Dossier : journal des psychologues n°253
Auteur(s) : Lemercier Philippe
Présentation
Si l’actualité montre qu’il semble difficile pour les différentes branches de la psychologie de se structurer sur la base de la diversité des exercices ou des formations, il n’en demeure pas moins qu’une structuration sur la base des savoirs semble possible. Illustration à partir d’un parcours de consultation pluridisciplinaire d’un enfant dit « hyperactif ».
Mots Clés
Détail de l'article
Faut-il regretter les divisions de la psychologie, faut-il se plaindre de ses contradictions et de ses contradicteurs ? Faut-il continuer à vivre le débat interne à notre discipline comme une maladie honteuse ou, au contraire, considérer qu’il témoigne des rapports de l’homme au savoir et, qu’à ce titre, il mérite d’être étudié avec les moyens théoriques et pratiques dont nous disposons ?
Dans un précédent article paru dans Le Journal des psychologues (*), nous avions montré comment ce changement de regard sur notre pluridisciplinarité offrait des perspectives concrètes à l’approfondissement de notre déontologie. Mais ne serait-il pas possible d’aller plus loin et de profiter de l’intensité de nos tensions actuelles pour mettre le doigt sur la façon dont le sujet humain fonde des savoirs sur lui-même ?
Le moment n’est-il pas propice pour réaliser que l’éclatement des disciplines, sous l’effet de la méthode scientifique, a rejeté en dehors du champ de la psychologie – vers la philosophie, la psychanalyse, mais aussi vers l’arbitrage politique – la question du rapport entre « sujet » de savoir et « objet » de savoir, alors qu’il joue un rôle essentiel, trop souvent à notre insu, dans la mise en forme de nos théories, de nos pratiques et de notre éthique ?
Qu’est-ce qui, dans certaines conditions, organise à nos yeux la cohérence de nos savoirs et leur attribue un effet d’évidence objective, alors qu’à d’autres moments la contradiction et le doute envahissent nos esprits et produisent des résistances subjectives très violentes à l’égard de savoirs pourtant solidement construits sur le plan épistémologique ?
En d’autres termes, de quoi la cohérence et l’évidence des savoirs psychologiques dépendent-elles ? Existe-t-il une dynamique sous-jacente qui en réponde ? Et, de fait, les fractures de la pluridisciplinarité de la psychologie épouseraient-elles une structure ? Ces questions sur les fondements de nos savoirs ne méritent-elles pas d’être posées aussi entre nous ?
Un terrain de choix
Le partenariat pluridisciplinaire dans les écoles primaires offre aux psychologues qui y travaillent un poste d’observation extraordinaire des rapports de nos contemporains au savoir psychologique, car, en France, il n’y a toujours pas de statut spécifique pour eux. Nous devons reconstruire, autour de notre personne et pour chaque situation, un dispositif adapté aux problèmes et aux interlocuteurs, car la légitimité et la crédibilité de la psychologie sont interrogées à chaque instant par les usagers, les commanditaires et les partenaires.
Il est donc facile, dans ce cadre, d’observer comment la demande s’élabore et se transforme à la suite des réponses obtenues, car il nous faut en permanence donner des repères et éclairer les voies divergentes de l’offre. D’ailleurs, nous notons, depuis une dizaine d’années, que les parcours de consultation se sont allongés et spécifiés, multipliant ainsi les conflits d’approches et ralentissant considérablement le dénouement des problèmes.
Heureusement, dans un certain nombre de cas, nous voyons se dessiner progressivement la structure d’un savoir complexe où plusieurs champs de la psychologie peuvent être impliqués, même s’ils ne sont pas sollicités nommément. C’est de cette expérience que nous souhaitons témoigner, en essayant d’en tirer un enseignement sur la structure de la dimension psychique.
Les conflits insistants de la pluridisciplinarité
Comme beaucoup d’observateurs des sciences humaines, nous avons constaté que les champs les plus fondamentaux de la psychologie se font face, de manière très répétitive, de part et d’autre de lignes de conflits parfaitement immuables. Nous avons donc pensé pouvoir en faire les premiers repères d’un « savoir » nouveau portant sur la structure du savoir psychologique. Un tel « savoir », comme nous le verrons, sera davantage un savoir-faire avec les limites du savoir qu’un savoir supplémentaire ou, pis, un savoir supérieur aux autres.
