Dossier : journal des psychologues n°251
Auteur(s) : Pommier Gérard
Présentation
Les neurosciences montrent que, sans le langage et sa prosodie, l’être humain dépérit. Pour l’expliquer, l’auteur invoque l’attrition, ce phénomène qui conditionne l’épanouissement du cerveau en fonction du développement des neurones. Pourtant, ce même phénomène illustre aussi que le corps psychique instruit l’organisme, que toute analyse sérieuse du comportement humain ne peut dénier l’apport essentiel de la psychanalyse.
Mots Clés
Détail de l'article
Le corps peut-il être réduit à une machine, dont le fonctionnement pourrait se comprendre grâce à ses relations internes ? Ce n’est jamais le cas pour ce qu’il y a d’humain dans l’homme. Sans l’amour, par exemple, l’espèce humaine ne se reproduirait pas, et l’amour ne se réduit pas à des problèmes de neurotransmissions et d’hormones. Mais il faut considérer le problème sur le fond, grâce aux apports récents des neurosciences. Leurs résultats prouvent le contraire de ce que quelques neuroscientifiques prétendent, c’est-à-dire une indépendance du corps par rapport à son entourage.
Un nourrisson ne comprend pas les mots qui lui sont adressés. Il comprend seulement qu’on lui parle et, qu’en retour, son cri est entendu. Se trouve ainsi délimitée la condition essentielle de son humanisation, c’est-à-dire son existence de sujet. Il se rend compte aussi que quelque chose est interprété de son cri, quelque chose qu’il accepte ou qu’il refuse. Cette demande qui lui est faite s’appuie sur ses besoins et sur ses sensations, de sorte que s’ajoute à l’organisme un « corps psychique » correspondant à la demande des parents. Positif ou négatif, ce désir des parents sollicite et aliène constamment l’enfant qui, pour être un sujet, doit refuser cette demande au-dessus d’un certain seuil. Les pulsions, qui sont le mode d’appropriation de ce corps psychique, décalquent leurs exigences sur un organisme qui les satisfait plus ou moins, ou même les refuse.
On connaît l’expérience de Frédéric II, roi de Sicile : aucun des enfants qu’il fit élever avec interdiction de leur parler ne survécut. Il est vrai que ce fait historique a surtout la valeur d’un mythe scientifique, car d’autres facteurs que l’absence de parole ont certainement joué. Mais, depuis ce moment perdu dans les annales du Moyen Âge, une contre-expérience massive existe : personne n’oserait laisser délibérément un enfant hors de l’abri de la parole. Il existe des potentialités innées chez l’être humain, mais leur réalisation dépend d’un facteur qui ne l’est pas. Pour l’ensemble des animaux, les potentialités d’apprentissage se réalisent en fonction de leur génétisme. Pour l’homme, le contraire prévaut, de sorte qu’on ne saura jamais ce qui revient au seul bagage génétique, chez un être dont les gestes les plus élémentaires dépendent de son rapport à l’entourage. Les potentialités des gènes restent lettre morte sans la parole.
Le langage se situe dans le milieu extérieur, mais il représente plus qu’un facteur épigénétique parmi d’autres : le gène comme l’épigène ne réalisent leur potentialité que dans certaines conditions « culturelles ». Grâce à la culture naît le sujet d’une machine qui meurt sans lui. Le langage n’est pas un élément épigénétique qui rétroagirait sur les gènes. Mais l’identification qu’il autorise conditionne la réalisation du code. Ce renversement de situation entre bagage inné et acquis différencie l’animalité de l’humanité. Aucune hérédité génétique humaine ne se développe en dehors d’une culture sans laquelle elle ne s’actualise jamais. Pour l’homme, la transmission héréditaire perd sa valeur absolue et devient relative. En revanche, la culture est une nécessité absolue.
