Dossier : journal des psychologues n°242
Auteur(s) : Zeman Arnaud
Présentation
Proposer une gamme de soins à proximité du patient, mettre en jeu plusieurs champs de compétence, médical, psychologique et social, relèvent de l’action d’une microstructure. Le travail exploré ici concerne les conduites addictives des patients, mais dans le cadre d’un cabinet de généraliste. Dans quelle mesure un patient marqué par sa problématique d’addiction peut-il se considérer comme un patient ordinaire et comment la pluridisciplinarité joue-t-elle un rôle dans cette acceptation ?
Mots Clés
Détail de l'article
À l’occasion des Premières rencontres nationales des réseaux de microstructures médicales, qui se sont tenues le vendredi 13 octobre 2006 à Paris, nous nous proposons de présenter les microstructures, leur singularité et le travail que le psychologue peut y effectuer.
Présentation
Un dispositif innovant – le réseau des microstructures – existe dans différentes régions de France depuis quelques années. Qu’est-ce qu’une microstructure ? Il s’agit d’une nouvelle manière d’accompagner les patients ayant une problématique d’addiction et notamment ceux qui présentent une dépendance aux drogues mais aussi à l’alcool, ou encore ceux qui font usage de cannabis. La microstructure est une unité de soins permettant d’offrir à ces patients un accompagnement médical, social et psychologique régulier. La nouveauté de ce dispositif réside dans l’unité de lieu qui permet au psychologue aussi bien qu’au travailleur social de se rendre dans un cabinet de médecine de ville pour effectuer le suivi de ces patients. Il n’est pas rare, en effet, de constater que la dispersion, dans différents lieux de consultations psychologiques et sociales, rend le suivi de ces patients plus difficile, vu leur peine à s’y rendre. Un temps de synthèse entre le médecin, le travailleur social et le psychologue, complète ce travail pluridisciplinaire. Il permet d’analyser les situations des patients et d’orienter la conduite à tenir avec chacun d’eux. Sur un territoire donné, un ensemble de microstructures forment un réseau qui a pour objectif de tisser une trame de soins à proximité du patient. Des réseaux sont implantés actuellement en Alsace et en Provence et bientôt dans la Marne, en Charente-Maritime et en Loire-Atlantique. Une coordination nationale vient d’être créée pour promouvoir la création de tels réseaux.
Le travail dans une microstructure permet d’interroger les notions de pluridisciplinarité, de « toxicomanie » ou de « grand récit sur les drogués ».
La pluridisciplinarité
La spécificité du travail dans une microstructure est de proposer d’emblée à chaque patient une triple approche, qui correspond à trois champs de compétence : le médical, le psychologique et le social. Cette articulation induit l’idée selon laquelle chaque personne accueillie est concernée par ces trois axes. Or, ce n’est pas nécessairement le cas, puisque le rapport que les patients établissent avec la drogue est complexe et le dispositif qui leur est proposé ne peut parvenir à saisir totalement cette complexité.
En outre, aucune de ces trois approches ne saurait prétendre offrir une vision holistique et englober les deux autres disciplines. Il est important de souligner que, bien que pluridisciplinaire, la microstructure ne saurait répondre totalement au problème du patient. L’idée d’une parfaite alliance imaginaire due à cette pluridisciplinarité reste un leurre (1). La microstructure n’a pas pour ambition de constituer l’alpha et l’oméga du patient. Elle aurait davantage à se nourrir des oppositions, des désaccords et des tensions propres à toute approche pluridisciplinaire. Les bords de chaque discipline ne peuvent s’ajuster parfaitement aux bords des deux autres disciplines pour former un vase clos dans lequel le patient serait enfermé. Elles présentent plutôt des écarts et interstices qui y laissent passer la lumière. Ces écarts avivent les discussions au sein de la microstructure qui sont autant de moyens de nourrir tout travail clinique entrepris. La recherche d’une vérité sur le patient ne manquerait pas de mener à une impasse. Puisque le patient a lui aussi des attentes, qu’il a quelques idées concernant ce qu’il souhaite d’un travail avec des professionnels, il est important de lui reconnaître un savoir qui vient en retour enrichir l’approche de chacun des intervenants et favoriser les changements dans le suivi ainsi que dans le parcours du patient. Ainsi, ces trois disciplines peuvent être pensées comme complémentaires, liées entre elles et tournées vers le patient.
