Dossier : journal des psychologues n°250
Auteur(s) : Gaillard Bernard
Présentation
Ce qui fait signe aux yeux de la famille et-ou de l’institution scolaire dans le comportement d’un élève doit être compris par le clinicien comme l’expression de conflictualisations qui ne sauraient faire l’impasse sur son histoire singulière.
Mots Clés
Détail de l'article
La clinique psychologique correspond à cette interrogation de ce qui fait écart dans les élaborations intra-psychiques des personnes, en soutenant l’hypothèse fondamentale du conflit psychique. La clinique est une herméneutique de l’évaluation ou des discours sur ces écarts. Les questions de formation, éducation, scolarisation, sanction, protection, accompagnement psychologique de l’enfant, ainsi que leur opérationnalisation par les institutions scolaire, éducative ou judiciaire, viennent constamment dire ce conflit et interroger la complexité des dynamiques psychiques qui construisent et maintiennent un individu singulier, celui-ci montrant à la fois sa vulnérabilité psychologique et sa dangerosité institutionnelle au travers de son parcours de vie. Là où Jacques Lévine parle d’obstacles, d’autres utilisent le terme « problème ». Nous pouvons considérer que la personne est très sensible à son espace personnel, au maintien de cet espace et à celui de ses proches. Elle est dans le maintien d’une vigilance sur son entourage, compte tenu des leçons qu’elle a pu tirer de sa propre histoire. L’enfant et l’adolescent, en tant que sujets, ont une expérience individuelle d’un parcours de scolarité. Cette expérience singulière s’élabore dans l’écart entre un état tensionnel du sujet, avec ses modes dynamiques de régulation psychique, et les modalités normées de relation à l’autre et à l’institution. Cette mise en tension provoque un passage à l’acte, un comportement scolaire et social, et des processus de réaménagement psychique et de reconstruction de positions existentielles. Prendre appui dans ce texte sur la clinique des violences et adolescents délinquants, c’est prendre ces adolescents comme figure exemplaire et non exclusive d’une position du jeune en difficulté.
Le clinicien vise à inventorier la complexité des écarts à l’œuvre dans cette subjectivité, écarts devenant parfois insupportables pour le sujet. Ces écarts produisent angoisse, terreur, destructivité, sentiment d’humiliation, atteinte narcissique, béance, activisme monomaniaque ou évanescence du sujet. L’étude de ces écarts du jeune au travers des traces laissées, émergées à son insu, se réalise selon quatre points de vue :
● Une mise en perspective bio-scopographique inventoriant les constructions temporelles marquées par des événements laissant traces, séquences, successions de vécus réélaborés ; le psychologue doit pouvoir se dessaisir d’une unique vision de l’histoire pour faire apparaître les invisibles des événements laissés pour l’égarer en partie ; il s’agit de se méfier de la forme comportementale qui envahit une analyse ;
● Une mise en perspective pathographique faisant se révéler des déficits, carences, altérations de structuration intrapsychique, structuration de l’angoisse ; le psychologue doit pouvoir se déprendre d’une fascination à la pathologie qui lui est présentée ;
● Une mise en perspective phénoménographique tentant de faire illustrer l’inscription du sujet dans l’actualité d’une scène toujours possible à subvenir et subvertir ; il s’agit également de prendre en compte les traces ratées du sujet ; l’actualité du sujet restitue des reliquats de scènes toujours disponibles pour être réinvestis ;
● Une perspective anthropo-psychographique déclinant les conflictualités du rapport à la norme, du rapport de la responsabilité face aux règles entre autres dénégatives du social, du rapport du sujet aux fondations institutionnelles, du rapport à l’inscription dans la filiation et l’appartenance culturelle.