Effectivement, il ne s’agit pas d’élaborer ou de faire référence à un super-savoir qui prétendrait échapper aux aléas de tout savoir, mais, au contraire, d’apprendre à délimiter les différents champs épistémologiques et à faire dépendre la cohérence d’ensemble non pas d’un savoir de plus, mais de l’éthique, c’est-à-dire d’une reconnaissance partagée de la complexité du rapport de l’homme à ces savoirs, ce qui est très différent.
Pour aborder cette complexité, nous avons donc étudié des parcours de consultation, non pas dans le dessein de déceler quelle spécialité aura su le mieux énoncer la vérité du sujet, mais pour comprendre à partir de quelle dynamique pluridisciplinaire celui-ci aura pu établir un juste rapport avec le savoir psychologique pour avancer dans sa vie.
Effectivement, nous avons constaté que les clivages interdisciplinaires, loin d’être des obstacles à l’élaboration, obligeaient les personnes qui consultaient à relativiser activement les discours et à frayer des liens entre les champs. D’ailleurs, elles seules sont en mesure de fonder de telles hypothèses parce qu’elles le font à partir de leur vécu, c’est-à-dire à partir d’un savoir contingent qui leur est propre et qui échappe à l’observation et à la généralisation. Même si ce travail paraît étranger à une approche scientifique, nous observons qu’il se nourrit des éléments objectifs issus des différents savoirs en les articulant par-delà leurs oppositions.
Enfin, en suivant ces parcours de consultation, nous avons observé que les clivages entre les types de savoir ne correspondaient que très grossièrement aux frontières des disciplines historiques. En fait, les fractures qui comptent pour le sujet, comme celles qui divisent les psychologues, correspondent aux frontières épistémologiques, c’est-à-dire celles que la logique objective découpe dans le réel humain pour donner consistance aux savoirs.
Lorsque nous aurons fait cette démonstration, chacun comprendra l’importance d’une « gestion » éthique de la pluridisciplinarité dans notre formation, mais surtout dans le traitement des situations complexes et l’intérêt, voire l’urgence, d’en saisir la structure et la dynamique afin que ni le psychologue ni le sujet ne soient les jouets de ce kaléidoscope. C’est en particulier incontournable de savoir articuler nos différences et de ne pas rester incohérents – ou sans voix – pour répondre aux institutions qui empruntent ou commentent nos résultats.
La structure de la pluridisciplinarité de la psychologie
Si l’on veut avoir une idée concrète des oppositions entre les champs de la psychologie, rien ne vaut la lecture, sur plusieurs décennies, des circulaires de l’Éducation nationale concernant l’apprentissage de la lecture, l’échec scolaire ou les troubles du comportement ! On peut y lire à ciel ouvert l’influence successive et contradictoire de différents courants sur les méthodes pédagogiques soumises, telles des girouettes, aux vents dominants du moment !
Tout se passe, en effet, comme si chaque nouveau discours était mis en position de détenir la vérité à lui seul et de rendre compte de la totalité des cas de figures. Pourtant, sur ces questions comme sur la plupart des questions intéressant la psychologie, il y a plus de vérité dans la diversité des discours que dans l’élection d’un seul, surtout pour faire face à la variété et à la mobilité des situations sur le terrain.
S’arrêter à ce constat ne servirait qu’à renvoyer dos à dos chaque discours sans fournir de clé pour recomposer la complexité. Il nous faut donc examiner plus avant le découpage pluridisciplinaire et mettre à l’épreuve notre hypothèse selon laquelle il découlerait de la structure du langage qui articule simultanément un fonctionnement logique – qui privilégie les différences objectives – et un fonctionnement symbolique – qui fonde les liens subjectifs.