En permanence
Dans la pratique, le psychologue peut être amené à effectuer des permanences pendant lesquelles chaque patient, souhaitant voir un psychologue, peut venir et solliciter un entretien sans rendez-vous. Le psychologue s’organise au mieux afin de proposer à tous un entretien. Évidemment, l’attente risque d’être longue pour les patients, mais, compte tenu du fonctionnement qui donne à chacun la possibilité d’avoir un entretien sans rendez-vous, la plupart accepte d’attendre. Cette démarche pour le psychologue comporte des contraintes mais aussi un intérêt. Les contraintes sont liées à l’imprévisibilité des venues, donc à la variabilité de la fréquentation. L’intérêt est de rendre possible l’accès à un psychologue sans l’avoir défini avec lui préalablement. Cette attente peut être jugulée par la régularité des présences, le plus souvent hebdomadaires, au cabinet. Les patients ayant une dépendance aux drogues sont souvent considérés comme peu tolérants à la frustration et ayant tendance à agir dans l’urgence. On peut constater que ces mêmes patients acceptent d’attendre et admettent le principe de la microstructure.
Cela exige souplesse et engagement afin de permettre un accès ou simplement une première rencontre avec un psychologue. Dans ce cas, le psychologue pourra proposer des entretiens qui ne s’inscrivent pas nécessairement dans un suivi ou n’ont pas comme visée la psychothérapie. Ces entretiens s’attacheraient plutôt à favoriser un contact ou une rencontre ; rencontre qui autrement aurait sans doute été impossible. En outre, le fait d’avoir la possibilité de rencontrer un psychologue dans la microstructure, sans que ce soit une obligation, permet de laisser au patient le temps de s’inscrire dans une nouvelle démarche. Le travail en microstructure est attentif au rythme du patient. Il permet au psychologue de croiser son chemin avec celui du patient par des rencontres régulières au cabinet du médecin généraliste.
Des patients ordinaires
Ce changement d’approche tient en partie au contexte dans lequel se situe la microstructure. Le psychologue exerce en effet dans un cabinet médical investi au départ par le seul médecin. Il l’a installé selon ses goûts et ses besoins. En tant que psychologue, on entre alors dans l’espace d’un autre, on pénètre sur le terrain d’une autre profession. C’est un lieu d’exercice de la médecine conçu sans que le médecin ait jamais songé qu’un jour quelqu’un ne faisant pas partie du corps médical ait pu y travailler.
Le psychologue doit donc s’adapter à ce contexte. Il est amené à trouver sa place dans ce cabinet médical et demeure contraint de s’arranger de son fonctionnement particulier. Il s’agit là d’une difficulté pour le psychologue pour ce qui concerne son installation dans les lieux pour y accueillir le patient dans un cadre adapté.
Mais un autre aspect plus intéressant du travail dans un cabinet se révèle rapidement. En effet, le cabinet de médecine générale n’est pas un lieu spécialisé. Toutes sortes de patients s’y rendant pour des soins, celle ou celui qui viendra pour une dépendance aux drogues se retrouvera parmi d’autres patients. Il deviendra ainsi un patient ordinaire.
Il convient toutefois de nuancer ce propos. Dans ce lieu, le patient est accueilli parmi d’autres patients. Ces derniers ont d’autres problématiques. Or, lui se distingue des autres puisqu’il peut être amené à rencontrer – en plus du médecin – un travailleur social et un psychologue. La question se pose alors : cette personne qui prend des drogues ne bénéficie-t-elle pas d’un dispositif de soin excessif ou, à l’inverse, n’est-ce pas aux autres patients qu’il manque une nouvelle proposition de soin ? Les patients dépressifs, les personnes ayant un cancer ou celles ayant subi une intervention lourde ne gagneraient-elles pas à pouvoir, elles aussi, être suivies sur le versant psychologique et social dans le cabinet de leur médecin généraliste ? La question se pose.
Il n’en demeure pas moins que le travail dans la microstructure permet d’éviter à la personne le sentiment d’être un patient particulier ; l’abord en est de fait moins stigmatisant.
