Dossier : journal des psychologues n°263
Auteur(s) : Raoult Patrick-Ange
Présentation
La violence est toujours celle de l’autre ; elle n’est pas une, elle est multiple. L’auteur nous invite à une lecture clinique de la violence adolescente à travers la présentation des quatre figures paradigmatiques de l’agir violent que sont la mise en acte, l’acting out, le passage à l’acte et le recours à l’acte.
Mots Clés
Détail de l'article
Violence et figures de l’agir
Je serai bien en peine de vous donner une définition assurée de la violence, tant il est vrai qu’elle demeure une construction sociale et qu’elle s’inscrit au cœur même des sociétés et de l’individu. Intrinsèque à l’humain, elle n’acquiert sa connotation négative que pour désigner ce qui vient faire contrainte, à condition, bien souvent, que ce ne soit pas celle que nous exerçons nous-mêmes. La violence est toujours celle de l’autre et toujours en regard des normes socioculturelles qui nous habitent à notre insu. D. Lepoutre (1997) souligne à juste raison que ce que l’on perçoit comme conduites violentes des adolescents des milieux populaires s’inscrit dans le système complet des relations sociales et des représentations symboliques du groupe de pairs. La culture des rues, dans laquelle la question de l’honneur est au centre, relève de pratiques agonistiques. La performance langagière sous-tendant la maîtrise de l’argot et du langage obscène, les joutes oratoires rituelles supposant un art consommé de la vanne, la parole perlocutoire comme arme à travers l’insulte, la compétition sportive ou de danse, la confrontation physique par la maîtrise du combat ou la capacité de soutenir une baston, relèvent aussi d’une codification et d’une ritualisation de la violence. Sa mise au ban tend à désigner ce que les groupes dominants imposent d’une disqualification des normes des dominés, quitte à légitimer ainsi leur propre violence. La violence est en creux des dispositifs de pouvoir. La violence n’est pas une, elle est multiple. Certes, elle se déploie dans ce que l’on nommait les « appareils d’état », elle peut être aussi économique, politique, sociale, professionnelle, psychique, verbale, sexuelle ou physique. Ses formes multiples se croisent à l’envi et trouvent des modalités que l’on va assigner comme marginales, délinquantes, transgressives ou légitimes, conformes, adaptées. Je ne saurais que souligner combien les violences symboliques, les violences déniées des pratiques institutionnelles, les jeux pervers des logiques de pouvoir me semblent ô combien plus délétères et mortifères que bien des violences physiques. D’aucuns ont décrit les jeux hiérarchiques en milieu hospitalier ou autre organisation, la perversité relationnelle en milieu universitaire ou en entreprise, l’assignation et l’humiliation inhérentes à la relation pédagogique, la réduction opérée par la psychologisation ou la psychiatrisation du contestataire, la normalisation inhérente à l’idéologie scientiste de certains courants en psychologie, l’éviction déniée de l’étranger dans le milieu des psychologues ou l’impact des discriminations de nature raciste et sociale à l’œuvre dans de nombreux milieux professionnels. Mon propos se centre ici sur la question adolescente. J’essaierai de poser quelques repères qui puissent servir de balises premières et ouvrir les conditions d’une réflexion théorico-clinique. Mon propos comporte des légèretés conceptuelles, des approximations notionnelles qui feront probablement violence aux puristes et aux rigoureux. Les illustrations cliniques s’appuient sur des adolescents retenus pour l’exemplarité de leur parcours. Rencontrés dans des institutions diverses (service de suite pour jeunes délinquants, prison, hôpital de jour, CMP), ils m’ont posé le problème des agirs à l’adolescence et de ses prémices dans l’enfance. Plus que la violence parfois incriminée à travers leurs actes, ils invitent à une clinique de l’acte dans laquelle se croisent et se succèdent des modalités hétérogènes. On en repérera quatre principales :
● la mise en acte : modalité agie de l’élaboration psychique du conflit sur le mode de la figuration et de la transformation dans un espace potentiel, c’est un « passage par l’acte » ainsi que le formule R. Roussillon (2000) ;
● l’acting out : présentification de l’aveuglement signifiant de l’autre et de sa défausse à travers la mise en scène d’une énonciation impossible ou encore le symptôme out, monstration d’un trait imaginaire produit par le discours de l’autre, ainsi que le décrit J.-M. Forget (2005) ;
● le passage à l’acte : précipitation dans l’acte face au débordement de l’angoisse soit sur le mode d’une décharge économique de la tension interne, soit comme réalisation du fantasme inélaborable dans un espace collapsé d’où l’imaginaire est exclu ;
● le recours à l’acte, extirpé par C. Balier (1996) de sa clinique des agresseurs sexuels, moment de déréalisation pour se défendre d’un vécu d’anéantissement et pour tenter de sauvegarder un sentiment d’existence menacé dans un monde chaotique.