Le psychologue prend en compte les variations existentielles et criminologiques réalisées par le sujet ; revoir le sens, les émotions d’événements de vie, le sens que la personne accorde aux événements de vie et à leurs conséquences en rapport avec les contextes ; hypostasier les mécanismes de défense qui permettent au sujet actif de dépasser, contourner, éviter les obstacles et conflits psychiques ; repérer les successions des thématiques de conflictualisation intrapsychiques majeures avec les phénomènes de reprise, d’exploitation d’issues trouvées, les fixations ; repérer les phénomènes de désubjectivation, de mise à l’écart de l’affectivité, de clivage, de psychotisation ; mettre en perspective les effets et retombées des passages à l’acte ; révéler les évolutions du sujet dans ses rapports à la norme ; évaluer la prise en compte des positionnements de l’environnement et des dispositifs institutionnels confrontés à ces passages à l’acte délictuels ou non. Le clinicien rend compte de la complexité du passage à l’acte, du trouble du comportement ou de la difficulté scolaire comme expulsion provisoire d’une place impossible du sujet, celui-ci étant invité à rendre compte de l’intrication d’histoires et d’actualités d’une scène.
Les enjeux qui peuvent paraître contradictoires et les inévitables résistances des enfants et adultes envers l’éducatif s’organisent autour de quatre pôles qui sont : l’éthique, la loi, la norme, et le groupe, dont la notion implique une hiérarchisation des priorités, des lieux, des limites, des relations entre les constituants des groupes multiples auxquels appartiennent les jeunes. Dans quelle mesure le psychologue à l’école peut-il contribuer à mettre au travail ces conflictualisations qui confinent parfois au paradoxe ? Le clinicien prend en compte le jeune selon ce qu’il donne à voir – le symptôme – et selon les constructions sociales du moment. Nous pouvons parler de sa manière d’exister, comportement, délit… comme signe polysémique qui renvoie à celui qui l’a tracé. L’interrogation herméneutique ou sémiologique va buter nécessairement sur le fait de savoir ou non dans quelle mesure et en quoi il révèle ce jeune. L’approche clinique va ainsi traiter de cette contamination du psychologique par la morale, les normes, les élaborations culturelles, le lien entre le comportement et la psychopathologie. Au travers d’une relecture de trajectoires existentielles, la personne interroge et met au travail le cadre en fonction de la conjoncture dans lequel il est placé ; il y répond sur les modes de l’agir, de la maladie, de la dépendance psychique, de l’évitement ou d’une compulsion à s’exclure. L’effet des contextes institutionnels devient un élément du modèle théorique légitimant le dispositif clinique. Ces contextes sont d’emblée pris dans des discours d’adultes qui inscrivent le jeune dans une appartenance, voire dans une stigmatisation ou une exclusion. Un travail d’historiographie fait par le clinicien se saisit des nombreuses traces écrites au travers de dossiers scolaires, médicaux, sociaux, voire judiciaires, ou d’actes civils, afin d’en interroger l’herméneutique et les impasses éventuelles desquelles le sujet n’a pu sortir. Régulièrement convoqué par l’adulte sur ses actes, l’enfant parle avec des risques, aux risques de l’autre qui réagit en accusé. Le discours de l’enfant est aussi une énigme, le silence étant parfois pour lui une stratégie provisoire de protection. Si dire, c’est dire quelque chose de soi dans son rapport aux autres, le clinicien en interroge les règles métonymiques et métaphoriques. L’enfant et l’adolescent sont spécifiés par des places assignées : à l’école, c’est un élève qui doit s’accorder dans son rapport aux savoirs et aux porteurs de savoirs ; c’est une personne dépassant sa prime enfance qui doit accorder constamment son rapport, et donc sa distance, à ses premières figures d’identification et d’opposition que sont ses deux parents ; c’est une personne qui aménage des rapports à de nouveaux groupes, sortant des questions de rivalité fraternelle ; l’adolescent est enfin une personne aménageant de nouveaux rapports à sa sexualité. Ces quatre dimensions sont l’objet d’une mise singulière au travail psychique, produisant un vécu ambivalent des écarts à une normativité interne et externe. Toujours porté par du souvenir d’expériences, la position du sujet acteur de violence est à analyser aussi dans son passé conditionnel avec les processus de feed-back, et de mise en retour d’événements déjà là avant qu’ils ne se produisent. Enfin, l’approche psychocriminologique, mais elle n’est sans doute pas la seule, introduit le sujet comme particulièrement vulnérable. Cette vulnérabilité, ni impasse ni défaillance psychique, n’est pas à comprendre dans un rapport dialectique avec la dangerosité, mais comme l’état d’une mise en rapport de vulnérabilité d’un sujet qui aménage les aléas de sa position existentielle. La vulnérabilité psychique est une position d’équilibre fragile, une formation de compromis, reliquat d’un conflit fondamental entre la dangerosité psychiatrique et judiciaire réitérant des mécanismes défensifs intra-psychiques d’une part, et l’éligibilité psychologique et sociale de la personne avec ses ressources et aptitudes provoquant de la restauration psychologique. L’équilibre n’est que le provisoire d’un état de déséquilibre à venir.
