Dossier : journal des psychologues n°237
Auteur(s) : Golse Bernard
Présentation
L’âge de la scolarisation du jeune enfant questionne et soulève les passions. Bernard Golse énonce ici clairement les points sur lesquels il estime que la réflexion doit s’engager afin de ne pas négliger les besoins fondamentaux nécessaires à une scolarisation : ceux des enfants comme ceux liés à la structure scolaire.
Mots Clés
Détail de l'article
La question de la scolarisation précoce est aujourd’hui importante, car il nous semble que cette pratique serait dangereuse à plus d’un titre si elle devait se voir appliquée de manière obligée et généralisée.
Dangereuse, car plus une société est agitée, moins elle supporte les enfants agités, et plus elle crée, paradoxalement, les conditions mêmes de cette agitation, conditions parmi lesquelles la scolarisation précoce occupe, selon nous, une place de choix.
Mais dangereuse aussi, car cette mesure – éventuellement utile aujourd’hui dans certaines zones sociologiquement difficiles – risque de faire oublier le véritable combat qui est en fait double : celui de se doter de lieux d’accueil de la petite enfance en nombre suffisant et en qualité satisfaisante et celui d’améliorer encore davantage la qualité des classes de maternelle.
C’est pourquoi les pages qui suivent visent à faire sentir les difficultés inhérentes au concept de scolarisation précoce qui représente, comme on a pu le dire, une « fausse bonne idée ».
Qu’est-ce que la scolarisation précoce ?
Bien entendu, il ne s’agit pas d’apprendre à compter au fœtus dans le ventre maternel !
Encore que…
Il s’agit de scolariser les enfants, tous les enfants, dès l’âge de deux ans.
La loi le permet d’ores et déjà, en France, mais elle n’est pas appliquée en tant que telle de manière extensive et généralisée à l’heure actuelle, jusqu’à maintenant, tout au moins.
Cette possibilité revient aujourd’hui sur le devant de la scène, et c’est là, me semble-t-il, que nous devons soigneusement réfléchir.
Le 1er avril 2005, l’Association française de psychiatrie, à l’initiative du Dr Christian Vasseur, a organisé, à l’Assemblée nationale, une journée de réflexion sur cette question de la scolarisation précoce, journée dont le thème était : « La scolarisation précoce, une fausse bonne idée ? », et qui s’est tenue en présence, et avec la participation active, de madame Claire Brisset, défenseure des enfants (2).
J’ai eu le plaisir de participer moi-même à cette journée, au cours de laquelle est intervenu notamment le Pr Roger Misès, et nous avons pu constater à quel point cette problématique s’avérait rapidement passionnelle.
Quoi qu’il en soit, notre position est évidemment celle de la plus grande prudence face à ce dispositif d’une scolarisation précoce généralisée des enfants, même si nous savons bien que celui-ci peut rendre service dans un certain nombre de situations particulières, j’y reviendrai.
Il y a, en effet, des racines aux processus d’apprentissage, et il importe de leur laisser le temps de se mettre en place.
Il ne s’agit pas seulement d’un droit des enfants, mais véritablement d’un droit à l’enfance.
Quelques rappels sur le développement précoce
Nous ne ferons qu’indiquer ici diverses problématiques développementales, sans les détailler, mais seulement pour faire sentir qu’elles mettent en jeu des processus qui demandent du temps pour s’accomplir dans des conditions satisfaisantes.
La description détaillée de ces processus constitue le contenu de nos trois ouvrages principaux (3), et on trouvera dans ceux-ci les références bibliographiques nécessaires à l’éventuel approfondissement de ces notions fondamentales.
◆ La mise en place progressive des différents registres des enveloppes corporelles et psychiques, des liens primitifs et, enfin, des relations proprement dites (chaque registre ne se substitue pas au précédent, mais s’y ajoute en le complexifiant. L’instauration de chaque registre dépend en grande partie de celle du registre précédent : c’est ainsi que le Petit Prince se trouve dans l’incapacité de créer des liens avec le pilote, faute d’avoir d’abord établi de manière suffisamment sécure ses propres enveloppes groupales).
◆ L’accès à une intersubjectivité secondairement stabilisée à partir de noyaux d’intersubjectivité primaire donnés d’emblée.
◆ L’organisation des schémas d’attachement à l’égard de la figure primaire d’attachement (généralement la mère), de la figure secondaire d’attachement (généralement le père) et, enfin, à l’égard des pairs (les autres enfants de la fratrie ou extérieurs à la famille).
◆ La constitution dialectique du couple identité individuelle/identité groupale, enfin, avec, à ce sujet, tous les apports conceptuels issus des travaux de l’institut Pikler-Loczy, à Budapest.
On sent bien que toutes ces instaurations ne sont pas immédiates, qu’elles demandent du temps et que, tant que ce travail développemental initial ne s’est pas fait, il est sans doute trop tôt pour scolariser un enfant qui est encore un bébé.
