Dossier : journal des psychologues n°239
Auteur(s) : Colbère Marie-Thérèse
Présentation
« L’originel », c’est-à-dire l’histoire de l’enfant antérieure à l’adoption, concerne les différents acteurs de celle-ci d’une manière chaque fois spécifique. L’auteur en analyse les différents aspects pour mieux en saisir le sens et comprendre comment le processus d’adoption s’en trouve affecté.
Mots Clés
Détail de l'article
Adopter un enfant, c’est faire sien un enfant conçu par d’autres. C’est introduire dans sa généalogie un petit être qui a fait l’objet d’un abandon ou d’un retrait de sa famille d’origine. C’est donc devenir parent de quelqu’un qui a déjà toute une histoire – si brève dans le temps soit-elle – antérieure à la première rencontre entre les nouveaux parents et lui-même. Ce temps d’histoire est ce que nous appellerons « l’originel ». Il ne se limite pas au moment de la naissance du bébé jusqu’au jour de son adoption. Il comprend aussi le temps et l’histoire de la grossesse de la mère biologique, ceux de l’anté-adoption pour les futurs parents, l’histoire de la conception et la culture d’origine de l’enfant. La plupart du temps, les parents adoptifs n’ont que très peu d’éléments par rapport à tout cela et ils préfèrent d’ailleurs souvent qu’il en soit ainsi.
L’originel de l’enfant pose très souvent problème à ses parents adoptifs. C’est une question très importante placée, à mon sens, sous le double signe de son déni et de son omniprésence.
Ces deux qualités sont vécues avec des dosages différents selon les familles et les moments de la vie de l’enfant et de ses parents. Je pense que le déni de l’originel est surtout vécu quelque temps après la rencontre de l’enfant, pendant les jeunes années de l’intéressé si celles-ci ne présentent pas de difficultés importantes et, de façon générale, dans les périodes où tout va bien. L’évocation de l’originel a lieu, selon moi, le plus souvent, avant la rencontre de l’enfant, aux tout premiers temps de la vie commune et surtout dans les périodes difficiles, à l’adolescence, notamment.
Le déni de l’originel
Nous entendrons par déni ce mode de défense qui consiste en un refus de reconnaître que l’enfant est issu de l’union d’un homme et d’une femme qui ne sont pas les adoptants, et que cet enfant a une histoire antérieure à sa rencontre avec ces derniers.
Quelques phrases entendues ici et là
« À l’orphelinat, on nous a demandé si on voulait voir l’endroit où vivait Alberto jusqu’à ses cinq ans. Non alors ! C’était déjà cinq ans de trop. Il fallait tourner la page, au plus vite ! » (Alberto est un enfant latino-américain. Il a vécu dans la rue et dormi dans des tonneaux avant d’être placé en internat par un juge.)
« Quand je me promène avec mes deux enfants, on ne peut pas voir qu’ils sont adoptés, on a les mêmes cheveux. » (Propos d’un père adoptif de deux garçons du Sud-Est asiatique, ayant lui-même des cheveux noirs, mais le teint très clair et des yeux verts.)
« Oui, ma chérie, quand tu seras grande, tu pourras te faire défriser et te faire colorer en blonde. » (Parole d’une mère blonde à sa fillette d’origine maghrébine.)
Le déni, qui y participe ?
Le déni des origines est, de fait, présent dans toute adoption à certains moments. Il suffit de tendre l’oreille pour se convaincre de son existence. Les différents partenaires de l’adoption y prennent part. En premier lieu bien sûr les parents, mais aussi le législateur et les organismes divers s’occupant d’adoption.
Chaque homme, chaque femme, devenus parent par adoption, savent très bien qu’ils n’ont pas conçu l’enfant qui est devenu leur. Mais, chez l’intéressé, ce savoir coexiste, de façon étonnante, avec une sorte de croyance qu’il a conçu son enfant en prenant la décision d’adopter. Dans l’imaginaire parental, c’est comme si le jour de la naissance de l’enfant était celui de la rencontre avec ses futurs parents. En fait, malgré un passé dont les adoptants sont exclus, l’enfant est vécu comme home made, sauf peut-être dans des adoptions d’enfants grands, ou présentant des particularités, et cela tant que la famille n’est pas confrontée à d’importantes difficultés.