L’élève en difficulté, une construction traumatique et expérientielle comme récapitulation psychique du sujet
Nous pouvons envisager l’élève en difficulté ou à difficultés comme ayant élaboré, compte tenu de la complexité de son histoire, une construction traumatique, celle-ci venant faire obstacle à la bonne réalisation d’un parcours institutionnel de formation. L’élève d’aujourd’hui est constamment une récapitulation psychique d’un parcours qui laisse des traces. Sa difficulté à annuler ce qui a été le plus perturbateur correspond à ce que nous pouvons appeler « une vulnérabilité psychologique » représentant autant ses difficultés dans ses rapports institutionnels que dans ses rapports affectifs avec sa famille et ses groupes d’amis. C’est cette vulnérabilité psychologique qui va être saisie par le psychologue au travers de trois surfaces cliniques que sont l’histoire, l’espace subjectivé, et la relation. De l’analyse des élaborations symptomatiques produites par le sujet, le clinicien tente d’en déduire la structuration des aménagements psychiques.
Le temps peut être répétition, réitération, ou cyclique, sans que l’on puisse réduire ces trois mots à la même procédure. Le temps est ainsi lié à la construction traumatique, construction singulière qui s’inscrit dans le psychisme de la personne, à l’issue d’un événement de sa vie qui provoque des effets pathogènes durables dans son organisation psychique. Cet événement dit « traumatique » est un événement de sa vie, c’est-à-dire un événement créé par lui-même, même s’il peut avoir des éléments forts de réalité avec un risque de mort. C’est l’exemple de cette jeune fille ayant porté plainte pour viol. Celui-ci a eu lieu lors d’une soirée organisée entre jeunes qui se connaissaient, et avaient l’habitude de se réunir au moins mensuellement. Ces soirées comportaient toujours de la consommation d’alcool, consommation de drogue et consommation sexuelle. Ce soir-là, cette jeune fille voulait fêter son diplôme de formation professionnelle. Alors qu’il n’y a eu aucune violence ni exagérations par rapport aux soirées précédentes, cette fille a déposé plainte pour viol à l’encontre d’un garçon avec qui elle avait déjà eu plusieurs relations sexuelles. Cette plainte est à comprendre comme l’affirmation forte de la question du désir, de la dimension désirante. Sa question existentielle est qu’elle a l’impression qu’elle a toujours échoué dans cette dimension, qu’elle a le sentiment qu’elle ne peut être désirée pour tout ce qu’elle est, ce qu’elle représente. Ses courtes relations amoureuses antérieures sont vécues comme des échecs. La seconde affirmation est qu’elle souhaite entrer dans un monde adulte dans lequel elle souhaite en finir avec le jeu sexuel. À sa manière, elle demande la fin d’un jeu cyclique. Sans être dans une position dépressive, elle dit : « Je veux que cela s’arrête. » Son dépôt de plainte est une tentative pour dépasser l’impasse existentielle dans laquelle elle se pense. Ce temps traumatique est également à l’œuvre chez les élèves, compte tenu de ce qu’ils font de leurs relations intrafamiliales, de leur existence à l’école et de leur vie en groupe. Le symptôme de difficulté scolaire est alors à comprendre comme symptôme d’une impasse existentielle, après l’essai de nombreuses tentatives infructueuses. Le clinicien cherchera alors à reparcourir les tentatives du sujet. Ces tentatives doivent pouvoir se lire au travers des constructions symptomatiques prises ici dans trois champs expérientiels : l’histoire, l’espace, la relation.