Les agirs adolescents
L’adolescence se caractérise par l’irruption pubertaire qui peut prendre valeur traumatique, désorganisant l’image du corps, modifiant les équilibres économique et topique, activant une crainte de la passivité et suscitant de l’angoisse. Les remaniements sollicités sont de l’ordre d’un travail de réorganisation de la psyché en proie à la violence du sexuel. Les conflits infantiles, narcissiques et œdipiens trouvent à se réactualiser au cours de ce double travail d’intégration psychique de la corporéité et de mutation symbolique accompagnant l’autonomisation par rapport aux figures parentales. Ce trajet n’est pas, en raison de ses impasses ou de ses ratés, sans entraîner des troubles soulignant à la fois la crainte des débordements et les mouvements d’angoisse présents. Les failles narcissiques, les faillites des relations objectales, se trouvent mobilisées par le processus adolescent, ce qui induit le recours à des mécanismes défensifs archaïques : projection, clivage, déni, idéalisation. Il y a la traversée de divers registres d’angoisse : d’anéantissement, de persécution et de perte. La pulsionnalité est soumise à l’obligation de trouver une limitation, de devoir se transformer et de se scénariser. Il y a, dès lors, urgence à symboliser ou à évacuer psychiquement. L’agir est au cœur de cette urgence, conjointement au travail de représentance, auquel il peut participer ou faire barrage. Il participe ainsi au travail de subjectivation, appropriation subjective de son activité représentative, de l’image de soi et de celle de son corps. Celui-ci peut rester inachevé, donnant lieu à des formes dysharmoniques ou se rompre sous des aspects psychotiques. L’échec de l’intégration par défaillance des objets internes, par insuffisance surmoïque, par inefficacité des procédés défensifs, laisse en proie à la confusion, au vécu d’effondrement ou de débordement. Elle mobilise cette structure paranoïaque du moi décrite par J. Lacan ou laisse en proie aux affres de la dépressivité. Enfin, dernier aspect dont je ferai l’évocation, c’est celui du travail d’appropriation psychique du corps au temps de l’adolescence. Ce travail d’intégration et de subjectivation du somatique engagé dès la petite enfance, que ce soit par la constitution des images du corps ou par celle des enveloppes corporelles, se trouve réactualisé par l’intrusion potentiellement traumatique du sexuel à l’adolescence. L’enjeu est l’élaboration de la corporéité, différenciée du somatique, du corporel et du gestuel, qui concerne la subjectivation et la symbolisation du corps. Cette élaboration relève à la fois d’un travail de signifiance et d’un travail d’imaginarisation du corps à partir des relations objectales. Elle reprend ce qu’il en a été de la découpe des zones érogènes et de l’investissement des orifices par les marques des interactions premières avec la mère. Elle réinterroge le nouage entre le réel de la pulsion et le symbolique traversant les échanges avec l’objet maternel. Elle est mise en cause des constructions fantasmatiques et des appuis imaginaires. Elle est acceptation de la différenciation sexuelle, source de décomplétude narcissique. L’appropriation subjective du corps ou corporéation consiste alors à se faire sujet du circuit pulsionnel. Pour le formuler selon B. Penot (2001), le processus de subjectivation se tient entre pulsionnalité et signifiance. Les agirs divers de l’adolescence désignent soit les impasses de cette corporéation, soit les tentatives de pallier les failles de la corporéité : les tatouages comme tentative d’inscrire une signifiance à même le corps, les épreuves extrêmes pour se constituer une identité et donner consistance au corps, les scarifications pour imaginariser sa douleur psychique, les rituels ou actes collectifs pour s’appareiller dans une appartenance identitaire. La répétition agie manifeste un agent pulsionnel en défaut de subjectivation et en panne de représentations.