Tout enfant faisant l’objet d’une adoption plénière a toujours porté le nom des adoptants, ce qui inscrit l’intéressé dans une nouvelle filiation. La loi n° 2002-304 du 4 mars 2002 relative au nom de famille n’a pas modifié cet état. Si l’adopté est l’enfant d’un couple marié, l’article 311-21 de la loi s’applique à lui comme à un enfant biologique. Il porte « soit le nom du père, soit le nom de la mère, soit leurs deux noms accolés, dans l’ordre choisi par eux dans la limite d’un nom de famille pour chacun d’eux ». Sauf exception, l’extrait d’acte de naissance de l’intéressé stipule que l’enfant est né de A et de B, A et B étant les adoptants. C’est vrai même si le procureur requiert la transcription selon l’instruction d’état civil 217-1, c’est-à-dire s’il demande de préciser que l’enfant est « fils de » ou « fille de » au lieu de « né(e) de ». En effet, les logiciels donnant les extraits d’état civil ne sont généralement pas encore adaptés à cette disposition. L’ensemble de cette situation fait dire à P. Verdier (auteur de plusieurs ouvrages sur l’adoption) que l’acte d’état civil de l’enfant adopté est un « faux légal ». Dans son article « Filiations et mensonges », M.-C. Le Boursicot (2000, pp. 42-43), magistrat et membre du Conseil supérieur de l’adoption, nous décrit bien les bases juridiques de cette rédaction d’acte d’état civil et ses enjeux, à savoir la « rupture définitive des liens avec la famille d’origine ». Elle nous rappelle également que, s’agissant d’adoption d’enfants étrangers, le législateur avait d’abord envisagé d’indiquer comme lieu de naissance de l’enfant « le siège du tribunal compétent pour prononcer l’adoption ».
Il y a un certain nombre d’années, les organismes qui œuvraient pour l’adoption, constitués essentiellement de parents adoptifs, ont été beaucoup animés par le déni de l’originel. Mais ces organismes, alertés par les difficultés parfois énormes vécues au sein des familles et par la souffrance des enfants, ont reconsidéré leur point de vue. Actuellement, au niveau des associations, la question des origines est parfois difficile à aborder, mais elle n’est plus un réel tabou.
À quoi sert le déni ?
Voilà un certain nombre d’éléments nous montrant que le déni des origines concerne les différents partenaires de l’adoption. Mais pourquoi un tel déni ? Avoir un enfant « tout neuf », oublier ses propres souffrances et vouloir mettre à distance des représentations difficiles à soutenir en sont trois fondements. Par ailleurs, le déni de l’originel permet de faire sien un enfant qui a d’abord été un « étranger » et de l’inclure dans sa propre généalogie. À ce titre, il est constitutif de l’affiliation.
Reconnaître l’originel d’un enfant, c’est se confronter aux souffrances passées de ce dernier et risquer d’être atteint soi-même par ces souffrances-là. Le déni permet de croire qu’on a un enfant « neuf et sans passé » (B. Prieur, 1995, p. 66) et, parfois, qu’on pourra le « former » selon son désir. Là s’enracinent des démarches éducatives parfois nécessaires, parfois outrancières, parfois à visée rééducative ou orthopédique. L’auteur nous relate que le père de Surya Bonaly, père adoptif de la bien connue championne de patinage artistique, affirme : « Si on prend un gamin, on peut en faire ce qu’on veut. Si c’était à refaire, on en ferait peut-être une musicienne » (ibid., p. 67). Le déni de l’originel est donc en lien avec le désir de toute-puissance du parent. Ce déni vise aussi à tuer l’image des parents biologiques dont F. Dolto (1985, p. 97) nous montre combien cette image est généralement l’objet de haine.
Pour un homme, pour une femme, pour un couple, le déni de l’originel permet de tenir à distance les souffrances dues à la stérilité et au fait de n’être pour rien dans la conception de son enfant. De fait, le parent adoptif s’approprie l’enfant comme si toute la trajectoire qui l’a mené à l’adoption était une sorte de grossesse, fruit d’une imaginaire relation sexuelle fécondante avec son partenaire.
Continuons notre réflexion dans le registre de la sexualité. L’enfant adopté est issu d’une rencontre sexuelle entre l’homme et la femme qui l’ont conçu. Cette union sexuelle est généralement difficile à penser, à évoquer du côté des adoptants. C. Daubigny (1994, p. 74) nous montre que cette évocation met face au désir et à la pulsion des géniteurs, désir et pulsion que tout adoptant doit accepter comme étant à l’origine de son enfant. De ce point de vue, le déni est probablement d’autant plus important que l’origine de l’enfant est inconnue ou évoque des représentations tels prostitution, viol, inceste.