La scolarisation précoce : une fausse bonne idée ou une vraie mauvaise idée ?
Nous reprendrons d’abord les arguments que G. Haag et A. Bentolila avaient développés pour s’opposer fermement à l’idée de la scolarisation à deux ans, lors d’un débat que l’Association française de psychiatrie avait également organisé sur ce thème, à la Cité des sciences et des techniques (à La Villette, le 24.11.2004), avant d’y ajouter nos propres réflexions.
Arguments développementaux de Geneviève Haag
La troisième année de vie marque, selon elle, la fin du cycle qui va de la naissance jusqu’à l’acquisition du « je ».
Il s’agit d’une période de différenciation et de transformation qui ne peut se faire que dans le contact émotionnel entre le bébé et ses parents ou leurs substituts.
La deuxième année permet la mise en jeu du processus d’individuation tandis que la troisième année (qui voit précisément l’avènement du « je ») se trouve surtout consacrée au processus de personnalisation.
Pendant toute cette période, l’enfant pense avec son corps et avec les objets (c’est la période de l’intelligence sensori-motrice, bien décrite par J. Piaget), et G. Haag insiste, notamment, sur le fait que les premiers dessins surgissent alors mais ne s’apprennent pas.
Elle parle également d’une sorte de révolution copernicienne quant à l’identité de l’enfant, avec le fameux passage du « à moi » au « je », et elle décrit alors ce qu’elle nomme la « crise des deux ans et demi », marquée par l’agitation, une certaine instabilité avec irritabilité et agressivité envers les autres enfants et, parfois, des retards de propreté et des refus de se déshabiller.
C’est seulement après cette crise développementale que l’enfant serait prêt pour l’école, une scolarisation prématurée lui faisant, sinon, courir des risques d’inhibition et de passivation.
G. Haag ajoute enfin que les normes d’encadrement des crèches sont de deux adultes pour dix à douze bébés, ce qui n’est évidemment pas le cas de l’école et que, de ce fait, celles-ci sont beaucoup mieux placées que celles-là pour accompagner de manière structurante cette période particulière du développement de l’enfant.
Arguments linguistiques d’Alain Bentolila
En complet accord avec G. Haag, A. Bentolila reprend au fond les mêmes arguments, mais en les reformulant dans son langage de linguiste.
Il ajoute que les unités de formation des maîtres ont totalement laissé tomber la maternelle, et que l’école ne peut donc, dans l’état actuel des choses, en rien prétendre apporter aux plus jeunes les nourritures psychiques dont ils ont besoin.
Si une insécurité linguistique s’instaure alors, il peut ensuite en résulter des difficultés dans l’apprentissage de la lecture, et cela quelle que soit la méthode utilisée.
Il ne s’agit cependant en rien d’utiliser ce débat sur la scolarisation précoce pour réactiver la nostalgie des mères au foyer et pour culpabiliser les mères de leur activité professionnelle qui constitue une évidente conquête de la modernité.
Nos propres arguments
L’idée de scolarisation précoce des enfants dès l’âge de deux ans nous apparaît personnellement comme une fausse bonne idée ou, surtout, comme une vraie mauvaise idée !
Ce débat sur la scolarisation précoce comporte, à l’évidence, de réels enjeux socioculturels, dans la mesure où il reflète le fait que le travail des femmes n’est toujours pas véritablement intégré par notre société qui se serait, sinon, donnée les moyens d’offrir aux plus jeunes enfants des lieux d’accueil de qualité, permettant aux mères de travailler en toute sérénité d’esprit.
Même au sein de la théorie de l’attachement, qui a d’ailleurs souvent été utilisée comme un moyen de lutter contre le travail des femmes, il y a place pour le conflit intrapsychique, puisque la possibilité d’exploration du monde dépend fondamentalement de la qualité de la « base sécure » intériorisée par l’enfant.
Il importe donc de laisser le temps à l’enfant d’établir correctement sa sécurité interne, tout en sachant que celle-ci dépend d’une fonction adulte adéquate, mais qui peut, et cela est désormais clair, être assurée par des personnes de remplacement – et pas seulement par la mère – si tant est qu’on leur donne les moyens de travailler avec de petits groupes d’enfants, et dans des conditions d’attention psychique suffisante.
Le concept d’enfant « mythique » ou « culturel » développé par S. Lebovici nous montre aujourd’hui que l’enfant est sociologiquement et collectivement perçu, voulu, comme se devant d’être de plus en plus vite autonome : ne parle-t-on pas ainsi, assez fréquemment et fût-ce en plaisantant, de la grande section de maternelle sous le terme de « Mat(h) sup », ce qui montre à quel point nous anticipons massivement le devenir de l’enfant, et les espoirs que nous lui confions !
