Dossier : journal des psychologues n°242
Auteur(s) : Hamad Nazir
Présentation
L’auteur explicite le postulat qu’il n’y a pas de psychothérapie autre que psychanalytique dans le travail avec les enfants. Pour cela, il s’appuie sur le travail de Françoise Dolto qui met en avant que, pour l’enfant tout petit, c’est le registre du symbolique qui est d’abord, incarné par l’Autre maternel, et sur celui de Jacques Lacan qui introduit la « lalangue » comme première empreinte de l’être parlant.
Mots Clés
Détail de l'article
Le débat qui oppose les psychanalystes aux tenants des psychothérapies prend toute son ampleur dans le travail avec les enfants. Beaucoup de jeunes psychologues débutent leur métier dans des services qui s’occupent de l’enfant et de sa famille. Et, quand on demande au psychologue d’expliquer ce qu’il fait, on est sûr de susciter un certain malaise en rapport avec un travail qu’il n’arrive pas à définir, et pour cause. Fait-il de la psychothérapie, des entretiens psychologiques, de la psychanalyse, sous prétexte qu’il est lui-même en psychanalyse, ou, pourquoi pas, de l’éducatif dans un milieu où les enfants manquent complètement de repères ?
Toutes ces réponses me sont venues de la bouche même des jeunes psychologues. Certains tentaient précisément de relativiser ces différences pour conclure qu’après tout, c’est le résultat qui compte. Faut-il s’en offenser pour autant ? Faut-il dénoncer je ne sais quelle irresponsabilité, ou faut-il croire que les jeunes psychologues sont à l’image de leur formation et qu’ils ont besoin de temps pour se retrouver et pour défrayer leur propre chemin dans les dédales d’innombrables thérapies qui ont cours de nos jours.
Il me semble donc nécessaire ici de clarifier cette question afin de savoir de quoi il est question quand on parle de psychanalyse ou de psychothérapie de l’enfant.
Psychothérapie psychanalytique et psychanalyse
Je crains fort que, lorsque l’on utilise le mot « psychothérapie » au sujet des enfants, on parte de l’idée que la psychanalyse ne serait pas adaptée à l’enfant et qu’elle constituerait, par conséquent, un domaine réservé à l’adulte.
Sigmund Freud a employé le terme de psychothérapie à plusieurs reprises. Il suffit par exemple de lire les articles : « De la psychothérapie » en 1904, ou bien « Les chances de la psychothérapie psychanalytique », ou encore « Les voies nouvelles de la thérapie psychanalytique » en 1918, pour constater que, lorsque le père fondateur de la psychanalyse utilise le terme « psychothérapie », il évoque simplement la psychanalyse en général. Il ne fait donc pas une différence nette entre ce qu’il appelle la psychothérapie psychanalytique et la psychanalyse.
Le malentendu de base entre les psychothérapies et la psychanalyse réside, à mon avis, dans la référence que quelques-unes de ces disciplines font à la psychanalyse. Elles puisent chez Freud divers éléments théoriques, mais refusent de l’accompagner plus loin. Ce faisant, elles modifient ce qu’on appelle le dispositif psychanalytique pour le faire correspondre aux choix restrictifs qui sont les leurs, parmi les éléments théoriques. Ainsi, elles ne retiennent de la psychanalyse que certains aspects, ce qui retire au travail de Freud la pertinence de son évolution historique. Autrement dit, elles se réfèrent au concept de l’inconscient, mais, en même temps, elles le vident de sa consistance et de son contenu freudien. Le débat actuel qui oppose les psychothérapies à la psychanalyse perpétue, en quelque sorte, les différends dans lesquels s’origine la séparation entre Freud et certains de ces élèves – je pense notamment à Jung et à Adler, qui sont partis de l’idée, l’un et l’autre, que la référence à la sexualité infantile est choquante, et qui se sont attelés à offrir au public quelque chose qu’on pourrait qualifier de « léger ». Il s’agissait pour eux d’évacuer les termes qui avaient tendance à offusquer la morale pour leur en substituer d’autres qui correspondaient mieux aux mœurs de l’époque. Cependant, je dirai, à la décharge des psychologues formés dans la stricte obédience freudienne, que Freud n’a pas proposé une théorie qui nous guide dans la prise en charge de l’enfant avant l’œdipe. Pis encore, il avait une position que je qualifierais « d’étrange » concernant le travail avec l’enfant tout petit. Voici ce qu’il nous en dit :
« L’enfant ne possède pas de surmoi, n’associe pas librement, et, quand il le fait, cela fournit rarement de grands résultats. » (Freud S., 1984, p. 113.)