Rapports dialectiques | Modalités expérientielles d’aménagement psychique | Manifestations cliniques du problème | |
Histoire | Avant/après | Traces dans le psychisme | Événements traumatiques (mort, départ, exclusion, abus…) à répétition ; problème de la succession, du recouvrement temporel |
Espace | Interne/externe | Parcours La trace laissée à voir | Frontières : problème de franchissement, débordement, occupation d’espaces vacants, fuite, errance |
Relation | Proximité/distance | Contractualisation du lien | Envahissement-désinvestissement de l’autre Alliances, stigmatisations, bouc émissaire (1) |
Ce tableau permet au clinicien d’élaborer sa trame d’analyse et d’interprétation clinique des productions du sujet, autant dans les entretiens que dans des constructions avec les tests projectifs tels le Village imaginaire, le TAT ou le Rorschach.
Adolescents de lycée : ce qu’ils nous apprennent de leurs histoires d’élèves
Notre étude porte sur trois cents élèves de lycées de province et de la banlieue parisienne, lycée d’enseignement général et lycée professionnel, lesquels élèves sont âgés essentiellement de dix-sept à dix-neuf ans. Nous avons utilisé un questionnaire (2), celui-ci devenant une bonne trame d’entretien clinique, que ce soit auprès d’enfants ou adolescents difficiles, ou pour l’accompagnement psychologique de jeunes. Les résultats de cette recherche montrent d’une part quatre types de logique psychique différenciant les adolescents et, d’autre part, des productions symptomatiques spécifiques liées à une souffrance psychique issue de problèmes inhérents à la position d’adolescent en milieu de formation.
Quatre logiques psychiques
Nous avons repéré deux axes majeurs. Le premier concerne le rapport du sujet à son passage à l’acte, allant de la retenue, de l’auto-empêchement à agir violemment, tout en s’investissant dans les groupes sociaux et institutionnels, au passage à l’acte violent et délinquant. Le second concerne le vécu du sujet de la relation d’altérité, allant d’une peur du rejet de l’autre à une prise de distance, voire une fuite de la relation d’altérité et de la relation institutionnelle. Ces deux axes nous permettent de repérer quatre groupes différents de caractéristiques à considérer comme quatre groupes structurés par des logiques psychiques différentes.
Le groupe des auteurs d’actes violents : ces adolescents se déclarent très actifs dans des actes de violence ou de délinquance. Dans le champ scolaire, ils ont frappé d’autres élèves dès l’école primaire, participé à des bagarres entre bandes, ont été souvent violents avec d’autres élèves au collège, ont vendu de la drogue, fait du racket auprès d’élèves. Ils disent avoir été souvent punis au collège. Ils ont souvent consommé de la drogue. Ils ont été déjà convoqués par un juge pour des questions de vol ou de coups et blessures. Cet ensemble de caractéristiques correspond entre autres aux adolescents de Centres éducatifs renforcés.