L’effraction du spéculaire
Sabrina possède un parcours exemplaire par la multiplicité des agirs violents qui ponctuent son parcours adolescent. Âgée d’environ seize ans, elle a à son actif de nombreuses agressions avec violence. À ce profil psychopathique s’attachent des préoccupations narcissiques dont plusieurs figures s’activent. Placée un temps en foyer, elle s’y affiche avec une présentation luxueuse. La beauté mise en avant est le leurre d’un désir suscité, voire d’une excitation provoquée. Elle est un trompe-l’œil qui fait valoir le regard de l’autre. Elle s’y prête, sans s’y offrir, se faisant objet fétiche vêtue d’une parure phallique. Elle se constitue comme piège à regard, source d’une admiration certaine. Cette admiration, de fait, intimide le désir d’autrui et la propulse en une place de moi idéal. Cette prestance, qui vise à susciter la jalousie et l’envie de l’autre, la fait exister. L’autre fait miroir, auquel elle exhibe le voile du sexe sous la diffraction de la beauté. Elle y trouve reconnaissance et un « en plus » de satisfaction. C’est une fonction imaginaire de la spécularité qui est ici convoquée. Elle se joue du regard de l’autre dans une promesse impossible. Elle se donne à voir dans une fascination qui vise la pétrification. La séduction est appropriation et tromperie. Tromperie en ce qu’elle substitue la féminité au féminin en se faisant objet désirable. Ou, plus précisément, elle quête un féminin inaccessible par le biais de la parure phallique de la féminité. Elle se fait objet du désir dans ce marché de dupe, ce qui lui permet d’obtenir ce qu’ils détiennent. L’hystérisation est revendication de possession phallique qui éclaire certains agirs délictueux d’appropriation : s’approprier l’objet réel de l’autre imaginairement investi. Mais cela ne suffit pas à colmater l’incertitude narcissique, car l’image de soi dans l’autre se teinte vite d’une foncière inquiétude. La question scopique ne s’arrête pas à ce point. Elle ne peut correspondre à l’attente idéale supposée de l’autre. L’autre se constitue alors comme intrus et rival. Dans la vision qu’elle constitue pour l’autre s’insinue le regard qui risque de la déchoir. Le regard de l’autre risque de la ravir, la laissant dénuder et révéler ainsi sa vacuité. Ce que la prestance, comme enflure narcissique, annonce, c’est l’agressivité projectivement perçue dans le regard de l’autre. Pour faire face à ce malaise, elle ne peut que s’engager dans un agir de pur prestige en prise avec une logique de l’exclusion. Les rixes fréquentes qui émaillent son parcours, tout comme d’ailleurs les diverses agressions commises sans motif apparent dans la rue, sont une affaire narcissique : un propos, un regard, un geste, suffisent. C’est une violence narcissique déclenchée par l’insupportable du regard de l’autre qui vient signifier son exclusion. Il n’est pas question de décharge ou d’identification projective, mais de la relation d’envie la renvoyant à des angoisses de néantisation et ne laissant place qu’à une violence archaïque. Elle est alors hors lieu. Elle supplée à l’inconsistance de son image au regard de l’autre, en se faisant objet admiratif du regard des autres. L’image de soi vacille du fait d’une faille spéculaire : l’ambiguïté du regard de l’autre n’assure pas d’une consistance de l’image du corps, elle convoque l’incomplétude de l’enveloppe corporelle. Celle-ci se révèle possiblement effractée ou pénétrée, elle ne fait pas bordure. C’est en ce sens qu’il faut saisir les constantes transgressions du cadre : attaques multiples, provocations, absence et dépassement des interdits. L’attaque du cadre est certes la mise en échec de la loi, mais l’interpellation signe le défaut de contenance, l’insuffisance de l’assise psychique qui la fait exister. Ces transgressions, ces oppositions radicales qui renvoient à un fonctionnement en tout ou rien au-delà de l’énoncé paradoxal de tout adolescent, sont aggravées par les interventions incohérentes et constantes de sa mère. Il y a certes une absence d’intériorisation de l’interdit, mais c’est surtout l’emprise d’une figure maternelle destructurante qui transparaît. Le cadre impossible à supporter ne peut manquer au risque d’un effondrement psychique qui se clôt dans un passage à l’acte suicidaire le jour où elle se fait exclure du foyer.
