Dossier : journal des psychologues n°230
Auteur(s) : Meljac Claire
Présentation
Les évaluations intellectuelles « classiques », validées par la recherche et l’expérience clinique des praticiens sont-elles toujours suffisantes pour comprendre les comportements d’enfants présentant des troubles d’apprentissage et, plus généralement, des difficultés à penser ? De nouvelles approches sont aujourd’hui pertinentes au regard du travail du psychologue
Mots Clés
Détail de l'article
Nous vivons tout de même une drôle d’époque ! Alors que les études sur le développement de l’enfant deviennent de plus en plus riches et précises, que les divers instruments pour l’évaluer se diversifient, que les psychologues (et les instances administratives), précautionneux, multiplient les mises en garde, les familles qui viennent consulter pour leur enfant se font, quant à elles, inquisitrices et dictatoriales. Sans doute sous l’influence directe des médias (inutile, ici, de citer les titres des articles de presse ou d’émissions de radio, surtout de télévision), beaucoup de ces « clients » s’adressent à des psychologues mus par un seul projet : savoir quel chiffre de QI attribuer à leur rejeton ! La plupart des professionnels, bien sûr, ne se laissent pas prendre à cette demande déviée (puisque, comme toute demande qui se respecte, elle en cache d’autres) et tentent d’établir avec les consultants une autre forme de dialogue. Tout de même, l’affaire n’est pas toujours facile à mener et quand un « grand patron » de médecine (c’est une aventure qui vient d’arriver) plaide pour une prétendue « transparence », puisque, de toute façon, on peut calculer son QI sur Internet, il y a vraiment de quoi s’interroger. Médias et mandarinat, même combat ?
Un assouplissement des modèles
Un besoin évident se fait donc sentir d’un mode d’investigation qui ne détrônerait certes pas les instruments classiques, mais qui pourrait les compléter en fournissant des contrepoints (comme on le dit en musique) indispensables à toute investigation approfondie et sérieuse. Sans qu’il soit question de délaisser les tests qui ont « fait leurs preuves » dans le champ du diagnostic et du pronostic, il serait opportun que les professionnels de l’évaluation soient en mesure d’enrichir leurs constats à l’aide d’instruments nouveaux et de se servir de schémas d’évaluation et d’interprétation relevant de démarches différentes.
À vrai dire, c’est ce que certains chercheurs annoncent chaque année. « Enfin, nous y voilà », claironnent-ils. Telle la sœur Anne, pourtant, nous ne voyons toujours rien venir des apports révolutionnaires promis (en dehors des perfectionnements nécessaires apportés à des instruments anciens).
Voilà pour le côté utile du type d’initiative que nous allons présenter.
Mais on peut aussi prendre la question par un biais différent. En s’interrogeant non plus sur les aspects pragmatiques du problème, mais sur les théories pouvant fonder de nouvelles méthodologies. Celles-ci devraient tendre à évaluer « autrement » (que par les outils habituels) le développement cognitif et les possibilités dont dispose un sujet pour accéder à ce que l’on pourrait désigner du nom très général de « pensée » ou, de façon plus satisfaisante, par le magnifique terme espagnol de pensamiento, pensée en cours de construction, pensée en train de se penser. Avec quels référents approcher l’organisation même de ces processus qui permettent au sujet de fabriquer ses propres hypothèses, et le poussent à les défendre, à les mettre à l’épreuve de la réalité, à les abandonner, quand il le faut, pour en construire d’autres, toutes opérations qui supposent disponibilité et mobilité, gages mêmes de l’autonomie du sujet ? L’immensité de la tâche est telle que le projet, en soi, peut paraître chimérique – ou bien, encore, voué à une répétition stérile. Le psychologue a parfois l’impression pénible de venir trop tard, dans un monde où tout ce qui était possible a été annoncé, commenté et essayé, avec peu de chances de succès, pour finir ensuite définitivement critiqué.
Alors, faut-il renoncer à toute innovation ?
Eh bien, non ! Un trésor dort sous nos pieds. C’est ce trésor qu’il importerait d’exploiter, sans esprit de chapelle ni préjugé.
La plupart des psychologues s’arrêteront ici, interloqués. De quel trésor s’agit-il au juste ? Les « ténors » de l’évaluation ne sont-ils pas bien repérés d’un côté, cependant qu’en face les barytons de la psychanalyse entonnent une tout autre partition ?
Quand on se trouve dans une impasse, la démarche la plus simple est souvent d’en sortir pour prendre un chemin divergent, bref d’adopter un paradigme venant d’un monde qui demeure encore inconnu.
Pour apporter des éléments cliniques nouveaux sur la façon de penser d’un enfant, peut-être y aurait-il plus puissant que la clinique « standard » : l’épistémologie. Voilà qui constitue, sans nul doute, une surprise.