Le groupe des inquiets : ce groupe de caractéristiques montre des adolescents très sensibles au rapport à l’altérité, très sensibles à l’investissement que les autres peuvent faire de la relation à l’adolescent. Ce sont des adolescents qui ont peur d’être rejetés par leurs parents, et pensent qu’ils ont parfois été humiliés par ceux-ci. Ils disent avoir parfois eu peur de fréquenter un établissement secondaire. Ils n’expriment pas une tonalité fortement rejetante ou opposante à la relation à l’autre, mais tentent constamment de la solliciter, de la tester. Ils testent régulièrement cette relation pour l’évaluer en fonction des retours obtenus. Cette relation n’est jamais pleinement satisfaisante sans être totalement négative. Ils se sont un peu ennuyés à l’école et dans les groupes. Ils sont très sensibles aux mauvaises appréciations que les adultes ont pu leur renvoyer, très sensibles au contexte institutionnel : le trop grand nombre d’élèves dans le secondaire apparaît comme évocateur d’une souffrance relationnelle. Leur violence envers les autres, enfants et enseignants, est très rare, mais peut exister. Cette violence ponctuelle et éphémère est à comprendre comme sollicitation de l’autre qui n’apparaît plus comme suffisamment attentif à lui. Ils s’inquiètent de la reconnaissance des autres à leur égard, de leur propre valeur et de leur dimension d’objet désirable.
Le groupe des discrets : c’est un groupe qui se caractérise par une non-violence agie. Ces adolescents investissent les espaces sociaux et ne s’y ennuient pas. Ils ne s’expriment jamais par des actes violents : ils ne pensent pas avoir été perturbateurs à l’école ou au collège, n’ont jamais été violents avec les autres élèves, ni avec des bandes ni avec les enseignants. Ils ont une forte tendance à respecter les règles et codes sociaux : ils n’ont jamais fumé de cigarettes ni de drogue dans les établissements scolaires ou à leur périphérie. Ils disent n’avoir été jamais punis ni expulsés de l’école. Ils ont une forte tendance à tout faire pour se montrer dans la conformité de l’institution, à ne pas se différencier des autres du groupe par des actes violents ou par des infractions. Les adolescents de foyers éducatifs, maisons d’enfants à caractère social, sont conformes à cette logique.
Le groupe des distants du lien institutionnel : c’est un groupe dans lequel les adolescents ont des difficultés à s’investir dans le lien institutionnel avec ses exigences. Ces adolescents prennent beaucoup de distance avec ce lieu, souvent absent et décrocheur scolaire, s’ennuyant beaucoup à l’école, vivant difficilement les contraintes de ce lieu, en difficulté par rapport aux exigences de travail. Associé à cette prise de distance, l’adolescent peut s’engager dans des pratiques sociales permettant de renforcer cette mise à distance des contraintes institutionnelles, voire s’y opposer. Sa fratrie a pu connaître l’expulsion d’école. Il va s’engager dans une légère consommation de stupéfiants, et dans beaucoup de violence à l’égard des enseignants. Il n’a pas peur d’être rejeté par sa famille. Il a une forte tendance à éviter ou à s’opposer aux formes institutionnalisées. Sa vie psychique est occupée par le souci de son rapport aux institutions, aux ordres établis : il a ainsi à gérer ses fréquentes punitions.
Des productions symptomatiques spécifiques
Ces constructions symptomatiques sont issues de conflits psychiques concernant la perte, l’acceptation à différer, la confrontation à l’évaluation, la réponse à la demande d’aide.