Pour l’enfant qui vient de naître, les connexions nerveuses prolifèrent grâce à la musique qu’il entend. Elles décuplent, dès que les sons prennent un sens. Elles centuplent, lorsque celui qui les a entendus les chante à son tour et s’en fait le sujet. Du haut de cette identification, il peut désormais apprendre. L’ensemble de la motilité lui doit sa croissance, qui dépend de ce centre toujours excentré. L’accroissement du nombre des connexions synaptiques, mais aussi de la masse de neurones s’élève au carré avec les apprentissages. Les neurones se comportent comme les muscles des champions quand l’effort les sollicite ; leur nombre s’accroît selon les circonstances. La capacité de croissance quantitative procède de la naissance du sujet (saut qualitatif), corrélativement aux apprentissages et à l’acquisition de nouvelles fonctions. Cet excès de puissance retourne la situation en faveur de ces connexions : elles qui, sans la mince chanson d’une femme, auraient disparu, prennent le pouvoir et assurent leur empire sur ce corps, dont le centre de commande se trouve désormais « dehors », bien que sa matérialisation paraisse se trouver « dedans ».
Les neurones présents à la naissance dégénèrent s’ils ne sont pas utilisés avant une date limite. Ce phénomène appelé « attrition » a été étudié par Jean-Pierre Changeux et Antoine Danchin sur certains nerfs, lors de l’activité musculaire animale. Ils ont montré que l’activité musculaire elle-même réduit les fibres nerveuses à une seule par muscle (alors que ce dernier est poly-innervé à la naissance). Cette « attrition » fonctionne en boucle fermée : l’individu construit lui-même son système neuronique en fonction de sa propre activité. Cette auto-organisation convient à une théorie organiciste, selon laquelle le bagage inné se modèle en fonction des circonstances.
Cependant, l’attrition prend une autre dimension lorsqu’il s’agit de l’apprentissage d’une langue. Les psycholinguistes ont remarqué que certains neurones spécialisés dans l’enregistrement de sons spécifiques dégénèrent s’ils ne sont pas employés à temps lors de l’apprentissage. Si un enfant n’entend pas, pendant ses premiers mois, certains sons non seulement il les distingue mal ensuite, mais il n’arrive pas à les prononcer. Les possibilités d’audition et de phonation des enfants dépassent ce que leur langue maternelle va sélectionner. Un enfant peut entendre et reproduire une grande variété de sons. Si les potentialités du langage offertes à l’avance par le système nerveux ne sont pas utilisées, une « attrition » s’installe pour les sonorités qui ne font pas partie de la langue concernée.
Ce phénomène démontre l’importance des effets du langage sur le corps. En effet, en fonction des sons entendus, certains neurones vont prospérer, alors que ceux qui auraient pu réceptionner des sons absents tombent en désuétude. Cette « attrition » varie lors de l’engagement dans la langue. Le japonais en fournit un bel exemple : cette langue ne contient pas les phonèmes « ra » et « la », à la différence de langues occidentales comme l’anglais ou le français. De sorte que les adultes japonais distinguent difficilement ces sonorités. Fait majeur : non seulement ils ne les ont pas appris, mais ils ne peuvent les entendre. Les Japonais n’apprennent pas seulement certains phonèmes à l’exclusion de quelques autres : c’est surtout que les aires perceptives et phonatrices des sons manquants involuent. Ils ne peuvent plus prononcer activement certains phonèmes, parce que les aires corticales sensorielles concernées ont été résorbées passivement. En revanche, mis dans un autre contexte linguistique, les nourrissons nippons de deux à trois mois reproduisent aisément les mêmes phonèmes, comme leurs jeunes amis occidentaux.