Pour vérifier cela, nous devons élargir le champ d’étude en intégrant la question dans le lien social où elle se pose. Nous avons choisi la consultation psychologique qui est le lien que nous pratiquons, mais il serait intéressant de mener le même travail dans les contextes de la recherche, de l’expertise ou de l’enseignement, puisqu’ils établissent aussi des liens sociaux avec des sujets réels où cette tension entre logique et symbolisme provoque des malentendus similaires à propos du savoir psychologique.
En ce qui nous concerne, c’est donc par l’étude d’une situation ayant réclamé plusieurs consultations que nous avons pu progresser dans notre réflexion et faire les constats suivants :
l c’est un « moment éthique » – et non l’énoncé d’un savoir de plus – qui a permis une véritable avancée dans le dénouement du problème,
l et celui-ci a été autorisé, du côté des professionnels, par un juste positionnement dans la logique interdisciplinaire et, du côté des sujets, par un bon usage de la liberté qui leur était accordée d’articuler ces savoirs par la symbolisation de leur vécu.
C’est en suivant une situation d’enfant « hyperactif » que nous avons pu observer ce jeu entre logique et symbolisme, et constater que ces deux articulations langagières dont dépendent les échanges sociaux conditionnent aussi la dynamique de notre pluridisciplinarité.
Un parcours pluridisciplinaire de consultation
Mathieu est un élève de CE1, très agité et très énervé dans ses relations. Les autres enfants disent qu’il veut toujours commander et imposer violemment son autorité. En classe, il refuse fréquemment de travailler, dérange les autres et joue avec les objets qui sont sur sa table, alors qu’il aurait la capacité de réussir. Pour s’en expliquer, il affirme que les autres l’embêtent.
Ses parents ont accepté de suivre, l’un après l’autre, trois discours psychologiques distincts avant d’oser exprimer les idées qui leur venaient à l’esprit. Pourtant, elles ont constitué, après coup, une initiative déterminante dans la compréhension et la résolution du problème en établissant justement des liens entre ces différents savoirs.
Première étape
L’année précédant mon intervention, la maîtresse de CP avait parlé de Mathieu comme d’un enfant « hyperactif » et avait conseillé à sa famille de consulter un neurologue dans une équipe hospitalière comprenant rééducateurs et psychologues. Les enquêtes spécifiques confirmèrent cette hypothèse et le neurologue préconisa un psychotrope qui fit aussitôt de l’effet en diminuant l’intensité des problèmes.
Tout le monde pensait que, le médicament aidant, les conditions éducatives habituelles permettraient à Mathieu d’apprendre à vivre avec les autres sans avoir à approfondir la réflexion. Mais il n’en fut rien, les troubles ne disparurent pas, ils étaient seulement moins bruyants et plus faciles à supporter ; cependant, leurs conséquences pour l’enfant restaient inchangées, il ne travaillait toujours pas et n’avait pas d’amis.
Pour autant, le passage par cette étape, en localisant le problème dans le corps, avait fourni un premier matériel de description et de compréhension sur la dimension psychophysiologique du phénomène (troubles du sommeil et de l’attention, nervosité, agitation, difficultés de coordination) qui avait amené Mathieu à se sentir concerné personnellement.
Deuxième étape
Lors de la visite de contrôle, l’équipe neuropsychologique prit acte des limites de l’évolution et modifia le traitement tout en conseillant une psychothérapie comportementale. En effet, la famille se montrant très coopérante et indemne de troubles psychopathologiques, la situation paraissait facile à rétablir sans recourir à des soins plus longs et portant sur le passé.
Après une dizaine de séances, rien n’avait changé, mais, Mathieu se montrant devant lui parfaitement calme et capable d’expliquer les circonstances de son comportement, le psychothérapeute mit fin au traitement en disant qu’il n’avait constaté aucune « hyperactivité » et que si l’école rencontrait un problème, il relevait de son travail.
Cette déclaration déboussola quelque peu la famille qui, contrainte de retourner à la case départ, avec une injonction à l’adresse de l’école, ne savait plus si son enfant était « hyperactif ». La maman dira : « Je savais bien qu’il n’était pas hyperactif ! », tout en poursuivant le traitement et en justifiant par ce mot sa demande de projet spécifique à l’école.