Sur cette dimension de la perte, nous remarquons que certains jeunes ont un mauvais vécu de différents événements de vie. Il s’agit de mauvais souvenirs d’hospitalisation pour 18 %, de mauvais souvenirs des déménagements des parents pour 9 %, de mauvais vécu de la séparation parentale pour 12 %, d’avoir connu des décès d’enfants dans l’entourage proche pour 12 %, d’avoir eu un parent hospitalisé ou gravement malade pour 24 %, d’avoir été placé en famille d’accueil ou dont la famille a bénéficié d’une assistance éducative. Dix-huit pour cent des adolescents estiment avoir été parfois humiliés par l’un des parents. Ces différents vécus de relations difficiles avec le milieu familial d’origine renforcent certains fantasmes comme celui d’abandon. Ils actualisent l’angoisse d’abandon, l’introjection du mauvais objet, l’inquiétante solitude chez l’enfant qui est amené à constamment s’assurer de la solidité du lien à l’autre, de la solidité du lien qu’il engage avec ses figures d’investissement, dont les figures enseignantes. Certains comportements violents des enfants envers les enseignants ne sont là que pour tester cette solidité du lien. Confrontés au cours de leur vie à différents événements parfois soudains et souvent non accompagnés de discours ni d’explicitations, réactualisant cette angoisse d’abandon, ces jeunes sont très sensibles à tout ce qui peut évoquer, de manière analogique, une rupture, une mise à distance, un abandon. Il est à souligner que le parcours institutionnel de l’élève est rempli de ces moments : inscriptions à l’école, orientations, place de l’élève dans la classe, près ou loin du maître. Cette question est celle du problème psychologique d’accepter de se séparer, de se séparer sans disparaître. L’événement vécu le plus difficile rapporté par le lycéen concerne d’abord un décès pour 42 %, puis de façon moins importante une séparation, un accident ou une maladie. La dimension de la perte et du deuil est très prégnante chez le jeune.
À propos de la dimension de la frustration et de l’attente à satisfaction aux désirs du jeune, nous avons interrogé la manière dont le jeune évalue sa satisfaction et son investissement dans le lieu école : 24 % des lycéens disent s’être beaucoup ennuyés à l’école (Merle R., 2005), 9 % ont eu honte de leurs difficultés. Que peut représenter l’ennui d’un sujet ? L’ennui est vécu par certains, selon l’étude de J.-P. Durif-Varembont (2006), comme une sorte de vide et d’immobilité, signe de mort où « il ne se passe rien », « où on rouille », cette impression d’inactivité s’accompagne assez souvent (21,6 %) d’un ressenti de lassitude, de fatigue, de dégoût. C’est au lycée que ce sentiment est le plus éprouvé alors qu’il existe très peu en primaire (2,5 % à 5 %) et très peu chez les garçons de la filière professionnelle (3,3 %). Un garçon s’exprime en disant : « L’ennui est pour moi le manque d’excitation externe et interne. » Les adolescents reconnaissent avoir été perturbateurs en classe primaire pour 30 % et 21 % au collège, y avoir détérioré du matériel pour 24 % dès l’école primaire, frappé d’autres enfants pour 36 % à l’école, avoir participé à des bagarres entre bandes pour 18 % au collège. Seuls 48 % estiment ne pas avoir été violents au collège, et 3 % avoir racketté d’autres élèves.
Confronté quotidiennement à l’évaluation et à la sanction, le jeune avance que son vécu le plus difficile dans son cursus secondaire est de recevoir des mauvaises notes, de mauvaises appréciations de la part des enseignants, les remarques des autres élèves et l’existence de groupes d’adolescents violents. Si la punition appliquée dans l’école et l’apparente intangibilité du déroulement institutionnel des espaces scolaires et sociaux laissent croire à une bonne protection de la paix du groupe, cet apaisement ne correspond aucunement à un apaisement intra-psychique de l’enfant et adolescent. Si les sanctions ne semblent plus servir pleinement à l’intériorisation des interdits, le principe de répétition met sanctions et institutions au service d’une culpabilité inconsciente et d’une jouissance masochique.