Un certain « biologisme »
Les personnes qui présentent une problématique d’addiction hésitent à effectuer une démarche auprès d’un psychologue. Elles iront rarement le consulter dans un cabinet de psychologue en première intention. Néanmoins, elles auront probablement eu l’occasion de rencontrer un psychologue dans leur parcours institutionnel. Le psychologue introduira dans ce parcours une dimension qui aura souvent échappé au patient et à son entourage. En effet, prendre une drogue n’est pas seulement un rapport entre un produit chimique et un organisme. Cette conception est pourtant répandue dans la société, y compris pour ce qui concerne le tabac. La drogue invite à beaucoup d’autres changements, qui dépassent la seule biologie. Les modes de socialisation qui accompagnent la consommation de drogue conduisent à s’inscrire dans des groupes qui créent un ensemble de codes. Les usagers de drogue modifient leurs discours et leurs représentations d’une façon d’autant plus profonde que la durée de leur pratique est longue. Ainsi, les façons de faire la fête, par exemple, sont affectées par ces changements. Cela amène ceux qui ne prennent pas de drogues à adopter vis-à-vis des usagers de drogue une attitude de méfiance, voire de rejet.
Si la drogue a incontestablement modifié plus ou moins durablement les conditions de sensibilité du patient, la rencontre avec un psychologue permet d’interroger les croyances « biologisantes » et d’en dégager la dimension magique. Quand le patient le souhaite, cette attribution externe concernant la fonction de la drogue pourrait venir être interrogée au sein même du cabinet avec le psychologue pour réintroduire ce qui avait été ignoré jusqu’alors : la motivation inconsciente. Ainsi, le fait de n’être pas attentif aux modifications psychologiques, émotives ou sociales, explique sans doute pour une part que les patients et nombre de ses interlocuteurs ne pensent pas à une prise en charge psychologique.
Le savoir du patient
Un mode d’approche inédit s’offre alors au psychologue dans la microstructure qui sera poussé à réajuster son regard en fonction de ces nouvelles données. La microstructure pourra ouvrir sur un autre horizon et ainsi suggérer l’idée que le psychologue n’est pas, avec le travailleur social et le médecin, le seul à posséder un savoir. Celui qui présente une addiction aux drogues dispose également d’un savoir qui est à entendre. Certes, ce savoir est d’un autre ordre que celui du psychologue puisqu’il ne l’a pas acquis par les voies classiques de l’enseignement que sont l’école et l’université, mais par l’usage de la drogue. Quelle que soit la manière dont on la considère, cette pratique demeure une expérience. Tels sont indéniablement les témoignages qu’en livrent des écrivains comme Burroughs, Michaux ou Baudelaire. Prendre des drogues constitue une expérience périlleuse, il va sans dire, mais d’autres expériences le sont également, bien qu’elles ne puissent pas y être assimilées, comme l’alpinisme ou la boxe.
Cette expérience fascine et inquiète. Elle focalise sur elle toutes sortes de problématiques : philosophiquement, la volonté exerce-t-elle une action sur les premières prises et par la suite sur l’accoutumance ? Cette expérience remettrait alors en question le fondement du libre arbitre. Du point de vue de l’anthropologie, les sociétés peuvent-elles se passer de drogues ? Socialement, la consommation de drogues influence-t-elle l’évolution des sociétés ? Politiquement, faut-il interdire ou légaliser les drogues ? Les débats sur ces questions ne manquent pas. Cette expérience met en jeu différentes strates du savoir et de la société. Est-ce alors une expérience qui interrogerait toutes les expériences ? Elle est, pour le moins, une expérience qui focalise l’attention et ne cesse d’évoluer, en examinant en retour de nombreuses dimensions de notre savoir.
Être attentif au fait que le patient possède un savoir ou, plus exactement, une conception de ce qu’il a vécu, constitue une condition, sinon indispensable, en tout cas nécessaire pour entrer en contact avec lui (bien que certains estiment qu’ils auraient préféré s’épargner cette expérience). La pluridisciplinarité ne se limiterait plus à un « tripode » (médico-psycho-social), mais deviendrait alors un « quadripode » (incluant le patient).
Dans une telle perspective et lorsqu’un suivi s’engage, le psychologue est conduit à modifier son angle d’approche. Il ne peut plus se penser comme seul garant d’un savoir. Il lui faut entendre et reconnaître celui de l’autre. Ainsi, au lieu d’aborder la problématique du patient en analysant ce qui est raté ou ce qui lui semble inadapté, le psychologue pourrait être incité à se demander d’abord ce qui a réussi à ce patient. Il l’invitera alors à détailler et à décrire son expérience, à solliciter une parole qui échapperait au piège d’une culpabilisation sans fin. Comment l’a-t-il vécue ? Qu’a-t-il ressenti et pensé avant, pendant et après elle ? Comment est-il passé d’un rapport qui lui convenait à un rapport qui a nécessité d’aller consulter ? En définitive, quelle est cette expérience ? Autant de questions pour aider le patient à transformer un certain rapport de maîtrise en une approche du débordement. Cela suppose pour le psychologue de ne pas juger et de rester attentif à ce que le patient peut lui enseigner. Roustang nous y invite : « L’attitude du thérapeute […] peut se définir comme une intensité de présence attentive, dépouillée de toute intention particulière. Il n’a d’abord aucun préjugé, aucune idée préconçue, aucun diagnostic ; il sent, il entend, il voit cette personne dans sa globalité, esprit, cœur et corps indistinctement, il se laisse imprégner de tout et des plus petits riens […]. » (Roustang F., 2000, p. 78.)