Dans son article « Tu es entré dans ta famille par adoption », R. Neuburger (1995, pp. 117-118) nous relate combien une trop grande attention portée à la différence – dans le cadre d’une adoption internationale – a pu être source de difficultés pour deux jeunes adolescents et leurs parents. Un autre auteur, B. Cyrulnik (1994, p. 80), cite une étude montrant que des enfants adoptés dont les parents ont refusé d’entretenir des relations avec les parents de naissance établissent plus facilement leur attachement à leur nouvelle famille que ceux dont les accueillants écrivent aux géniteurs et leur envoient des photos. Il faudrait en savoir beaucoup plus sur cette étude, et il faut noter qu’elle concerne l’attachement, c’est-à-dire ce qui se passe pendant les premières années de la vie commune. Mais il me semble qu’une dose de déni des origines est indispensable à toute adoption – dose variable selon l’enfant – tout au moins pendant un certain temps. Le déni permet la « greffe mythique », (R. Neuburger, 1995, pp. 117-118) de l’enfant venu d’ailleurs. Il permet de donner à ce dernier un indispensable sentiment de sécurité qui n’existerait pas si l’enfant était constamment tiraillé entre deux appartenances familiales, deux filiations, deux cultures. Pour l’enfant et ses parents, le déni des origines est constitutif de l’affiliation.
L’omniprésence de l’originel
La question de l’originel, souvent déniée, fait retour à certains moments de la vie familiale ou de l’enfant. Je pense qu’elle se pose avant la rencontre de celui qui sera adopté et au moment de la mise en contact de celui-ci avec ses futurs parents ainsi que pendant les périodes de crises, particulièrement au moment de l’adolescence, quand celle-ci est difficile.
Avant l’adoption et au moment de la rencontre avec l’enfant
La fréquence des demandes d’adoption d’enfants sans particularité, et de moins de trois ans, atteste du désir des postulants d’avoir un petit, censé être le moins « chargé » et le moins marqué par une histoire difficile. Les examens médicaux demandés par les futurs parents sur les lieux de la première rencontre sont fréquents. Ils sont revêtus d’un questionnement officiel en termes de bilan de santé. Mais cette demande manifeste n’en cache-t-elle pas une autre ? En fait, ne s’agirait-il pas de savoir si l’enfant ne sera pas porteur d’une hérédité somatique ou psychique qui pourrait poser problème (S. Lebovici et M. Soulé, 1977, pp. 554-557) ? Après ledit bilan, les futurs parents sont généralement tranquillisés. Je passe ici sous silence certaines difficultés qui peuvent se vivre en début d’adoption : régressions importantes, rejet vis-à-vis des parents, difficultés d’apprentissage de la langue, manifestations caractérielles, pour aborder cette période souvent houleuse, et qui peuvent provoquer une crise de la famille, à savoir l’adolescence de l’adopté.
À l’adolescence
L’adolescence est le temps des remaniements identitaires. Comme tous les jeunes de son âge, l’adopté se pose la question « qui suis-je ? ». Mais ce jeune a à faire face à une problématique plus complexe que celle de ses camarades. Il est en effet confronté à ses souffrances infantiles et à la question de sa double appartenance. En ce sens, je pense qu’il y a une spécificité de l’adolescence de l’enfant adopté. En outre, nous verrons que l’évocation de l’originel faite par les adoptants au moment des crises familiales présente le risque d’exclusion du jeune par rapport à son groupe d’appartenance.
Pour ce jeune, une question très douloureuse se pose : « Pourquoi m’a-t-on abandonné ? » S’il n’y a pas eu abandon mais maltraitance, la question est peut-être moins aiguë, mais, dans ces deux situations, le jeune arrive généralement à cette idée : « Si j’ai été abandonné, si j’ai été maltraité, c’est que je n’étais pas digne d’amour, c’est que je le méritais. » Ces idées lui donnent une image de lui-même très dévalorisée, et toutes les provocations de l’adolescent seront en partie une question adressée continuellement à ses parents : « Est-ce que, malgré mes échecs, mon errance, mes incartades, tu m’aimes quand même ? » Cela est bien connu. Il est évident que la confrontation aux souffrances infantiles de ce genre n’est pas l’apanage des seuls enfants adoptés. Elle concerne aussi des enfants non adoptés qui ont fait l’objet d’abandon, et des enfants restés dans leur famille d’origine qui ont subi des maltraitances ou ont été investis d’une forme d’amour particulière et néfaste. D’autre part, il est à noter que l’abandon est parfois une forme d’amour, mais que les enfants concernés ne le perçoivent pas a priori.