L’effroi de la dépersonnalisation
Paul est un jeune homme au passé explosif qui l’a conduit tantôt en prison, tantôt à l’hôpital. Il a cumulé des agressions parfois extrêmement violentes, des états pathologiques destructurants, des tentatives de suicide itératives. Le dernier acte commis relève d’un viol collectif. Paul se pose sans arrêt des questions, tente de se contrôler au niveau même de ses gestes. Il se surveille constamment. Souvent, il se regarde dans la glace, essaie de se capter, de savoir, mais reste constamment dans le doute. Proche du signe du miroir, ce processus est celui dans lequel un sentiment d’étrangeté rend compte de la dissociation du regard et du moi. Le regard défait l’image spéculaire et ne permet pas la reconnaissance de son moi corporel. Il est plus observé par le miroir qu’il ne s’y mire. L’affect d’angoisse surgit du fait d’être l’objet de l’autre du miroir. Il est vu par le miroir qui le démasque. C’est le mouvement de dépersonnalisation qui le menace alors, il est « hors là », délocalisé. Rien ne vient assurer son image spéculaire de quelque certitude. Il ne peut vivre l’instant présent pris dans un travail de penser sur lui. Il ne découvre dans le mouvement d’auto-observation qu’un vide désespérant. C’est cette défaillance au niveau du deuxième temps de l’autoérotisme que développent C. et S. Botella (1982). La pathologie du regard, relatif à ce qui organise le déni, signe l’échec de la capacité de s’y regarder du fait qu’il n’y découvre que le vide. C’est aussi l’échec partiel de la spécularisation, de cette triangulation singulière qui instaure le sujet dans une enveloppe délimitée, dans une image qui le constitue. Elle laisse supposer les difficultés identificatoires secondaires. Plus encore qu’avec Sabrina, Paul nous indique l’incompatibilité entre le scopique de la pulsion dans lequel il est vu et le spéculaire de la vision du corps. Ce processus est celui de la dissolution subjective devant l’objet-regard favorisant l’évanouissement de l’image du corps. Il ne peut alors que se jeter dans le passage à l’acte soit dans une mutilation, soit dans une attaque destructrice de l’autre du miroir.
Dans les relations, il y a la même incertitude sur son identité, sur celle de l’autre, sur les relations engagées, sur le doute qu’entraîne le regard de l’autre. Il préfère regarder le sol plutôt qu’autrui. Sous le regard des autres, il se sent sous tension, sous pression. Le malaise est prégnant, y compris lors de situations de séduction dont il est l’objet. Le sentiment d’être « mater », comme il le formule, est à entendre dans toutes les significations possibles. Depuis toujours, il s’interroge sur ce que les autres peuvent avoir en tête à son propos. Préthéoricien d’une théorie de l’esprit, il se tient à la marge d’une désobjectalisation ou d’un vécu d’influence : l’autre est-il sans pensée et en soi inaccessible ou fouille-t-il dans les tréfonds de sa psyché ? Sous le regard d’autrui, il défaille, se sent insécure, transpercé ; les limites se dissolvent. Il est en proie, dépendant et tétanisé sous le regard de l’autre. Cette phobie sociale est consécutive, comme le relève C. Balier, d’une angoisse d’abandon et de l’angoisse de la rencontre avec un autrui étranger en raison d’une défaillance narcissique. Il y a une incertitude des limites avec une sorte de pénétration de ce qui est au-dehors au-dedans. L’expérience d’une captation passivante (Perrier, 1984) entraîne la cassure du lien entre le dedans et le dehors. Ce phénomène s’incarne dans l’intrusion d’un persécuteur venant mutiler l’enveloppe corporelle et dévaster son contenu.
Adolescent, Paul voyait tout tourner, avait des vertiges et luttait seul contre ses sensations. Cela se manifeste encore lors de fortes émotions : il se sent étrange, en proie à un vécu de déréalisation. Il accompagne le sentiment de vide intérieur et l’impression d’être fantomatique. Le regard d’autrui se fait intrusif et suscite une violence interne. Au vécu d’inauthenticité s’adjoint l’impression d’être dérisoire, sans consistance et sans qualité. Le sentiment d’artificialité, celui de ne pas être en empathie avec autrui, celui de ne pas être authentiquement concerné par ses propres conduites ou celles d’autrui, accompagnent un mauvais réglage de la distance (trop dépendant ou rapproché, trop intolérable). Quand il se sent mis à nu, vulnérable, il se défend par l’agressivité. L’angoisse que l’on pourrait penser d’un registre mélancolique entraîne le passage à l’acte. Véritable écorché vif, il tente par de nombreux tatouages de donner consistance à ce corps évanescent, devenu par ce fait le lieu d’inscription de son histoire et de ses liens. Le tatouage se fait rustine et écran protecteur : rustine pour pallier la porosité de l’enveloppe corporelle, écran au regard de l’autre ainsi détourné. Mais le tatouage se veut suppléance au défaut de signifiance, il est porteur de significations. Paul nous explique avec clarté ces états psychiques de souffrance contre lesquels il se débat, terriblement seul. Il nous permet de comprendre ce qui le traverse, au-delà d’un jugement hâtif sur ses comportements transgressifs qui reduplique l’effet persécutif de sa relation au monde. Mais la dilution d’identité qu’évoque Paul dans ses vertiges, sous l’emprise du regard d’autrui, réitère cette confusion dont il ne peut sortir que par l’agir pour ne pas s’effondrer.
