des enfants se retrouvent confiés à des adultes qu’ils ne connaissent pas, dans des locaux qu’ils ne connaissent pas. Ces pratiques, déjà néfastes pendant les regroupements d’été, le sont encore davantage à Noël où des bébés de six mois, arrivés en crèche en octobre et venant juste de s’y habituer, peuvent se voir confiés à un entourage inconnu. 
Toute personne ayant une vision autre que comptable de la « gestion » des jeunes enfants peut voir combien ces pratiques nuisent à leur bien-être.
L’utilisation abusive
du « décloisonnement »
Dans les crèches, les enfants sont en général regroupés par tranches d’âge : les « petits » de trois mois à l’âge de la marche, les « moyens » de quinze à vingt-quatre mois et les « grands » de vingt-quatre mois à trois ans. 
Le « décloisonnement » est une pratique permettant aux jeunes enfants de faire connaissance avec un autre lieu, un autre groupe d’enfants, d’autres adultes et, parfois, d’autres activités. Loin de nous l’idée de nier la curiosité des jeunes enfants et leur besoin de découverte. Mais cette approche de l’inconnu doit se faire en toute sécurité affective, c’est-à-dire quand les enfants sont en petits groupes et accompagnés d’adultes qu’ils connaissent. Bien utilisée, cette pratique est tout à fait favorable à l’épanouissement des jeunes enfants. Mais elle peut également s’utiliser avec une équipe restreinte et ainsi servir de cache-sexe pédagogique au manque de personnel. Serait-ce pour cette raison que, depuis un certain  nombre d’années, la Direction des familles et de la petite enfance s’est faite l’ardente propagandiste de cette méthode ?

 

La pratique des « adaptations groupées »


Ce que l’on appelle en crèche la « période d’adaptation », c’est la période extrêmement délicate d’arrivée de l’enfant accompagné de ses parents auprès du personnel qui va l’accueillir. C’est la période où se tisse la relation parents-enfant-auxiliaire. Pendant cette période, le personnel doit être disponible pour faire connaissance avec l’enfant et sa famille, gagner la confiance des parents, sécuriser le nouveau venu. Le bien-être de l’enfant et de ses parents dépend en grande partie de la qualité du lien unique créé à ce moment-là. 
Au moment de la rentrée scolaire, du fait de l’admission des enfants de trois ans en maternelle et du changement de section des autres enfants, de nombreuses places se trouvent libérées dans les sections de bébés. Mais les vingt bébés ne peuvent arriver ensemble ! Chaque enfant, chaque parent, ont besoin d’une attention individuelle. Et il ne faut pas oublier que, lorsque de nouveaux parents arrivent avec leur bébé, les autres enfants, sans leurs parents ceux-là, sont parfois en crèche depuis une semaine seulement. Ils ont grand besoin du regard, des bras et des soins de ces mêmes auxiliaires qui accueillent les nouveaux venus. Alors vouloir remplir à toute force les sections de nourrissons dès le mois de septembre, sous prétexte que les familles attendent des places en crèche, serait une erreur qui compromettrait gravement, très gravement même, la qualité de l’accueil et l’équilibre psychique des enfants et des familles. 

 

Le turn-over du personnel

À l’épuisement dû à la dégradation des conditions de travail s’ajoute la fatigue liée aux transports, le personnel étant contraint de se loger de plus en plus loin de Paris du fait de la faiblesse des salaires. Et la Direction des familles et de la petite enfance s’interroge sur les raisons des absences du personnel. Ils ont même fait faire une étude à ce sujet, nous ont-ils dit !
La ville de Paris ne se donnant pas les moyens de fidéliser le personnel, l’hémorragie vers les communes de banlieue est constante. Et la seule proposition de la Direction des familles et de la petite enfance est autoritaire : interdire les détachements pendant cinq ans ! Certes, les départs de personnels finissent par être remplacés, et les normes statistiques (un adulte pour six enfants et demi) finissent par être respectées. Mais nous, psychologues, observons très régulièrement les effets néfastes de ces changements répétés sur les enfants : tristesse, retrait, agressivité, troubles du sommeil…  
Car ce qui est indispensable à la construction psychique de l’enfant, c’est le lien privilégié, continu et stable qu’il peut avoir avec un adulte. La destruction renouvelée de ces liens est une menace permanente pour l’équilibre affectif de l’enfant. Et les stimuli multiples et autres activités prétendument pédagogiques n’y changeront rien. 
Cet état de fait constitue une maltraitance caractérisée des enfants et des équipes. 
Cela fait des années que, par notre silence, nous cautionnons cette maltraitance. 
La colère du personnel nous donne une chance exceptionnelle de faire entendre la cause des bébés et de ne plus accepter qu’ils soient traités uniquement de manière statistique.