Le passage par cette étape, en prenant en compte le discours de l’enfant et en séparant le point de vue clinique du point de vue scolaire, avait apporté un nouveau matériel non négligeable du côté des représentations individuelles du problème. Le psychothérapeute avait incité Mathieu à penser et à s’exprimer – y compris à l’école –, puis, respectant la logique pluridisciplinaire, il avait transporté l’attention vers un troisième aspect essentiel qui ne relevait pas de son champ : la culture éducative qui est du domaine de la psychologie sociale.
Troisième étape
La famille attendit donc comme un sauveur l’enseignant du CE1, professionnel patient et engagé dans un travail de partenariat avec le RASED (réseau d’aides spécialisées pour les élèves en difficulté). Leur projet consistait à éclaircir les conflits de la vie scolaire par des discussions menées en petits groupes. Sans être psychosociologues, ces enseignants spécialisés reprenaient l’idée que les conflits dépendent des écarts entre les représentations des événements et qu’un travail de régulation est possible par des échanges de point de vue entre les protagonistes. Mais, après deux mois d’efforts, ils baissèrent les bras et demandèrent à la famille de bien vouloir nous appeler.
Cette étape n’avait pas non plus été inutile, puisqu’elle avait permis à la famille de mieux saisir les données relevant de l’éducation – comme les rapports à l’autorité et à l’effort –, ce qui encouragea la maman à relancer sa réflexion vers un quatrième aspect relevant d’un dernier champ épistémologique : l’histoire des événements relationnels en famille.
Elle expliqua, en effet, lors de notre rencontre, qu’il était fils unique et qu’elle-même était fille unique d’un père lui aussi fils unique. Elle décrivit le surinvestissement dont la naissance de Mathieu avait fait l’objet par ces mots : « Rien n’était jamais assez beau pour lui ! On lui donnait le meilleur avant même qu’il en eût envie. C’est seulement en disant non qu’il a pu exprimer un vrai désir ! » La maman manifestant son souhait de ne pas arrêter là son parcours de réflexion, nous lui avons proposé des adresses de psychothérapeutes analytiques.
Quatre approches cohérentes mais étrangères les unes aux autres
Grâce au témoignage des parents de Mathieu et à leur obstination, la structure cloisonnée de leur parcours nous est très vite apparue : les déplacements successifs de leur espoir vers la médicamentation, la psychothérapie comportementale, la régulation de groupe et, enfin, vers une réflexion sur les événements familiaux, étaient passés par quatre champs de la phénoménologie psychologique que la logique institue séparément.
En effet, pour qu’un savoir soit cohérent et utilisable, il faut en délimiter l’espace de pertinence en instituant les conditions de sa construction et de son application. L’extension du sens des énoncés a une limite qui tient aux phénomènes qu’ils décrivent. Il est impossible de déduire, à partir d’informations issues d’un champ particulier, un savoir cohérent valable dans un autre champ. Chacun constitue une unité épistémologique radicalement distincte pouvant d’ailleurs aboutir à des résultats différents, c’est là notre drame.
Par exemple, il n’est pas possible de relier logiquement les phénomènes neurophysiologiques de l’excitation et les représentations que le sujet construit de son comportement. C’est pourquoi, il est possible que Mathieu paraisse « hyperactif », si l’on se réfère à sa difficulté de contrôle pulsionnel, et qu’il ne le paraisse pas, si l’on se réfère au discours qu’il tient pour s’en expliquer. De même, il est tout à fait possible, logiquement, que Mathieu ne manifeste pas de symptôme en relation individuelle, alors que, dans un contexte collectif, il soit impulsif.
Cela ne diminue pas la validité de chaque observation, en revanche, cela réduit chaque spécialiste au silence sur la globalité de la situation et, s’il respecte la logique pluridisciplinaire, cela l’oblige à passer la main. Cependant, si personne n’aide le sujet à saisir la complexité d’ensemble, celui-ci sera contraint d’établir seul, et forcément dans l’angoisse, les liens qui mettront en ordre ce qui lui arrive. D’où notre insistance à chercher une éventuelle structure pluridisciplinaire des savoirs qui nous permettrait de le guider.
Quelle structure les fractures de la pluridisciplinarité dessinent-elles ?