On croyait que l’épistémologie (du grec episteme et logos, étude critique des sciences, destinée à déterminer leur origine logique, leur valeur et leur portée, cf. Le Petit Robert) faisait partie des disciplines purement théoriques, élaborée au fin fond de laboratoires poussiéreux sans aucun lien avec l’enfant et l’évaluation de son développement. C’était là oublier que, grâce à un grand chercheur qui n’est pas si éloigné dans le temps, l’épistémologie a pu s’adjoindre un adjectif « génétique », qui, ici, ne fait nullement appel aux gènes, comme on en a maintenant l’habitude, mais bien à la genèse de l’esprit humain.
Une découverte fructueuse
Piaget (car c’est de lui dont il est question) n’a guère beaucoup plus de vingt ans quand, au sortir de la Première Guerre mondiale, il arrive à Paris avec, pour mission, la tâche « d’étalonner » sur des enfants en cours d’apprentissage un certain nombre de phrases contenant des absurdités logiques.
Tout au long de ses études brillantes, en Suisse, il s’est passionné pour l’adaptation des animaux à des conditions de vie spécifiques et aux mécanismes généraux qui guident l’évolution, en particulier l’essor de l’intelligence humaine (2).
En lui a déjà germé l’idée d’un projet d’une ambition folle : repérer les étapes de l’édification des connaissances, par exemple chez les premiers hommes. Mais les premiers hommes ont disparu depuis longtemps des bords du Lac Léman. Comment expérimenter sur eux, les observer, leur poser des questions pertinentes et non point se borner à disserter savamment comme les philosophes savent si bien le faire ? Le jeune J. Piaget a l’âme scientifique. Il déteste les affirmations non vérifiées.
Or, voici qu’en discutant avec les enfants qui tentent de détecter les contradictions présentes dans les phrases cocasses qu’il leur présente, J. Piaget est soudain frappé par ce qu’il considérera un peu plus tard comme une évidence : le jeune enfant n’est-il pas, à l’image des premiers hommes, un constructeur de connaissances en action permanente ? Un constructeur auquel il est relativement facile d’avoir accès, avec qui, lui, J. Piaget, partage une langue commune, et qui se trouve tout disposé à collaborer aux essais d’un jeune savant enthousiaste.
Le chercheur suisse, prolongeant sa mission, se trouve un jour bouleversé par ses observations avec de petits patients hospitalisés en raison de problèmes psychiatriques divers. Il avait joué avec eux avec des œufs et des coquetiers, les disposant de telle sorte que devant chaque coquetier, bien en face, il y ait un œuf. Puis, laissant intacte une des collections, il avait tantôt resserré, tantôt écarté les éléments de l’autre. Les enfants avaient alors déclaré ou bien qu’il y avait maintenant plus d’éléments dans la collection transformée ou bien encore qu’il y en avait moins. J. Piaget n’en croit pas ses oreilles. Ne s’agit-il pas toujours des mêmes collections ? Et s’il tenait là la « pierre philosophale », le signe distinctif qui permettrait de distinguer enfants « normaux » et « anormaux » ?
Quelques jours plus tard, il lui faut déchanter : toujours soucieux de rigueur scientifique, J. Piaget est allé voir ce qui se passe avec les enfants « tout-venant » : eux aussi, au moment d’aborder « la grande école », pensent que les quantités changent dès que l’on modifie l’apparence d’une collection, même si rien n’a été ajouté ni retranché.
Le voici obligé de se résigner : il n’a pas mis au jour le signe « pathognomonique » des pathologies, mais, à travers cette découverte, il a peut-être fait mieux. À partir de cette expérience privilégiée, au cours des nombreuses années qui suivent, il développe un « système » complet permettant d’organiser dans une vision générale, à l’aide de concepts-clés, le développement intellectuel d’un individu, de sa naissance à l’âge adulte. Même si, actuellement, cette théorie est parfois violemment critiquée par des auteurs qui, de façon évidente, n’en ont jamais pris connaissance, elle demeure d’une jeunesse éblouissante, tant par les questions qu’elle pose que par les observations notées sur le vif, constituant le fond même de ses apports. Il est vrai que J. Piaget (ou plutôt sa réputation) a pu étouffer pendant un certain nombre d’années des initiatives originales. Il est vrai aussi que quelques-unes de ses affirmations gagneraient à être discutées et qu’une bonne brassée des faits relevés ont pu se trouver mal interprétés ou, encore, mal situés dans leur chronologie développementale. J. Piaget a effectué ses recherches au siècle dernier et ne disposait certes pas des moyens d’investigation actuels. Il n’en reste pas moins que, même à leur insu, la plupart des chercheurs et des cliniciens contemporains se servent des concepts qu’il a longuement affinés (voir Meljac, Voyazopoulos et Hatwell, 1998). Quant aux résultats de chacune de ses investigations, ils sont encadrés, ce qui constitue un extraordinaire avantage, par un véritable appareil à penser. Celui-ci fournit à qui veut bien en prendre connaissance des occasions infinies de stimulations en tout genre. Les enfants sur lesquels J. Piaget a bâti ses théories sont, certes, actuellement octogénaires ou plus, mais cela importe-t-il vraiment ? À part quelques nuances, la marche de l’esprit humain suit une ligne centrale, et le fait que le petit Hans ait été un sujet de l’empereur François-Joseph n’enlève sans doute rien à la pertinence des réflexions de Freud.