Dans la dimension d’aide, 60 % des lycéens pensent avoir eu beaucoup d’encouragement de la part de leurs parents, mais 45 % n’ont reçu aucune aide concrète de ceux-ci ; 24 % pensent aussi que les enseignants n’ont pas cherché à les aider ; 15 % estiment avoir été empêchés de suivre un type de formation souhaité. Leur réaction à cet empêchement a été de devenir passifs dans l’institution scolaire, de ne plus s’investir dans le travail scolaire et, pour 9 %, de devenir perturbateurs. Comment s’organisent et se formulent les propositions d’aide envers les jeunes ? L’aide ne va pas de soi, et appelle un travail sur la demande d’aide et le désir d’aider. Face à cet enfermement de l’enfant dans un réseau d’aides parfois contradictoires, ne faut-il pas libérer de l’espace psychique pour l’enfant afin de l’amener à renégocier ses relations ? Confronté aux questions de séparation, de contraintes, d’évaluation, de sanction et d’aide, il apparaît que l’élève ne dispose pas de lieux éthiquement adéquats pour exposer et métaboliser ses souffrances. La mise en place d’espaces de parole sous la guidance d’un psychologue, dans l’espace scolaire ou dans l’espace éducatif en général, devient alors pertinente.
Des adolescents face aux désordres de leur contexte
L’étude poursuivie par des entretiens cliniques auprès de trente-quatre jeunes de Centre éducatif renforcé, vingt-neuf de Foyers et d’autres auteurs d’agression sexuelle, nous permet de pointer des différences importantes dans la représentation élaborée par ceux-ci sur leur parcours de vie, leur vécu de la vie familiale et infantile, leur parcours de vie institutionnelle et scolaire. Elles concernent :
● Le rapport au corps et à la maladie : la différence porte sur la fréquence des sollicitations au soin. Les adolescents de Foyers éducatifs rapportent avoir été très souvent malades pendant leur enfance pour 42,9 %, ceux de Centres éducatifs renforcés hospitalisés pendant leur enfance pour 90 %, mais avec plutôt un bon souvenir pour 55,6 %, contrairement à ceux de Foyers éducatifs ou présumés auteurs d’agression sexuelle qui en ont plutôt un mauvais souvenir. Les jeunes de Foyers éducatifs ont une vigilance particulière sur les questions du corps et de son traitement médical.
● Le rapport aux événements de séparation : la différence porte sur la fréquence des événements. Les adolescents des Foyers éducatifs et Centres éducatifs renforcés, pour respectivement 38 % et 41 %, ont plus connu de déménagements au cours de leur enfance que les lycéens. Quand ces derniers y ont été confrontés, ils en ont un meilleur souvenir. La réitération d’événements de séparation apparaît comme organisateur d’un rapport insatisfaisant au contexte, et favorise l’élaboration de « mauvais objet ».
● Le rapport à l’ambiance familiale : la tonalité des relations parentales est vécue comme beaucoup moins violente chez les lycéens. Pour 57 % des adolescents de Foyers éducatifs et 50 % des adolescents auteurs d’agression sexuelle, ils rapportent beaucoup de violence entre les parents. Les adolescents de Foyers éducatifs ont eu un mauvais vécu de cette séparation parentale. Ceux-ci élaborent un lien analogique de séparation affective entre les deux parents, et eux-mêmes de leurs parents, alors que ceux de Centre éducatif renforcé peuvent élaborer un jeu d’alliance avec l’un des membres du couple parental permettant d’exercer une position de toute-puissance. Élevés plutôt par un seul parent, respectivement pour 61 % et 67 %, les adolescents de Foyers éducatifs et Centres éducatifs renforcés n’ont pas le vécu d’une relation avec un couple stable de parents. Les adolescents des Centres éducatifs renforcés ont eu plus souvent un parent incarcéré, cette incarcération étant due, le plus fréquemment, à un problème de stupéfiant ou d’alcool.