« Du fait de la présence de ses parents réels à ses côtés et du fait de leur intrusion dans sa vie, la résistance ne se présente pas de la même manière que chez l’adulte. La résistance chez l’enfant est remplacée par les difficultés extérieures. Les parents sont capables d’intervenir à tout moment pour mettre fin au travail avec leur enfant, d’où la nécessité impérieuse d’agir analytiquement en même temps avec eux. » (Ibid., p. 198.)
« L’analyse pratiquée avec les enfants est plus digne de foi, mais elle ne peut être riche en matériel, il faut mettre à la disposition de l’enfant trop de mots et de pensées et, même ainsi, les couches les plus profondes se trouveront peut-être encore impénétrables à la conscience. » (Ibid., p. 198.)
« La psychanalyse avec les enfants fait voir le rôle prépondérant joué dans la formation des névroses par les forces libidinales ; et révèle l’absence de toute aspiration vers le but culturel lointain, dont l’enfant ne sait rien encore et qui, par conséquent, ne peut rien signifier pour lui. » (Ibid. p. 327.)
Autrement dit, l’enfant ne présente pas des préposés bien définis que Freud appelle la « situation analytique ». Il s’agit de la mise en place des structures psychiques qui donnent à l’enfant la disposition de transférer. Là où celle-ci manque, ajoute-t-il, comme chez les jeunes à l’abandon, en règle générale aussi chez le criminel guidé par ses pulsions, il faut faire autre chose que la psychanalyse. Il tranche en faveur de l’éducation, mais à condition qu’elle soit assurée par un éducateur entraîné à la psychanalyse. (Id., Œuvres complètes, T. XVII, p. 326.)
Voilà pourquoi il est difficile d’établir à partir de ces quelques passages une référence solide qui nous permet d’aborder le travail avec l’enfant en toute sérénité. Et c’est pourquoi il nous faut absolument prendre en compte le travail de Dolto et celui de Lacan pour nous sortir de l’impasse dans laquelle nous laisse Freud.
Quand Dolto parle du sujet comme étant toujours déjà là, elle ne parle pas du sujet de l’inconscient défini par ce qu’un signifiant renvoie à un autre. Il y a lieu de croire qu’elle se réfère au verbe et au discours qui portent le petit d’homme. « Au début était le verbe » signifie que, pour l’enfant tout petit, c’est le registre du symbolique qui est d’abord. Et cela nous est signifié clairement par Dolto quand elle pose le symboligène comme une référence incontournable à la castration. Dolto réfère l’image inconsciente du corps au scopique au moment où l’enfant arrive au stade du miroir. Avant ce moment, ce qu’elle appelle « image inconsciente », c’est sa façon personnelle de parler du registre du symbolique et, en cela, elle est en accord avec la théorie lacanienne. Le registre du symbolique repose sur l’efficace de la parole de la mère et de sa présence. Grâce à son intelligence, à son langage, à sa capacité d’anticipation sur le désir de son enfant, elle donne au corps une valeur symbolique qui est l’image inconsciente du corps. Par conséquent, ce que Dolto appelle castration symboligène n’est autre chose que la parole de la mère qui porte son enfant et qui soutient l’hypothèse du sujet chez lui. La mère est amenée à soutenir cette hypothèse de sa place incarnant le grand Autre pendant un temps pour son bébé. Et, en ce sens, ce grand Autre est lui aussi pas plus qu’une hypothèse que l’enfant soutient dans la mesure où il va s’offrir en tant qu’objet à sa jouissance. Et si les dés sont toujours pipés, pour reprendre le titre de l’ouvrage de Dolto de 1981, c’est qu’il n’y a pas de garant derrière ces hypothèses, ou pas d’Autre de l’Autre. Il n’y a pas de possibilité de fonder notre état de « parlêtre » à la manière d’Adam nommant le monde qui l’entourait, se fondant sur Dieu, son Autre de l’Autre.
« Au commencement était le verbe » nous oblige, ainsi, à distinguer le verbe du langage. Le verbe n’est le verbe de personne. Nul ne peut prétendre l’incarner, du moins en dehors de l’acception religieuse qui fait du Christ l’incarnation, et du verbe, et du Créateur. De la même manière, dire que le sujet est toujours déjà là exige de nous une position claire. Il est là dans la mesure où ça parle et, tant que ça parle, le langage est ce qui préside à l’arrivée du « parlêtre ». L’enfant est là avant sa naissance, porté par le discours des générations qui le précèdent, donnant ainsi à sa conception une histoire qui transcende l’histoire individuelle de ses géniteurs.