En observant ce parcours de consultation, nous avons constaté qu’il passait par quatre champs qui s’opposaient autour de deux lignes de contradiction. Nous avons donc essayé d’organiser la pluridisciplinarité dans la structure de leur croisement (voir tableau 1).
Nous avons constaté que non seulement le parcours pluridisciplinaire de cette famille s’y lisait aisément, mais, surtout, que les contradictions traversées y apparaissaient clairement :
• Premier champ de référence : les événements individuels, l’agitation, l’excitation, l’impulsivité de Mathieu selon une approche neuropsychologique.
• Deuxième champ : les représentations individuelles, la conscience des problèmes par Mathieu, selon une approche psychothérapeutique comportementale.
• Troisième champ : les représentations collectives, la culture éducative de l’école selon l’approche socio-psychologique du RASED.
• Quatrième champ : les événements collectifs, la situation sociale de surinvestissement par la famille correspondant à une approche psychodynamique.
De plus, nous avons pu vérifier – c’était là notre hypothèse – que ces quatre champs se contredisaient bien selon les deux oppositions logiques que les échanges sociaux instituent pour dissiper les ambiguïtés de notre langage symbolique :
• D’abord, l’opposition entre individu et groupe, cause de bien des malentendus, puisqu’il n’est pas facile de distinguer, dans le langage, si un symbole désigne un être ou un groupe d’êtres. Dans notre exemple, le terme « hyperactif », appliqué à un sujet, le met immédiatement en série avec une catégorie de sujets qui ne sont pas pour autant identiques à lui.
• Ensuite, l’opposition entre événements et représentations, car il n’est pas possible non plus de distinguer en toute certitude, dans le langage, si un symbole représente un fait ou une idée de ce fait. Pour reprendre le même exemple, l’usage du terme « hyperactif » dans l’esprit de la maîtresse de CP est référé à l’événement apparent de l’agitation individuelle, alors que pour une équipe de spécialistes, il se réfère à une représentation culturelle comportant une définition et un protocole de validation bien précis.
Ces deux distinctions épistémologiques s’appliquant l’une à l’autre, définissent, en se croisant, quatre champs pouvant accueillir et structurer des savoirs qui ne conserveront leur consistance logique qu’à la condition de rester séparés. C’est pourquoi les désaccords qui surviennent entre les approches psychologiques se produisent, d’une part, entre celles qui portent sur les individus et celles qui portent sur les groupes et, d’autre part, entre celles qui portent sur des faits matériels directement observables et celles qui portent sur les représentations dont témoignent les discours et les comportements.
Cependant, le problème avec les phénomènes humains, c’est que ces distinctions se dissolvent dans le réel. Elles sont artificiellement introduites par convention pour établir des savoirs cohérents, mais, au fond, il est impossible de séparer le sujet de ses relations sous peine de le vider de son essence ou de séparer le fait matériel de la représentation que l’on s’en fait sous peine d’escamoter l’observateur ! Telle est la conséquence de notre condition d’êtres humains pétris de langage : nous ne savons plus dire s’il est en nous ou entre nous et s’il est matériel ou pas !
Alors, comment sortons-nous de ce dilemme ? Plutôt difficilement, car il nous faut d’abord découvrir qu’il n’existe pas une règle du jeu linguistique mais deux, ensuite qu’elles fonctionnent à l’opposé l’une de l’autre et, enfin, que nous devons composer avec les deux.
La première règle du langage, la règle logique, épouse les différences objectives, elle distingue les champs particuliers, mais isole et réduit le sujet dans le même type de solitude catégorielle que l’objet. La seconde, symbolique, au contraire, identifie l’objet au sujet en suivant les caractéristiques de ce dernier dans un discours qui fait lien, mais qui, du fait qu’il confonde les champs par un usage subjectif des symboles, dérive vers l’universel et la dépendance à ce lien.
C’est l’enseignement que nous allons tirer de notre travail auprès de Mathieu et qui montre aussi que l’issue est du côté de l’éthique du lien social, et pas seulement du côté du savoir.