Loin d’être innée, la raison d’exister du neurone se trouve hors du corps. La fonction crée l’organe, dira-t-on. Cette remarque banale ne doit pas masquer sa portée : il ne s’agit pas d’une fonction physiologique, mais d’une fonction langagière, extracorporelle. Le son possède une matérialité qui a la même efficacité que l’activité pour un muscle. Cependant, les modalités de cette efficacité diffèrent totalement. Lorsqu’une fonction crée un organe (par exemple un muscle qui s’atrophie ou s’hypertrophie selon son utilisation), un travail mécanique va du corps au corps. Dans l’attrition vocale, au contraire, la matérialité des sons prend effet sur les neurones : tout se passe comme si le langage instrumentait les nerfs et les faisait prospérer au même titre que l’exercice épanouit la musculation. Si l’on fait cette comparaison, il faut alors considérer que les neurones se comportent avec les sons de la langue comme des « muscles ». Ils ne survivent pas s’ils ne font pas leur exercice avec le poids des mots, l’alter du langage : ils périclitent bien qu’ils soient parfaitement « nourris » et insérés dans l’anatomie, et alors qu’ils ne subissent aucune lésion.
Enfin, concernant le langage, l’attrition de certains neurones est tributaire d’une condition supplémentaire. Comparé aux autres phénomènes d’attrition, le problème s’élève à la puissance deux lorsqu’il s’agit de la parole. Le son des mots comporte – comme la vision – une face sensorielle dont l’exercice développe le réseau synaptique concerné. Mais cette perception sonore ne signifie quelque chose que grâce à un échange avec l’entourage, qui reconnaît la signification des mots employés (sans rapport avec leur sonorité). Dans l’apprentissage d’une langue, c’est la valeur d’échange des sons qui va compter et, à cet égard, la sorte d’interactivité entre le sujet qui apprend et celui qui enseigne empêche d’employer le terme d’« auto-organisation » : les sons utiles sont sans doute sélectionnés en fonction des capacités de l’audition, comme pour le modèle de l’activité musculaire. Mais la signification des sons dépend d’un sens donné par une instance extérieure : elle rompt le modèle organiciste de l’auto-organisation (autopoïetique). Cette rupture de l’autarcie organisationnelle se distingue du modèle musculaire. L’organicisme ne peut rendre compte du modelage du neurone, car les seules sonorités efficaces sont celles qui signifient quelque chose pour l’Autre.
Les neurosciences montrent, sans l’avoir cherché, que non seulement le langage possède une matérialité sonore (la physique l’avait déjà prouvé), mais que, de plus, il engendre et nourrit la croissance de certaines assemblées de neurones qui, sans la musique verbale, péricliteraient. On peut en déduire que, si aucune parole n’est adressée à un enfant, alors l’attrition est globale : il dépérit. Jusqu’à l’homme, les systèmes d’informations ont été innés. À partir de l’homme, le système d’information qui actualise les autres vient de l’extérieur. Il est désormais inné qu’il ne soit pas inné. Existe-t-il un plaidoyer plus convaincant en faveur de la matérialité du langage ? Les mots semblent appartenir au domaine « spirituel ». Eh bien non ! Ils construisent, pour commencer, ces neurones, puis deviennent irremplaçables pour l’identification, les apprentissages et le développement du corps humain.
Si l’on regarde ce qu’il se passe dans un cerveau, on pourrait croire que les aires corticales superposent deux territoires distincts : d’un côté l’organisme, de l’autre le corps psychique, chacun menant ses activités propres, avec de temps en temps quelques interférences. La mécanique organique suivrait ainsi son petit bonhomme de chemin, non sans avoir à l’occasion quelques ennuis à cause des élucubrations mentales de son compagnon de route. Mais un phénomène comme l’attrition prouve plutôt que le corps psychique précède et modèle l’organisme. Ce sont ses exigences insatisfaites qui poussent à parler, à se mettre debout, à réaliser des rêves qui nous précèdent et dont nous sommes à chaque instant les enfants. Tiré en avant par un désir qui le précède, le corps grandit et s’humanise : la croissance d’un enfant procède de ce qui est attendu de lui, d’une image idéale dont il dépend, au-delà de son vouloir, ou même contre lui. Sous la tutelle de cette image idéale, il avance, sa vie durant, inégal à cet autre lui-même, cette psyché qui l’appelle en avant de lui. C’est pourquoi l’étude du comportement humain est en tout point tributaire du désir, et c’est cette leçon qu’un neurologue comme Freud a tirée en inventant la psychanalyse. ■