D’où cette notion de droit à l’enfance précédemment évoquée, qui souligne le fait que chaque étape du développement puisse être franchie tranquillement, si l’on souhaite que les étapes ultérieures se déroulent correctement.
De ce point de vue, les bébés qui n’auront pas eu le temps suffisant pour être des bébés ne peuvent que devenir des enfants et des adolescents vulnérables et plus ou moins fragiles.
Mais il existe pourtant un paradoxe actuel, nous l’avons dit dès l’introduction : plus une société est agitée, moins elle supporte l’hyperactivité de ses enfants, mais plus elle secrète les conditions d’émergence de celle-ci, et la scolarisation précoce généralisée nous semble, précisément, faire partie des facteurs de risque à ce propos.
L’idéal serait sans doute de pouvoir s’accorder une certaine liberté de choix selon les enfants (certains sont prêts à deux ans, d’autres ne le sont pas), mais cela suppose que l’école se donne véritablement les moyens d’accueillir les enfants les plus jeunes (avec la question difficile de la qualité de la professionnalisation des soins).
Bien entendu, nous n’ignorons pas que, dans certains cas, et notamment dans des zones d’éducation prioritaire (ZEP), mettre un enfant de deux ans à l’école représente peut-être la moins mauvaise des solutions actuelles. Le nier serait sans doute irresponsable.
Pour autant, si c’est peut-être, parfois, la moins mauvaise des solutions disponibles temporairement, ce ne peut être un but en soi, comme voudrait en quelque sorte l’établir le principe d’une scolarisation précoce généralisée.
Si cette mesure s’avère localement et ponctuellement nécessaire, n’en faisons pas un faux idéal qui risquerait de nous faire faire, alors, l’économie d’une réflexion urgente et nécessaire pour jeter les bases d’une véritable politique de santé et d’éducation, visant à offrir aux plus jeunes des lieux d’accueil authentiquement conçus en fonction de leurs besoins, et aux enfants à partir de trois ans des maternelles réellement dignes de ce nom.
Conclusions
Tous les débats, même les plus intéressants, peuvent, on ne le sait que trop, s’enliser dans le clivage.
S’opposer à la scolarisation précoce n’a en rien valeur d’attaque contre les maternelles. Ce n’est pas parce que les maternelles sont insuffisantes que nous nous opposons à la scolarisation précoce, mais parce que la scolarisation précoce néglige les besoins fondamentaux du développement précoce.
Pourquoi ne pas vouloir le mieux pour les enfants âgés de deux ans et trois ans, c’est-à-dire des structures d’accueil de qualité jusqu’à l’âge de trois ans, pour la petite enfance, et ensuite des maternelles de qualité au-delà de trois ans ?
Nous ne disposons pas de critères scientifiques capables de fixer un âge seuil limite d’entrée à l’école qui soit valable pour tous les enfants.
Ce que l’on peut dire, en revanche, c’est qu’à l’âge de deux ans, la plupart des enfants ont besoin d’autre chose que de l’école (à savoir des lieux d’accueil vraiment pensés en fonction des connaissances actuelles sur le développement psychoaffectif des bébés) et que la plupart des enfants ont besoin de la maternelle à partir de trois ans (mais il n’existe pas encore suffisamment de maternelles de qualité).
Les deux combats, les deux luttes, doivent impérativement être couplées.
La décision de dégager des crédits nécessaires à la mise à disposition de lieux d’accueil de qualité pour les tout-petits et à la formation des personnels spécifiques dépend évidemment de l’élaboration que l’on fera ou non de la source des problèmes actuels.
Nous parlons parfois des bébés comme de la dernière de nos utopies, ce qui est probablement bien lourd à porter pour eux !
Faisons, en tout état de cause, attention aux réponses dérisoires qui sont souvent pires que pas de réponse du tout et qui ne feraient que traduire notre agressivité inconsciente à l’égard des plus jeunes et sans doute à l’égard des enfants que nous avons nous-mêmes été. ■
Notes
1. Texte rédigé pour Le Journal des psychologues à partir de la conférence inaugurale prononcée lors du XIXe Congrès national de l’Association française des psychologues scolaires, organisé sur le thème » Destine-moi une école – Besoins, contextes et paradoxes «, à Lille, le 15 septembre 2005.
2. Les actes de cette journée devraient prochainement être publiés aux Presses universitaires de France (dans la collection des » Monographies de la psychiatrie de l’enfant «), sous la forme d’un ouvrage collectif codirigé par C. Brisset et par B. Golse.
3. Golse B., 1990, Insister-Exister. De l’être à la personne, Paris, « Fil rouge » , PUF ; Golse B., 1999, Du corps à la pensée, Paris, « Fil rouge» , PUF ; Golse B., 2006, L’ Être-bébé. Les questions du bébé à la phénoménologie, à la théorie de l’attachement et à la psychanalyse, Paris, « Fil rouge » , PUF.