Répétition et causalité selon le sujet
Dans un premier temps, examinons ce qui se passe quand le sujet est soumis à la seule règle logique du langage. Par exemple, lorsque nous avons rencontré Mathieu, on aurait pu dire qu’il n’avait que de bonnes raisons objectives pour être en difficulté : il était hyperactif, rejeté par ses camarades, surinvesti par sa famille, incontrôlé par l’école et issu d’une lignée d’enfants uniques… Sur les quatre directions où un savoir psychologique pouvait s’énoncer, une ou plusieurs causes faisaient de lui l’objet d’une détermination.
Or, quels étaient les discours subjectifs pendant ce temps ? Mathieu était épuisé par la répétition des problèmes, mais continuait de penser que tout était causé par les autres qui ne l’aimaient pas. Quant à ses parents, ils étaient à bout de nerfs, mais restaient sur l’idée qu’une cause interne à leur fils débordait les moyens de compréhension et de remédiation de l’école.
Dans ces deux versions, les champs de savoirs psychologiques étaient reliés entre eux, mais par un « lien » de causalité linéaire partant d’un seul point. Nous pouvons d’ailleurs « visualiser » ces liens dans notre tableau croisé sous la forme d’un parcours univoque :
Mathieu ne voyait pas que la réciproque était également vraie et que sa représentation des autres influait sur son comportement et sur leurs réponses. Il n’arrivait pas à saisir que les autres n’avaient pas besoin de le détester pour être perplexes devant son excitation et interpréter de bonne foi ses approches comme des agressions. Or, ses parents ne pouvaient pas l’aider, car ils voyaient aussi la cause dans un point de départ unique : un événement individuel, l’« hyperactivité », qui représentait pour eux une donnée objective autonome sur laquelle les représentations individuelles de Mathieu n’avaient pas d’impact.
Lorsqu’ils sont construits sur de tels liens de causalités linéaires, les discours subjectifs ne peuvent qu’échouer à faire lien social, car ils butent les uns sur les autres. Par exemple, ni les enfants ni les enseignants de l’école ne pouvaient se reconnaître dans ces versions linéaires, car ils percevaient une participation subjective de la part de Mathieu qui en faisait bien plus que son hyperactivité ne lui en demandait, ce qui mettait au jour l’influence de ses représentations individuelles sur les événements.
Maintenant, nous entrevoyons comment pourrait s’opérer le dénouement grâce aux interactions qui sont susceptibles d’une double inscription langagière dans le discours du sujet, logique dans leurs formulations complexes, mais aussi symbolique lorsqu’elles sont acceptées par les autres et qu’elles ouvrent des liens de parole avec eux.
Le double jeu de l’interaction
La recherche en psychologie révèle, en effet, dans tous les domaines, des interactions entre les différentes variables influant sur une situation. On démontre ainsi qu’il existe toujours un seuil au-delà duquel une variable externe modifie et, parfois même, inverse l’importance des facteurs internes à un champ d’étude. Aucune vérité psychologique n’est donc linéaire, elle trouve toujours une limite en raison de l’existence des autres champs. Nous avons à prendre acte de ce fait en observant, de plus, si l’on veut bien suivre notre analyse, qu’en se cumulant elles constituent un assemblage contradictoire, absolument épouvantable pour le sujet, mais dans lequel nous pouvons l’orienter, puisque sa structure nous est maintenant connue.
La mise en ordre des interactions entre les champs est, en effet, possible, mais dans le discours que le sujet produit à partir de nos savoirs. Même s’il est pris, dans un premier temps, dans la logique linéaire objective qui le confronte à la contradiction des autres, le discours du sujet peut évoluer – nous verrons comment – vers des modalités symboliques qui vont assembler les quatre champs par le biais de leurs interactions dans la structure composite du symbole.
Sans les interactions, d’une part, et sans leur inscription dans un langage symbolique, d’autre part, le lien social n’aurait aucune chance de se renouer, car les interlocuteurs du sujet n’auraient aucune chance de s’y retrouver. Il faut d’abord saisir que chaque champ a une limite, puis que ces limites sont enjambées par les interactions et, enfin, que les interactions s’organisent en constituant des assemblages symboliques au service d’un discours qui permet au sujet de se faire entendre et de sortir de ses répétitions dans le lien social.