 

Des psychologues en petite enfance de moins en moins sur le terrain

Déjà, il y a une dizaine d’années, notre temps de présence auprès des enfants et des équipes avait été divisé par deux. Du jour au lendemain, il nous avait été imposé d’être « référents » de deux fois plus d’établissements avec le même nombre d’heures de vacation. En 2004, les conditions de titularisation d’un certain nombre de psychologues ont encore réduit notre présence sur le terrain. De nouveaux départs de psychologues ont eu lieu, souvent non remplacés.
Car c’est d’un panel de dix à douze établissements (crèches, haltes-garderies, consultations PMI, crèches familiales, jardins d’enfants, secteurs d’assistantes maternelles) dont a hérité chaque collègue à temps plein. Comment, dès lors, effectuer un travail de qualité avec, dans les établissements, la continuité que cela suppose, lorsque la présence des psychologues ne peut être que de quelques heures par quinzaine ! 
Mais la Direction des familles et de la petite enfance se soucie-t-elle réellement de la qualité de service ? Ou bien souhaite-t-elle plutôt pouvoir annoncer qu’à Paris « chaque établissement d’accueil bénéficie de la collaboration d’un psychologue » ?
Des psychologues auxquels
il est demandé de cautionner une politique déjà décidée… sous peine d’être remerciés
Il a été imposé aux psychologues de participer à une réunion dite « institutionnelle » et à des groupes de réflexion. Ce qui implique de déserter encore un peu plus les établissements. Des collègues s’y sont refusés, certains travaillant à la ville de Paris depuis plus de vingt ans : il a été purement et simplement mis fin à leur contrat ! Mais les choix de ces collègues sont tout à fait compréhensibles : quelle que soit la qualité de ces travaux en groupe, leurs conclusions n’ont eu, jusqu’à présent, aucune conséquence dans les faits.
Par exemple, il nous a été demandé de recenser nos différents types d’intervention (observations d’enfants, réunions d’équipe, entretiens avec les parents, etc.), et cela, pour nous aider à choisir nos priorités, nous a-t-on dit. Nos conclusions ont été que toutes ces formes d’intervention sont indispensables et complémentaires.
Va-t-on, enfin, nous donner les moyens indispensables pour remplir nos missions ?

 

Les moyens d’une prévention de qualité

Car, pour nous, il ne s’agirait pas « d’orienter » les enfants qui « posent problème » vers des services spécialisés. Il s’agirait, avec les équipes de crèche et les parents, de comprendre ce que vit chaque enfant et d’aider les professionnels et les parents à penser, voire à réajuster, leurs pratiques.
Bref, c’est de prévention qu’il s’agit. Et pour qu’une prévention digne de ce nom soit possible, il faut des moyens, en particulier du personnel nombreux et qualifié auprès des enfants et pouvant se dégager pour des réunions d’équipes.
Car s’occuper de jeunes enfants, ce n’est pas seulement les nourrir, les laver, les habiller, les déshabiller, les coucher, les faire jouer.
Pour que ces bébés deviennent des personnes à part entière, il faut que les adultes qui s’en occupent puissent penser chacun d’eux comme un individu singulier. 
Il faut qu’ils puissent porter chacun de ces enfants non seulement dans ses bras, mais aussi dans sa tête.
C’est ce que s’efforce de faire le personnel travaillant en petite enfance à Paris malgré un épuisement professionnel de plus en plus important.
C’est pourquoi nous les soutenons dans leur exigence d’embauche massive de personnel supplémentaire et d’amélioration de leurs conditions de travail. 

Des psychologues
de la petite enfance à Paris

Pour citer cet article

 ‘‘Paris : petite enfance en danger. Vers le zéro psychologue dans les structures de la petite enfance ?‘‘
URL de cet article : https://www.jdpsychologues.fr/article/paris-petite-enfance-en-danger-vers-le-zero-psychologue-dans-les-structures-de-la-petite

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