Des patients aux histoires fragmentées
Dans une perspective plus théorique, on constate que la littérature, sur ce que l’on a coutume de nommer « toxicomanie », a cette particularité de se fixer pour tâche de globaliser ou de généraliser. Cette pratique est enfermée dans une catégorie spécifiquement délimitée. Les parcours de chacun, leurs modes d’être et les discours qu’ils tiennent sont contenus dans un ensemble qui prétend rendre compte d’une problématique propre. Cette généralisation tente alors de révéler le portrait du « toxicomane » à grands traits qui s’accompagne d’une série d’événements hauts en couleur et riches en rebondissements, qui peuvent être pathétiques, voire sordides : drame, suicide, cambriolage, overdose ou maladie. À ce portrait sont associés des noms ou des descriptions : ce seront « chevaliers de Thanatos » (Chartier J.-P., Chartier L., 1986) ou bien un « Janus mélancolique ». (Hassoun J., 1995). Mais ces descriptions parviennent-elles à rendre compte de la diversité des visages que l’on peut rencontrer dans la clinique que constitue celle d’un psychologue travaillant auprès de cette population ? Les suivre reviendrait à ignorer la modification progressive mais profonde de ce portrait lié à l’apparition de nouvelles drogues, et donc de nouvelles cultures y afférentes, de la mise sur le marché de traitements de substitution et de toute une politique de lutte contre les risques associés à de telles pratiques. Ce serait tout autant écarter les transformations considérables dans notre manière d’analyser et de conceptualiser à partir de la clinique. La consistance de ces généralisations, que nous pourrions désigner de « grands récits sur les drogués », a été bousculée – voire démontée – par quelques penseurs féconds d’après-guerre. (Lyotard J.-F., 1979). Ce que le psychologue entend dans sa clinique quotidienne relève davantage d’histoires fragmentées et de situations complexes, qui sont tout autant liées à un moment de l’histoire contemporaine qu’à des composantes culturelles (Escohotado A., 1995). Dans le discours de ces personnes, on repère fréquemment des histoires composites ou des flux d’anecdotes, des constellations d’événements qui se répètent sans raison apparente, plutôt que des grands récits identiques et dramatiques. Le travail du psychologue, parce qu’il se situe par l’entretien dans le parcours de celui qui prend des drogues, le conduit à entendre des discours qui, s’ils ont trait parfois à l’illégalité, se situent également dans une recherche ou un attachement à la « normalité ». Contrairement à ce qu’une certaine doxa est tentée de penser, ces patients demeurent sensibles à l’attrait d’une vie réglée, calme et sereine, répondant aux rêves communs que sont ceux de fonder une famille, d’occuper un travail gratifiant et d’accéder à la propriété (Fontaine A., 2006). Si parfois cette diversité échappe au psychologue, c’est qu’il rencontre ce qu’il peut rencontrer, dans son cabinet ou dans telle institution. Pour le dire une nouvelle fois, ne serait-il pas possible de considérer ces patients comme des patients comme les autres, des patients ordinaires ?
La proposition peu ordinaire que constitue la microstructure trouverait alors son sens dans l’approche du patient comme patient ordinaire, comme patient dont la complexité révélerait la dimension singulière. Il ne serait plus simplement « toxicomane » ou défini par une quelconque catégorie psychiatrique, mais il pourrait être enfin un patient invité à découvrir par une approche pluridisciplinaire ce qui le caractérise. Cette pluridisciplinarité aurait pour fondement la rencontre jamais banale entre différentes conceptions qui ne sont pas nécessairement compatibles, mais qui gardent comme perspective la possibilité d’une découverte. ■
Note
1. Cette idée est empruntée à un texte de Pascale Hannon in Réseau des Microstructures médicales d’Alsace, Rapport qualitatif 2004, p. 62.