Les bonnes surprises de l’interaction
Dans la structure du tableau croisé où se répartissent les savoirs, on comprend que ces assemblages d’interaction peuvent se constituer simultanément de plusieurs manières : les élaborations peuvent se mener individuellement ou collectivement, mais, aussi, à partir des événements ou encore à partir de la manière de se les représenter :
l Du côté individuel, c’est l’élaboration du vécu physiologique qui, en remontant par des représentations symboliques intermédiaires, de plus en plus humanisées, renouvellera la place donnée aux autres. Par exemple, à l’occasion de sa consultation analytique, Mathieu utilisa différentes images symbolisant son vécu corporel – un volcan, un vaisseau spatial et Spider-Man – qui, une fois mises en récit, lui servirent à saisir les interactions qui découlaient logiquement de ses choix imaginaires. Il put apprendre à en jouer pour sortir d’une vision déterministe de sa vie.
l Du côté collectif, l’élaboration du vécu social s’effectue grâce à des débats ouverts qui font venir à la conscience de nouvelles formes de représentations des événements. Des notions intermédiaires, porteuses d’interactions, permettent d’assimiler tout ce qui n’est pas concevable et prévisible en logique linéaire grâce à une autre voie : celle de l’invention symbolique. Cela concerne le couple parental, mais aussi l’équipe éducative. Par exemple, le père de Mathieu, qui nous avait demandé de lui servir de médiateur lors d’un conflit avec l’école, fut surpris de constater que les enseignants connaissaient bien son fils et s’intéressaient à lui, contrairement à ce qu’il pensait. Grâce à cette identification, il put s’approprier et partager certaines de leurs formules langagières qui indiquaient des effets interactifs entre les enfants et relativisaient leurs positions dans les événements. Pour conclure cette rencontre, il déclara d’ailleurs : « On ne peut pas tout mettre sur le dos de l’hyperactivité ! »
On entend bien, dans cette réflexion, la modification de sa construction qui, en passant d’une logique linéaire de la causalité (tout vient de…) à une ouverture vers l’interaction (tout ne vient pas de…), passait d’un maniement prédéfini du langage à la création d’un espace de symbolisation, c’est-à-dire de partage des expériences personnelles autour d’une énigme.
Un travail éthique au-delà des divisions du savoir
Pour accéder au statut de symbole et soutenir une telle alliance apaisante, le terme « hyperactif » avait dû sortir de l’usage spécifique et transgresser la logique des savoirs objectifs. Nous constatons par là que ce sont bien des moments éthiques, et non des savoirs de plus, qui ouvrent de tels espaces de liberté langagière aux sujets pour qu’ils puissent s’exercer au double jeu des interactions entre logique et symbolisme et tenir des discours personnels, sans pour autant nier les réalités qui les concernent :
l D’abord, une interaction souple doit être possible entre événements et représentations, car nous ne pouvons pas retirer aux individus et aux groupes la liberté de se positionner, et donc de négocier au cas par cas, ce qui est de l’ordre d’une fatalité (des événements s’imposant aux représentations) et ce qui est de l’ordre d’une responsabilité (des représentations s’imposant aux événements).
l Puis, une seconde interaction doit également être possible entre identité individuelle et identité collective, car nous devons pouvoir laisser aux sujets la liberté de savoir en quoi ils se ressemblent ou pas.
Grâce à une structure personnelle qui le lui permettait et grâce à ce double desserrage de la responsabilité (ne pas être seulement « victime ») et de l’identité (ne pas être un hyperactif tout à fait comme les autres), Mathieu réussit à franchir cette étape de « subjectivation ». Rompant avec une logique des savoirs et des savoir-faire, dont il n’était que l’objet passif, il passa progressivement à un discours éthique, initiateur de sa responsabilité et de son identité, en portant son élaboration individuelle à la rencontre de celle de son entourage par des formules qui disaient les interactions dans son langage d’enfant. Par exemple, nous pûmes l’entendre dire : « Avant, je croyais que les autres m’aimaient pas, maintenant on joue ! »
S’il fallait une autre preuve à ce que nous avançons, une preuve qui prenne les choses par le versant de la pluridisciplinarité instituée, nous pourrions évoquer les affres linguistiques dans lesquels se trouve plongé l’INSERM lorsque, faute de se référer à la culture pluridisciplinaire de terrain, il mène ses recherches en dehors des liens sociaux où les questions se posent.