La vraie difficulté, en ce qui concerne le recours à J. Piaget, semble être d’un autre ordre, au moins pour le praticien s’occupant d’enfants en difficulté.
Du sujet épistémique à l’enfant consultant
Pour se servir en clinique des outils de J. Piaget de façon éclairante, il faut, en effet, effectuer une gymnastique intellectuelle permanente : J. Piaget, sa vie durant, s’est toujours intéressé au « sujet épistémique », c’est-à-dire à l’enfant-type ne présentant aucune difficulté particulière.
Ce n’est évidemment pas le cas des sujets rencontrés en consultation par le psychologue (Van Hout et Meljac, 2005, à paraître). Il convient donc de savoir traduire et appliquer, grâce, en partie, au travail des disciples de J. Piaget (B. Inhelder, en 1943, a été la première à ouvrir la brèche, suivie, entre autres, par E. Schmid-Kitsikis, en 1986). Le résultat en vaut la peine. Rien de plus fascinant pour le professionnel capable de s’approprier les expériences de J. Piaget que de les faire « travailler » dans une population fragilisée : comment un enfant présentant des troubles de la lecture saura-t-il effectuer des classifications et procéder à des inclusions (Bideaud, 1988) ? C’est à nous tous de répondre aujourd’hui à cette question. Une impossibilité à dénombrer empêchera-t-elle la construction des invariants fondamentaux (cf. Piaget et Szeminska, 1941) ? Aux cliniciens d’aller y voir de plus près. J. Piaget, complété par les extraordinaires contributions de P. Gréco (1991) qui travailla avec lui à Genève, leur offre une multitude de chemins par lesquels passer, une collection d’interrogations théoriques vivifiantes et aussi une méthodologie d’examen avec l’enfant. Cet ensemble permet non seulement de recueillir ses réponses et d’explorer ses connaissances, mais aussi de le mettre perpétuellement au défi et de lui proposer des « challenges » stimulants, à l’issue desquels il sortira certes épuisé la plupart du temps, mais aussi revivifié.
De Genève à Moscou
Élargissons encore le champ de notre vision. Nous croiserons vite le chemin de L.Vygotski ou Vygotsky, selon les orthographes (voir, par exemple, le portrait qu’en trace A. Luria, 1985).
La rencontre avec ce contemporain de J. Piaget (L. Vygotski est né, comme J. Piaget, en 1896, mais a disparu prématurément atteint de la tuberculose et, peut-être, des effets pernicieux du stalinisme, en 1934) peut constituer une expérience inoubliable.
Bien avant les générations qui le suivront, L. Vygotski a conçu « l’apprenant », et le sujet humain, en général, comme un être en mouvement, formé à la fois par l’environnement qui l’entoure et par les forces qui jaillissent de sa propre individualité et de son trajet de vie. Nombre des notions que propose le savant soviétique seront reprises – ou plutôt réélaborées sous une autre forme – par des représentants de l’école anglaise, tels D. W. Winnicott ou encore W. R. Bion.
Comme J. Piaget, L. Vygotski a inventé, malgré sa courte vie, une série impressionnante de dispositifs permettant le recueil de riches observations portant, en particulier, sur le sujet en situation d’apprentissage.
Très intéressé par les changements susceptibles d’intervenir dans les démarches intellectuelles de personnes accédant à des outils culturels nouveaux (c’était le cas des paysans alphabétisés après la révolution russe), L. Vygotski a attaché son nom à celui d’une notion aujourd’hui fréquemment employée : la zone proximale de développement. La ZPD, comme on la désigne souvent, tient compte du niveau qu’un individu peut atteindre dans les conditions optimales : lorsqu’il est soutenu par un médiateur, un intermédiaire entre le savoir, le raisonnement et lui-même. Avec le recours à la ZPD, le sens d’une évaluation psychologique change radicalement : il ne s’agit plus de fournir un chiffre nu, un chiffre brut, unique, ou d’opérer un « bilan » selon une expression bien laide, délimitant ainsi des frontières plus ou moins fixes. Le psychologue se fixe plutôt pour tâche de dessiner de vastes zones à l’intérieur desquelles le sujet peut se mouvoir plus ou moins librement, seul ou accompagné, avec un bonheur variable et des chances inégales de réussite selon les modalités de l’étayage.