l Le caractère humiliant de la relation avec les parents est différenciateur, les adolescents de Foyers y ont été souvent soumis (28 %), en forte opposition aux adolescents des lycées (83 % de non chez les lycéens). Ceux de Foyers éducatifs estiment, pour 41 %, avoir été souvent ou parfois humiliés au cours de leur enfance par l’un de leur parent. Ils en gardent plus un mauvais souvenir pour 36 %. Le sentiment d’avoir été humilié pendant son enfance par au moins l’un de ses parents donne un tableau particulier de l’adolescent dans ses modes de constructions relationnelles en famille et à l’école. Ce vécu d’humiliation est significativement plus élevé chez les filles, de l’ordre de 11 % contre 7 % chez les garçons. Ce vécu se retrouve plus chez les jeunes de Foyers, et chez ceux qui ont déjà été convoqués par un juge. Il est très lié au souvenir de forte violence entre les parents, ainsi qu’à leur séparation, au placement en famille d’accueil et au risque de connaître plusieurs familles d’accueil. Le degré d’humiliation vécue augmente avec le mauvais souvenir de ses parents. Ce sentiment d’humiliation est associé à des modalités particulières de prise en charge, comme des prises en charge psychologique ou sociale, le redoublement au collège. L’intensité de l’humiliation varie avec certaines pratiques délinquantielles, comme la consommation de cigarettes dans le collège, la consommation de drogue, ainsi que la pratique du racket. L’humilié par les parents a plus tendance à être perturbateur au collège. L’encouragement des parents envers le travail scolaire est inverse au degré d’humiliation. Cet adolescent s’ennuie plus à l’école s’il se pense humilié en famille. L’humiliation ressentie étant plutôt liée à une modalité relationnelle au père ou au concubin homme, l’adolescent humilié entretient des relations plus fortes avec sa mère. Il accepte moins la critique, dit avoir ressenti du mépris, a plus le sentiment d’un vécu dépassé. Si l’humiliation n’est pas trop intense, celle-ci est alors corrélée à l’impulsivité de l’adolescent. Le rapport à l’humiliation des parents oppose les deux groupes d’adolescents de Foyers éducatifs et ceux de Centres éducatifs renforcés. Pour les premiers, nous retrouvons proches les caractéristiques, comme l’absence de ressenti de mépris avant et dans le centre, un très fort ennui à l’école, de mauvais souvenirs des parents, des hospitalisations, un suivi psychologique et social, l’absence d’impression d’être dépassé, de n’avoir pas racketté. Les adolescents de Centres éducatifs renforcés se disent sensibles au mépris qu’ils ont eu l’impression de recevoir avant le centre, sensibles à la séparation, ont un bon souvenir des parents et des hospitalisations. Mettant en difficulté l’assise narcissique secondaire fragilisée, l’adolescent est amené à répondre comme alternative au choix par étayage, selon la logique : aimer ce que l’on est soi-même aujourd’hui ou aimer ce qu’il a été dans une idéalisation forcée, avec le risque de l’impossible à penser la figure de ce qu’il voudrait être lui-même et de ses idoles. De manière clivée, l’adolescent de Centre éducatif renforcé ou de Foyer éducatif est amené à aimer une partie de lui-même ou une représentation nostalgique d’une partie de son passé. Le travail psychique de deuil est alors particulièrement à l’œuvre dans un mouvement de retraduction des traces, traces des transformations de relations d’objets, de processus identificatoires et de processus défensifs.
Cette étude nous permet de formuler quelques préconisations sur les enjeux des dispositifs cliniques auprès des jeunes. Une première action doit concerner ce que nous pouvons appeler le « désordre familial », avec un travail autour du rapport de l’enfant à sa famille, des ressources et obstacles liés au milieu familial, sachant que l’enfant construit aussi sa famille. Une seconde action doit s’envisager autour du désordre scolaire avec un travail sur les choix de vie et les contraintes, un travail sur l’émergence du désir, de la demande et des objets d’investissement du jeune, un travail sur les ruptures et leurs aménagements. Enfin, le psychologue peut intervenir dans le rapport de l’enfant à la souffrance liée à l’écart de la norme sociale et scolaire. ■
Notes
1. R. Girard, 1982, Le Bouc émissaire, Paris, Grasset.
2. Celui qui est cité dans l’ouvrage de B. Gaillard, 2005, Violences en milieu scolaire, Rennes, PUR.
BibliographieDurif-Varembont J.-P., 2006, (sous la dir.) L’Ennui, Ramonville, Érès. |