L’Autre maternel
En psychanalyse, le grand Autre n’existe pas, il ne fait qu’ek-sister. Il est toujours en dehors, nous dit Lacan. Il s’agit purement et simplement d’une hypothèse que rien ne vient incarner, sauf peut-être pour l’enfant tout petit comme je l’ai déjà noté. C’est la mère qui représente pour le petit d’homme son premier grand Autre : l’Autre maternel. Et, de cette place, la mère n’est pas sans savoir sur le désir de son petit. Y a-t-il ainsi quelque chose d’inscrit sur le corps et dans la chair de l’enfant tout petit, et qui de ce fait ne cesse de faire signe à l’adresse de l’Autre maternel ? Si oui, ne peut-on pas dire que cet Autre se désigne pour un enfant du fait d’avoir fait le pari de dire avec son langage ce que le corps porte comme trace du langage qui le porte et qui a présidé à son arrivée au monde ? Il y a lieu de le croire. Lacan nous confirme cette hypothèse quand il écrit : « Le fait qu’un enfant dise “peut-être”, “pas encore”, avant qu’il ne soit capable de construire une phrase, prouve qu’il y a en lui quelque chose, une passoire qui se traverse, par où l’eau du langage se trouve laisser quelque chose au passage, quelques détritus avec lesquels il faudra bien qu’il se débrouille. C’est ça qui laisse toute cette activité non réfléchie – les débris – auxquels sur le tard, parce qu’il est prématuré, s’ajouteront les problèmes de ce qui va l’effrayer, grâce à quoi il va faire la coalescence, pour ainsi dire, de cette réalité sexuelle et du langage. » (J. Lacan, Conférence de Genève sur « Le symptôme ».) Ne peut-on pas associer cela à l’image inconsciente du corps de Dolto sans trop trahir la pensée des deux auteurs ?
Lacan introduit la « lalangue » qui apparaît à la fois comme la première empreinte de l’être parlant dans la mesure où elle est aussi « motérialisme » dans lequel réside la prise de l’inconscient. Autrement dit, « lalangue » est à la fois mot et matière, mot et jouissance, pas l’un sans l’autre. Et, si elle est structurée de la sorte, c’est qu’elle implique une jouissance commune qui fait de l’enfant l’« assujet ».
Le sujet est toujours déjà là veut ainsi dire qu’il est là tant qu’un Autre maternel fait le pari que l’enfant tout petit est un sujet de désir. Ce pari implique encore que cet Autre sait quelque chose sur le désir de son bébé du fait même qu’elle est désirante, et de l’enfant, et de l’homme, qu’elle instaure comme partenaire et père de son enfant. Le sujet n’a pas de garant, il n’est que l’effet de coupure dans un texte et dans la jouissance commune qui donnent à la relation mère-enfant sa singularité. C’est cela que Lacan appelle le destin : Un texte, un discours et la coupure que le parlêtre y opère.
À dire cela, on est aussi fidèle à la lecture de Dolto dans son « Au jeu du désir ». Mais, ce qui est ennuyeux, c’est que l’on trouve beaucoup de choses imprécises chez Dolto, ce qui donne lieu à des lectures très diverses, permettant à chacun de trouver ce qu’il cherche.
Si l’on part de l’idée que le symbolique est d’abord, la présence de l’analyste auprès de l’enfant tout petit a pour objet d’introduire cet Autre quand, pour diverses raisons, l’Autre maternel, celui qui porte normalement l’hypothèse du sujet chez l’enfant, se laisse déstabiliser par tout ce qui le déborde dans la relation qu’il a avec l’enfant dans sa réalité quotidienne. Il ne s’agit alors pas pour l’analyste de chercher à injecter du sens, ou à mettre des mots, mais, tout en réinstaurant l’Autre maternel, il doit introduire le transitivisme de la mère et son désir pour son homme comme une parole vivante dans le discours familial.
« Lalangue » inscrit l’enfant comme « parlêtre »
C’est justement là que se situe le surmoi dont Freud ne trouve pas de traces chez l’enfant. Le surmoi est jouissance et l’une des figures de cette jouissance est représentée par le Sinnliche, le sensuel qui se transmet avec la parole de la mère et qui fait « lalangue » en un seul mot, comme le dit Lacan. « Lalangue » de Lacan est le lit de la langue qui inscrit l’enfant comme « parlêtre ». On n’a qu’à écouter un bébé vocaliser pour saisir cette jouissance que représente la voix dans son double effet, jouir tout en se faisant objet de jouissance pour la mère. « Lalangue » ne devient cet outil de communication que par le biais du refoulement de ce sensuel, autrement dit, par ce que Dolto appelle le processus de symbolisation qui introduit les signifiants de la langue maternelle là où la jouissance du corps introduisait une sorte de langue privée entre la mère et son enfant.