À l’instar des moteurs de recherche qui explorent l’univers des sites Web à partir de « mots cibles », ses études se laissent prendre à une supposée universalité symbolique de quelques termes choisis. C’est pourquoi elles sombrent dans la double confusion « représentation/événement » et « individuel/collectif » du langage symbolique qui est à l’opposé de la démarche scientifique et qui aboutit, en fin de compte, à replier le champ d’étude sur une petite communauté spécialisée, dont la désignation découle logiquement du simple choix des mots, au lieu d’interroger le sens contradictoire qu’ils recouvrent. Cette démarche soulève forcément des objections éthiques.
La science du sujet sans la référence à sa conscience, ce n’est plus de la science, car nous ne pouvons pas oublier, en psychologie, que l’objet du savoir est aussi le sujet qui le porte.
Pour conclure
Comme le démontrent les vains efforts réalisés depuis plusieurs décennies, la pluridisciplinarité de la psychologie ne semble pas pouvoir se structurer à partir des professions ou des formations. Seule l’éthique paraît pouvoir guider ce travail à la condition, disons-nous, de ne pas se fonder sur une philosophie ou un savoir a priori, mais sur la reconnaissance de la seule chose qui soit transversale dans l’éventail des disciplines et contingente à l’existence de toute psyché : leur fondement langagier.
Il nous est apparu, en effet, par l’étude de parcours de consultation :
• que la conflictualité des approches en psychologie était un phénomène déterminé en profondeur par la double structure symbolique et logique du langage,
• et que c’était le savoir du sujet qui, en s’autorisant des liens symboliques que la science ne pouvait soutenir, produisait l’unité de la dimension psychique.
Il résulte de ce constat l’existence d’une dynamique entre les natures objectives et subjectives des savoirs psychologiques : la première, soumise à la logique, alimente en savoirs contradictoires la seconde qui les dépasse en établissant des interactions sur un mode symbolique et non plus seulement logique.
C’est donc en reconnaissant et en respectant la nature symbolique des constructions du sujet que l’unité du versant objectif du savoir se constituera et se maintiendra. Réciproquement, c’est en commençant par élaborer nous-mêmes des notions interactives entre nos disciplines pour aller à la rencontre des inventions symboliques de nos contemporains que nous faciliterons leur perception de la cohérence des savoirs en psychologie.
Si une telle position éthique, structurante, pour la psychologie et ses usagers, a été tenue, historiquement, par certains courants de la philosophie et de la psychanalyse dont nous avons – encore – à tirer des enseignements capitaux, il n’est pas possible aux psychologues de se fondre collectivement dans leurs mouvements sans disparaître en tant que psychologues. Nous devons donc élaborer une éthique propre à partir de notre expérience qui se situe à la croisée de l’objectif et du subjectif, sans nous couper ni de l’un ni de l’autre.
Des groupes de travail, de plus en plus nombreux, affirment leur pluridisciplinarité dans la recherche ou dans l’aide aux personnes, ce qui est très encourageant. Cependant, si l’on se passe des distinctions qu’une éthique fondée sur la structure du langage permet de repérer, les résultats obtenus dans les « interchamps » ne seront pas faciles à transmettre et à utiliser sans confusions ni déformations au-delà des personnes qui les portent actuellement et qui ont en mémoire les personnes réelles – professionnels et sujets – qui les ont inspirés.
Finalement, la question que nous devons nous poser est la suivante : pensons-nous que la manière dont les usagers de la psychologie articulent nos différents savoirs relèvent de notre responsabilité et donc de notre éthique ou laissons-nous cette affaire à d’autres ?
Note
* Lemercier Ph., 2006, « Déontologie et pluridisciplinarité en psychologie scolaire », in « La pluridisciplinarité : le psychologue et les autres », Le Journal des psychologues, 242 : 37-42.