Déflagration existentielle
Jasmine est une enfant de neuf ans accueillie en hôpital de jour pour des troubles massifs du développement. La symptomatologie concerne l’ensemble des secteurs instrumentaux et s’accompagne d’inhibition, de mutisme et d’inaffectivité apparente. C’est au cours d’un jeu de rôle qu’elle nous éclairera sur ce qu’elle vit. À partir de la sollicitation de Martine qui se joue de ses peurs, elle mettra en scène l’agression par des monstres qui cherchent à lui faire du mal. La répétition de l’expérience traumatique est décrite ensuite par le vécu persécutoire dans lequel elle est prise. Il s’avère qu’elle se vit entourée de monstres menaçants en tout endroit, y compris à son domicile, mais pas au centre. Cela l’oblige à de continuelles vérifications au moment du coucher, et conduit à des troubles du sommeil. Le retrait s’avère une défense contre les attaques potentielles d’autrui, et l’inhibition paraît liée au vécu de menace permanente. Nous pensons à la présence de phobies archaïques entraînant des défenses d’allure autistique, marquée par le retrait et l’inhibition. Par ailleurs, les désinvestissements consécutifs des sphères cognitives et relationnelles ne sont pas sans s’accompagner d’attitudes adhésives et d’appels silencieux. La difficulté de la levée de cet état tient tant à la violence du vécu traumatique et à ses conséquences qu’à la réactivation constante d’un sentiment de menace lié à l’insécurité du milieu familial. En effet, l’ensemble de la fratrie présente des troubles psychologiques ou psychopathologiques : les frères aînés s’expriment dans une grande violence et prostituent à l’occasion leurs sœurs. Le père, quant à lui, est en proie à des problèmes d’alcoolisation. Jasmine paraît vivre le contexte familial à la fois comme un lieu de secrets inavouables et comme un lieu de dangerosité. Elle décrit son père comme incapable de la protéger des monstres.
Ainsi, malgré l’adaptation apparente, greffée de troubles instrumentaux, Jasmine vit dans un monde partiellement déréalisé. Les monstres sont des figurations proches de productions hallucinatoires. L’angoisse est intenable face à ces imagos indifférenciées et combinées, menaçant d’effraction ses propres limites. Les monstres représentent des figurations phobiques de l’angoisse débordante liée à l’impact traumatique. Ils préfigurent la menace persécutrice provoquant l’anéantissement du sujet. Il y a un mouvement d’externalisation de l’objet dangereux qui conduira à des risques de passages à l’acte inquiétants. Ainsi, elle menacera avec un couteau une autre fillette, avec l’idée, dira-t-elle, de la tuer. L’inhibition, comme mise au silence, est tentative d’effacement de la représentation et échec du processus phobique. Le jeu de rôle permet un travail de figuration corporelle d’une scène primitive traumatique hyperexcitante. Cette figuration, difficilement élaborable, tend à induire la substitution d’un contre-investissement par l’agir à celui par l’inhibition, celle-ci laissant apparaître le négatif de l’agir. Si on peut y voir un retournement en son contraire, il s’agit aussi de l’externalisation de l’objet dangereux à l’égard duquel devient possible la décharge pulsionnelle meurtrière. Quand cèdent les expressions phobiques, c’est la violence de l’acte qui explose. « Vous aurais-je précisé qu’à l’âge de cinq ans Jasmine a été violée, déchirée », nous dira sa mère… crudité de la violence subie.
Ce processus signe surtout que face à l’effroi devant la survenue de l’objet, il y a le risque d’un anéantissement de soi, d’une déchirure dramatique de l’unité narcissique, d’un éclatement de la consistance corporelle. Plus que d’angoisse, il y aurait lieu de parler de déflagration existentielle par débordement. On demeure en deçà d’une problématique de l’absence, mais plus proche d’une problématique d’une violente confusion des corps, se déchiquetant mutuellement. Et les phobies offraient une carapace redonnant une consistance fictive au corps.