Sous l’impulsion de R. Zazzo, des travaux précurseurs sur ce thème ont été menés en France, en particulier par M. Hurtig, bien avant que L. Vygotski ne revînt en force dans la littérature internationale. Ils n’ont malheureusement pas pu être exploités suffisamment, mais, de façon souterraine, ils ont évidemment inspiré le travail psychopédagogique et, par consé- quent, ce qui se joue au cours des remédiations diverses : on ne peut aider un sujet, en particulier un enfant, au-delà d’un certain territoire, celui, justement, de la ZPD (car, une fois cette limite dépassée, son « billet n’est plus valable »), mais il est possible de perfectionner ses performances à l’intérieur d’espaces mieux répartis. Les exercices, une fois maîtrisés, permettront à la ZPD de se déplacer plus avant.
L’alliance des courants inspirés par J. Piaget et L. Vygotski procure au praticien français du XXIe siècle des inspirations d’une remarquable richesse, jusqu’ici inexploitée : à la fois nouvelle (car cette façon d’aborder l’évaluation psychologique rompt avec la routine) et familière (car il s’agit d’idées « absorbées », au cours des décennies précédentes, par notre inconscient collectif). J. Piaget offre le cadre, le concept, les outils théoriques, qui permettent l’exploration et son interprétation, tandis que L. Vygotski fournit l’énergie, l’inspiration indispensable et la possibilité d’investigations dynamiques, réinventées à chaque occasion.
Avec de tels tuteurs, foin de la répétition ! La psychologie redevient ce qu’elle ne doit jamais cesser d’être : une pratique en mouvement qui laisse place à l’imprévu, à la surprise, tout en évitant les pièges du flou, abri trop commode dans lequel bien des cliniciens cherchent asile (3).
Retardé mental ou nouveau Galilée ?
Et, pour finir cette présentation portant sur de nouvelles démarches d’évaluation, un cas encore tout frais.
Raphaël vient consulter parce que l’on pense le placer dans une institution spécialisée. À bientôt dix ans, il est en CE2 et se trouve en position délicate. Un épais dossier l’accompagne, comportant des évaluations très péjoratives, cependant que le mot de présentation du psychiatre qui l’envoie fournit une note plus optimiste, basée principalement sur sa seule intuition.
La batterie UDN2 est proposée à Raphaël. Dès la première épreuve (classification), il adopte une attitude active. Mais « le meilleur » survient au cours des épreuves de conservation, en particulier celle du poids.
Raphaël modèle d’abord deux boules qu’il juge de poids identiques. On en déforme une en saucisson, puis en tartelette. Le résultat obtenu sera-t-il toujours aussi lourd que la boule ? Raphaël hésite beaucoup, puis propose une véritable étude scientifique : il faudrait monter sur une haute tour et lancer de son sommet, en même temps que la boule, le saucisson et la tartelette afin d’étudier la chute des corps et pouvoir conclure sur leurs poids. Certes, les prémisses de l’expérimentation sont fausses (Raphaël supposant que le plus lourd arrivera en premier)… mais tout de même ! L’esprit humain n’a-t-il pas attendu seize siècles après Jésus-Christ pour prouver le contraire, et Raphaël n’a-t-il pas fait preuve d’un réel esprit d’investigation, doublé d’une invention remarquable ? Peu de tests classiques auraient pu lui fournir l’occasion d’une telle démonstration.
Raphaël est, certes, en difficulté, et il n’est pas question de le nier. Il conviendrait, toutefois, d’aborder la question en d’autres termes qu’en ceux se rapportant à une insuffisance mentale.
Peut-être Raphaël aura-t-il envie, un jour, de remercier les chercheurs qui ont aidé son entourage et lui-même à mieux prendre conscience de ses ressources !
Notes
1. UPPEA, hôpital-Sainte-Anne, Paris.
2. A ce sujet, voir son autobiographie, ainsi que son ouvrage de réflexion, Sagesse et Illusion de la Philosophie, paru aux PUF en 1965.
3. Gilles Lemmel et moi-même avons tenté de mettre à la portée de nos collègues les enseignements de J. Piaget et de L. Vygotski en élaborant, à la suite de l’UDN 80, l’UDN2 (1999), un test dont le point de départ est l’étude de l’utilisation du nombre par les jeunes enfants, mais qui, en fait, déborde largement le sujet. L’épreuve peut être largement employée, dans certains cas, comme complément clinique à des instruments comme le WISC ou la WPPSI, ou être considérée, en elle-même, dans d’autres occasions, comme un outil
« de première intention ».