Un enfant adopté a été conçu par un homme et une femme, et il est élevé par des personnes qui ne lui ont pas donné le jour. Ceux dont il est issu, et ses parents adoptifs s’inscrivent généralement dans deux cultures différentes – dans le sens le plus général du terme et aussi dans le sens étroit de l’expression s’il s’agit d’une adoption internationale. Comme tout adolescent, l’intéressé est travaillé par la question de la fidélité au groupe familial dans lequel il vit et de la prise d’autonomie nécessaire vis-à-vis de ce dernier. Mais lui est confronté à une problématique plus complexe, même si pour l’intéressé la formulation de cette problématique n’est pas très claire : comment être fidèle et comment prendre de la distance par rapport à cette double appartenance ? Cela peut mettre le jeune dans une position fort délicate. Julien dit par exemple : « Je ne peux pas réussir à l’école, je n’ai pas le droit de dépasser mon père, mais j’aimerais bien être professeur. » (Le père biologique de Julien est presque analphabète alors que son père adoptif est enseignant.) L’adolescent adopté doit donc réussir une équation avec de multiples paramètres dont certains s’opposent. Il lui faut trouver des solutions qui ne se réalisent pas sans opérer un certain nombre de ruptures, vivre des loyautés et déloyautés quant à ses deux appartenances. Son identité se construira bien sûr à partir de son appartenance à la famille dont il fait partie et des expériences qu’il a faites avec elle, mais elle devra intégrer son originel, c’est-à-dire toute l’histoire qui fait qu’il est né et qu’il a été adopté. Je pense que les particularités du travail psychique que ce jeune doit réaliser rendent certainement compte du fait que son adolescence est souvent bien tumultueuse et prolongée. On le comprend, cette situation est souvent difficile pour les parents, mais l’aide que ceux-ci peuvent donner à leur enfant est de lui permettre de réaliser cette démarche complexe : se construire à partir de ses appartenances et de ses souffrances infantiles. Cela sous-entend, du côté parental, une possibilité de détachement et de renoncement – sans abandon – qui est parfois la marque de l’amour.
Lorsque l’adolescent déçoit ses parents de façon importante, ceux-ci peuvent évoquer ses origines pour rendre compte des difficultés vécues. Certes, tout parent adoptif sait qu’un enfant biologique peut faire vivre à ses parents de grosses difficultés, mais, dans son for intérieur, il pense souvent qu’un enfant qu’il aurait conçu ne lui aurait pas fait connaître tout ce à quoi il est confronté. Or, même si cela n’est pas formulé, l’enfant perçoit les pensées du parent. Il perçoit les projections négatives de ce dernier, et il comprend qu’il s’agit en fait du « portrait robot » (portrait robot vécu dans l’imaginaire parental) de ses parents de naissance. De fait, les adoptants « finissent assez régulièrement par induire ce qu’ils redoutent » (C. Daubigny, 1994, pp. 222-223). Le jeune peut alors se percevoir comme ne faisant pas partie vraiment de la famille, il devient rejetant et rejeté. Là existe certainement un risque d’exclusion et de rupture (même si finalement celles-ci s’avèrent passagères). « Quand on se sent le métèque de son groupe, devenir vraiment étranger peut finalement sembler plus confortable. » (Ibid., p. 43.)
Quelques mots pour conclure
Devenir parent est une composante de la vie humaine. Aboutissement de la rencontre de deux êtres sexués (si l’on met à part certaines techniques de procréation), de deux désirs, de deux histoires, c’est aussi ce qui permet à chacun de se prolonger au-delà de sa mort. La plupart d’entre nous deviennent parent en engendrant son enfant. Pour d’autres, l’adoption est le passage obligé ou choisi pour être père ou mère. L’éducation d’un enfant enseigne à ses parents combien il est nécessaire de prendre une distance vis-à-vis de l’être aimé. Cela est particulièrement vrai dans l’adoption. Pour les parents, il est en effet souvent douloureux, mais un jour nécessaire, d’accepter que d’autres ont donné la vie à leur enfant, et de laisser une place à ce temps d’histoire ou celui-ci n’était pas encore le leur. Cela nécessite la plupart du temps un travail psychique de réconciliation avec les images parentales d’origine. ■
Afin de préserver l’anonymat des enfants, les prénoms et les pays d’origine ont été modifiés.