La résistance extérieure représentée par la présence des parents amène Dolto à s’intéresser aux parents dans la mesure où le transgénérationnel est ce discours qui traverse les générations et qui fait qu’enfant et parents y soient à la fois inscrits et auteurs. Le travail analytique avec les enfants ne peut que prendre cette réalité en compte. Il a d’autant plus de chance de se réaliser que les parents rencontrent leur inconscient. Pour moi, le travail avec les parents est de cet ordre.
Des outils différents
Cela m’autorise à supposer qu’il n’y a pas de psychothérapie autre que psychanalytique dans le travail avec les enfants. C’est la même cure qu’avec l’adulte, seulement les outils de cette cure ne sont pas les mêmes.
Qu’est-ce que cela veut dire ? Tout d’abord s’agit-il ou non d’un enfant qui est dans le langage ? Ce n’est pas la même chose de prendre en psychanalyse un enfant qui est dans le langage qu’un autre qui ne parle pas. Un enfant qui est dans l’œdipe est différent d’un enfant qui ne l’est pas ou, encore, un enfant pour lequel le fantasme s’est forgé et a commencé à se figer, et un enfant pour lequel le fantasme est encore malléable, etc. Chaque situation présente des données à prendre en compte, mais cela ne change rien au fond du problème, car l’écoute de l’analyste est toujours la même et elle s’intéresse avant tout aux formations de l’inconscient y compris à celles des parents.
J’insiste là-dessus parce que, dans le travail analytique, l’enfant de la réalité n’est pas seul en cause dans la démarche des parents. Derrière l’enfant de la réalité, il y a un autre enfant ; je dirais même plusieurs autres enfants. Freud nous donne une idée sur le statut de ces enfants. Il les appelle : l’enfant narcissique, l’enfant roi, l’enfant que les parents avaient eux-mêmes été, l’enfant auquel ils rêvent… Comment le discours de la famille introduit-il l’enfant et à quelle place chacun est assigné dans ce discours ? Il est particulièrement important, lorsque les parents amènent un enfant, de savoir oublier, par moments, l’enfant de la réalité et d’essayer d’entendre, au-delà, le malaise chez les parents. Par ailleurs, y a-t-il quelque chose qui s’applique à l’enfant et qui ne s’applique pas aux adultes ? Oui.
Il ne s’agit pas des mêmes fantasmes. Le fantasme est plus ancré, plus sclérosé chez l’adulte que chez l’enfant. L’enfant trouve encore ses objets dans la réalité. Pour lui, l’objet n’est pas encore définitivement perdu.
La psychanalyse des enfants n’a pas la même visée que la psychanalyse des adultes, car, premièrement, si chez les adultes la psychanalyse a pour effet de maintenir assez ouverte la béance de l’inconscient pour que le sujet puisse en témoigner sa vie durant, chez les enfants elle a pour objet d’obtenir le refoulement, afin que les symptômes ne fassent pas retour en encombrant la vie et le corps de l’enfant.
Deuxièmement, du fait de l’importance de la place des parents dans la vie de l’enfant, la psychanalyse vise à faire passer ces parents dans le défilé des signifiants, de façon à défaire l’engluement imaginaire dans lequel se trouve l’enfant vis-à-vis de ses parents, et les parents vis-à-vis de l’enfant.
Troisièmement, du fait de son âge et de son immaturité physique, l’enfant en psychanalyse n’aura pas à se confronter au réel du rapport entre les sexes. En revanche, il est dans l’angoisse qu’engendre chez lui l’expérience de la découverte de la différence des sexes.
En quatrième lieu, et je m’arrêterai là, si l’enfant ne peut pas faire l’expérience de ce non-rapport sexuel, il n’en reste pas moins qu’il constitue l’objet phallique venant suppléer, chez les parents, à ce non-rapport. ■
Malaise dans la famille, entretiens sur la psychanalyse de l’enfant, est un ouvrage de Hamad N. et Najman T., paru chez Érès, 2006.
BibliographieFreud S., 1914, « Remémoration, répétition, perlaboration », in Technique psychanalytique, Paris, PUF. |