Conclusion
Pour éviter d’être traversés par cette dé-tresse, les mécanismes prépondérants relèvent du déni. Pour retenir ce qu’ouvre A. Ciavaldini (1999), c’est la dimension de l’archaïque, en soi différencié de l’originaire, qui est ici qualifiée. C’est d’un côté l’archéologie freudienne qui est sollicitée, mettant notamment en exergue les fantasmes originaires et la scène primitive. C. Balier, et à sa suite F. Néau (2002), portent insistance sur le caractère figé de la scène primitive chez les agresseurs sexuels. Il y a une identification primaire à la scène primitive elle-même, à ce point terrifiante qu’il faille supprimer en toute urgence la menace d’éclosion du fantasme. « Le sujet en retire le sentiment d’exister dans la pulsion sans exister, de réaliser la fusion sans le faire vraiment, et de donner vie à des mouvements contradictoires d’identification à l’autre et de destruction de l’autre parfaitement inconciliables. » (C. Balier, 2005.) De l’autre, il est fait recours à l’archaïque kleinien qui recouvre le stade sadique-oral et la première étape du stade anal. Cet archaïque concerne le pouvoir et l’intensité de la haine, l’introjection d’imagos écrasantes, les défenses de type fantasmes quasi hallucinatoires de destruction de l’objet (Petot, 1979). Il convoque l’angoisse persécutrice et des modalités défensives de type cliver et idéaliser. Les auteurs déploient l’importance des imagos archaïques, la prégnance des mouvements archaïques et les formes de défenses spécifiques. A. Green (2002) précise que l’archaïque est le point d’arrêt contre le chaos. Il illustre l’état de confusion entre pulsion, objet et Moi. Surtout, la relation archaïque est fondée sur l’alternance obéissance / insoumission et orgueil / humilité. L’obéissance est le lieu d’un dilemme – obéir à la pulsion ou à l’objet –, et l’orgueil s’attache tant aux victoires remportées sur l’objet qu’à la négation de celui-ci. De leur conflit résulte l’omnipotence, seul recours face à la détresse. J. Guillaumin (2001) est plus précis quand il définit l’archaïque comme un objet brut suractif qui parle de l’impuissance et de la passivité du Moi. C’est à propos de la question de la détresse psychique, rendant inopérante la réaction d’hallucination du désir, qu’A. Green a introduit la notion de passivation qui est de l’ordre du subi. L’échec du passage à la passivité ne laisse que l’agir comme recours. On renverra aussi aux nombreux travaux de G. Bonnet (1996, 2008), qu’il m’arrive parfois d’oublier de citer alors même que ces travaux, en particulier autour de la perversion, constituent une référence indispensable.
Les passages à l’acte multiples et différenciés (de l’agir au passage à l’acte proprement dit) traduisent l’impact du cumul traumatique sur le plan narcissique des événements de vie. Ces modes de décharge sur des objets substitutifs sur lesquels l’emprise est exercée tentent de pallier un insensé originaire, celui de la filiation. Comme en d’autres situations, l’acte reste certes une demande d’amour sur fond de désespoir en tant que le sujet se vit comme un déchet. Déchu d’une place symbolique qui l’inscrive dans une filiation, déchu d’un lien d’amour qui l’inscrive comme objet vivant pour un autre objectal.
Seul l’aménagement pervers qu’est la jouissance de l’acte permet de suspendre, un temps, le trou psychique, le vide interne éprouvé. À travers le défi, la provocation traduit le fait que l’omnipotence est soutenue par l’agir, véritable bascule hors des processus de symbolisation au profit d’un éventuel état de rage narcissique. Celle-ci est plus proche de la violence que de l’agressivité et présuppose la précocité de relations violentes dans lesquelles le meurtre était de l’ordre du possible et non de l’interdit. Ce qui est fondamentalement défié, c’est la loi du père, continuellement transgressée ; ce qui est foncièrement interrogé, c’est l’amour maternel, continuellement carent. Il y a eu la défaillance de l’inscription du sujet dans une chaîne symbolique, cela fait « trou » renvoyant le sujet à un point d’inexistence, de déchet devant l’irruption d’un réel non symbolisable, exclu de toute subjectivation. La reviviscence se suffit d’un regard, d’un autrui, pour que le sujet se vive en un lieu d’effondrement atopique, pure obscénité, jouissance délétère. Survient l’acte, hors scène. L’acte a, dès lors, valeur de restauration, une tentative de trouver réponse à une impasse logique, source d’angoisse. Il vise à réinscrire le sujet-objet en une scène, à faire scène en vue d’une restitution symbolique. ■